9.1.3.2 Du fantasme à la réalité : l’inimaginable lieu d’accueil du handicap...

a- Une équation suturante : M.A.S. = Handicap

Dans le droit fil de la reprise de nos cliniques d’appui, un constat s’impose : nombreuses ont été les occasions d’y repérer les équivalences qui semblent se tisser entre la représentation inconsciente – représentation de choses, qu’on achoppe à traduire dans les mots – des lieux d’accueil et de prise en charge du handicapé mental et celle concernant ce dernier... dans une forme de lien suturant, reportant tout le poids de la seconde sur la première.

Clinique d’appui : le projet idéal de l’U.V.A.H. : Quel exemple plus patent que celui de ce projet idéal d’établissement misant sur la technologie pour créer une Unité de Vie adaptée aux Adultes Handicapés ? Tout le texte concourant à ’donner vie’ au projet distingue, à son insu, et dès lors que le registre affectif se trouve convoqué, « le cadre de vie profondément humain et convivial » (PERCH, 1990, p. 5), des « formes de handicap lourd » (ibid., p. 2) pour lequel il est conçu, et auquel il répond en appareillant le pensionnaire. « Immotique, domotique et robotique » se mêlent ainsi aux « commandes vocales, linguales et digitales » (ibid., p. 8) pour construire la représentation d’un homme nouveau, dont l’intolérable régression et la profonde dépendance se trouvent masquées par l’autonomie robotisée ainsi acquise. Ce n’est donc qu’à travers une sorte d’intimité réifiante entre personne handicapée et lieu d’accueil que l’U.V.A.H. atteint son objectif : l’attention portée au Sujet se traduit alors dans « une écoute permanente et [un] suivi de tous les espaces individuels » (ibid., p. 4). Comment ne pas voir dans le lieu, cet homme qu’on robotise, et dans cet androïde, l’architecture qui en est le miroir et le prolongement dans ses multiples « bras » et « rotules » (ibid., p. 8) ?

A l’analyse du texte, on a bien noté l’absence de représentation de la personne handicapée en dehors d’une vision profondément désaffectivée, essentiellement mécaniste et automatisée, conférée par le lieu que ses créateurs lui réservent. Cette chose, homme robot, androïde, demeure confinée en deçà de toute mise en mot ; toujours le déplacement sur les qualités environnementales prévaut, le discours rationnel s’efforçant d’endiguer l’angoisse qu’une telle créature ne manque pas d’éveiller derrière la proclamation de son indépendance recouvrée. Comme le précise P.Fustier à partir des travaux de P.C.Racamier (1978, 1980), il n’est parfois « plus possible d’unir dans une même représentation être humain et handicapé mental. Le non-humain se substitue à l’humanité, et la représentation que l’on pourra en avoir empruntera, par exemple, l’habit du golem (l’homme sans âme) ou la forme du robot » (1996b, p. 2). C’est ici précisément cette dernière représentation qui prévaut, et elle tire sa puissance imageante des prothèses technologiques de l’environnement. Cette clinique illustre ainsi, entre autres choses, le caractère proche à l’institution totalitaire, souligné par E.Goffman (1961) de s’appuyer sur une théorie de la nature humaine ’chosifiant’ le reclus – ici : le handicapé – dans cette forme ultime de mise au ban de l’humanité des fondateurs et des soignants, qui découle de l’incompatibilité absolue existant entre les représentations handicapé mental et humain, telle que la donne à voir P.Fustier (1996a, 1996b, 1999).

On ajoutera aussi quelques lignes à propos du lien qui semble exister dans le nom même de cette M.A.S. idéale entre le lieu et le résident. En effet, nous avons lors de l’analyse du projet souligné la disparition dans l’acronyme du caractère adapté de l’U.V.A.H. : Unité de Vie adaptée aux Adultes Handicapés. Cette dénomination ne donne-t-elle pas à voir très directement la disparition de l’écart entre le handicapé et l’environnement, lieu qui lui est adapté, lieu de son adaptation ? Dans l’absence du terme ’adapté’, n’est-ce pas l’espace, la limite entre sujet et milieu objectif qui se résorbe dans la pensée de ceux qui dénomment ? L’équation M.A.S. = Handicap s’écrirait alors ici : UVAH ⇔ UV=AH.

Mais, en remontant le cours de l’histoire, on s’aperçoit que, dans l’origine de la M.A.S. comme idée et non plus dans l’origine des institutions M.A.S. comme projets, l’on retrouve ce même collage, et l’on découvre des éléments susceptibles d’en comprendre le mécanisme.

Le texte de 1978 : du manque au trop plein de représentations : La lecture clinique que nous avons proposée de la circulaire de 1978 a mis en évidence la difficulté devant laquelle se trouvait le législateur dans sa tentative de définir cette nouvelle institution qu’était la M.A.S., à l’époque. Dans cette impossible représentation du lieu dans et par les mots, c’est bien le débordement d’images – IME, CHS, foyer de long séjour pour personnes âgées, mouroir... – qui semblaient s’y rattacher, que nous avons identifié comme étant à l’origine de cette équation réifiante : M.A.S. = Handicap. D’ailleurs, c’est bien la seule description à laquelle pouvait arriver le texte : « ce qui distingue [les M.A.S.] des autres formules d’accueil social, [ce n’est] que la spécificité de la population ».

Notre analyse rencontrerait ici, en ce qu’elle dégage l’idée d’un ’trop plein’ impensable d’images auquel renvoie la M.A.S., celle que développe C.Assouly-Piquet (1994) à propos des représentations qui portent sur la personne handicapée. Elles nous invitent en effet, contrairement à ce qu’on en dit le plus souvent, à dépasser le seul registre du manque – diminution physique, déficience intellectuelle, insuffisance des sollicitations, manque d’humanité et d’adultité, déficits du corps et de la psyché, défaut à la naissance, défaut de reconnaissance – pour envisager le ’trop plein’ d’images qui s’impose dans la confrontation au handicap.

L’indécidabilité pèse en effet sur leur humanité, sur leur identité sexuelle, sur leur âge... tout questionne en eux : ils seraient ainsi moins dans le manque, que dans le tout. Notre clinique, d’ailleurs, en témoigne : « ils sont bizarres, et puis ils sont quand même normaux »... on se demande comment chez eux se trouve géré le « rapport adulte-enfant ». On interroge à leur égard les différences fondamentales : « est-ce un groupe d’hommes ou un groupe de femmes... ». Certains semblent sans âge, à tel point qu’ « on ne le croirait pas, mais ça fait des années qu’ils sont là ». Les personnes handicapées, dans les représentations qu’elles sont susceptibles d’éveiller en nous ne s’inscrivent-elles pas ainsi dans l’excès, le trop plein ? Elles convoquent tout à la fois l’image de l’humain et du non-humain, de l’homme et de la femme, du parent et de l’enfant, du jeune et du vieux... Comment, dès lors, les nommer, et surtout, avant même de mettre des mots, se représenter une telle ’chose’, monstrueuse, en soi ?

Alors, on peut légitimement se demander si, face à cet handicapé hybride, irreprésentable, le législateur n’aurait pas rencontré la même difficulté à nommer le lieu hybride de son accueil... institution tout à la fois, mais sans l’être ouvertement, IME et foyer pour personnes âgées, CHS et établissement éducatif, conjoignant face aux handicaps cumulés, l’accumulation des institutions existantes. N’est-ce pas un paradoxe supplémentaire auquel nous confronte le handicapé, et partant le lieu de sa prise en charge, de se présenter comme la figure de la plus absolue totalité alors que manques et déficits s’avèrent souvent massifs ?

Plus encore, « ‘tout ce passe comme si le polyhandicapé se mettait à représenter la figure fantasmatique de l’hybride devenue réalité’ » (Assouly-Piquet C., 1994, p. 75, s/a). L’émotion violente qui me submergea quand, visitant une M.A.S., je rencontrai une résidente atteinte d’une maladie dégénérescente l’ayant touché précocement mais inégalement, au point que son corps présentait un buste d’adulte alors que ces jambes étaient celles d’un tout jeune enfant, n’est pas sans me faire ignorer le caractère de réalité que peut acquérir un tel fantasme, et l’effet de sidération qu’il peut induire

Comment dès lors concevoir ce lieu, dont l’architecture se présenterait comme la réplication au dehors, l’externalisation, d’un tel fantasme pesant sur la figure du handicapé ? Le texte du législateur, on vient de le voir, est infiltré de cette angoisse d’une M.A.S. qui ne ferait que présentifier, pétrifier, une impossible représentation que l’inconscient se devrait de garder confinée en son sein. Par cette impossible représentation dans les mots du lieu d’accueil du handicapé, une voie ne se trouverait-elle pas ouverte entre la sphère fantasmatique et la scène de la réalité extérieure ?