9.1.4.1 La M.A.S. : une matrice idéale de réparation

a- D’une vie idéale, à un idéal de réparation

La M.A.S., ou-topos et eu-topos : La clinique des groupes ainsi que l’analyse architecturale nous ont toutes deux révélé jusqu’ici le caractère totalitaire et initiateur de souffrance de ces institutions que sont (devenues) les M.A.S., alors même que nous les supposons être d’emblée le lieu idéal, le cadre d’un bonheur et d’une prise en charge pleinement adaptée et comblante. Il nous faut donc signaler clairement cette attente inaugurale, pour pouvoir prétendre que la M.A.S., pour relever de la mentalité – quand bien même elle aurait avorté dans son mécanisme – propre à l’ou-topos – pays de nulle part – n’en devait pas moins être aussi un eu-topos – pays du bonheur.

Nous ne reviendrons pas ici sur ce qui a été mis en avant dans l’analyse des deux textes de 1979 et 1995 de l’UNAPEI, mais nous nous intéresserons aux quelques propos traduisant, dans les textes rares et laconiques des fondateurs concernant les projets, cette recherche d’un « cadre attrayant où il fait bon vivre ». Partout, on remarque que cet eu-topos repose, comme le système utopique nous l’a appris, sur la contradiction majeure de rechercher, dans un projet de « vie communautaire », « une ambiance chaleureuse et familiale, [permettant] d’échapper à un mode de prise en charge collectif »... car il faut bien entendre ici l’idée moréenne sous-jacente qui est d’obtenir à travers l’utopie – a contrario de l’anonymat et du rejet qu’impose la vie en collectivité propre à la société contemporaine – le bonheur de former une communauté qui « de la sorte forme une seule famille » (More T., 1516, trad. p. 163). C’est au prix de cette bascule collectivité/communauté rejetant la famille tout en la prenant comme modèle élargi, que peut s’instaurer dans la M.A.S. « une relation chaleureuse et sécurisante visant à l’épanouissement de la personne »... qui devra être constamment célébrée : ainsi, « la fête [y] sera mise en exergue ».

Que ne trouve-t-on pas ce lieu ici-bas, s’interrogera-t-on ? Pourquoi à l’eu-topos devrait correspondre un ou-topos ? On ne l’a dit que trop dans les groupes et dans les entretiens individuels : « il y avait un besoin, on a créé une structure », « quand on a ouvert, il n’y avait tellement rien que c’était miraculeux, que c’était extraordinaire ». Ce lieu ne pouvait qu’apparaître idéal, car, comme à Montplaisant, première institution de ce type en France, « il y avait une mentalité de pionnier, à la création de cette M.A.S. » ; « la maison d’accueil spécialisée relevait du champ expérimental »...

Aujourd’hui encore, ce double caractère d’eu-/ou-topos reste gravé dans les mémoires : « on a beaucoup utilisé le terme ’convivialité’, au début », « quand l’établissement à ouvert, c’était nouveau, on avait peu de recul, peu d’expérience »... Alors, après le sombre tableau qu’il nous a été donné de découvrir jusqu’ici, il semble bien que la présence originelle d’un projet idéal et d’un idéal de bonheur doive nous inciter à suivre J.S.Morvan dans sa conclusion : « ce monde clos, [...] illustratif à la fois de l’éloignement, de l’inconnu, de l’étrange, un monde dans un monde, un univers encapsulé, s’il évoque le néant, n’exclut pas comme une lueur vers la vie » (1997, p. 158, s/n).

De l’insistante désignation de la vie : A la présence actuelle parfois écrasante de l’angoisse de mort constatée jusqu’ici dans la clinique, semble répondre dans les écrits originels– précédant pour certains le projet, ou le plus souvent apparus suite à la construction des établis- sements – mais aussi et surtout dans le dire, l’omniprésence de la vie... au point d’y arpenter des « lieux de vie », des « espaces de vie », des « pièces de vie », dans les « unités de vie » réservées aux « groupes de vies », pour lesquels sont établis des « projets de vie », reposant sur une « dynamique de vie » et une « qualité de vie », menés par des « équipes de vie »...

Dans tout ce foisonnant appareil sémantique, le lieu de vie apparaît comme le pivot récurrent de toutes les déclinaisons possibles. Ne pouvons-nous pas voir, connaissant le contexte d’apparition des M.A.S. fin des années 1970, le lieu de vie comme modèle inconscient sur lequel semble se calquer la M.A.S. ? Nous pouvons dresser le portrait de ces lieux de prise en charge, nés dans la mouvance des courants de l’anti-psychiatrie à partir des propos tenus par C.Sigala, fondateur d’un Coral à Aimargues, lors d’un entretien publié en 1984 dans le Journal des Psychologues : ’Le Coral, les lieux de vie, un an après’. Il y explique son parcours : tout d’abord éducateur dans « une institution lourde, avec des méthodes plutôt carcérales [...], c’était l’enfermement » (ibid., p. 10), c’est suite à sa rencontre avec F.Deligny qu’il devait créer un Coral. « Nous sommes ici, un lieu sans projet... nous essayons, par le quotidien, par le choix que nous avons fait, de vivre dans un espace donné... » ; « le lieu ici n’est pas thérapique. C’est un lieu de vie, c’est-à-dire de partage, de convivialité » (ibid., p. 11). Né d’un profond rejet de l’asile, bâti sur l’idée d’une vie communautaire où l’on se demande « s’il y a vraiment des accueillants et des accueillis ... [puisqu’] ici les étiquettes tombent très vite » (ibid., p. 13), le lieu de vie a un but ultime : « prouver qu’il est possible de vivre avec des gens fous, différents ; que ce n’est pas dramatique, que c’est vivable et vivant » (ibid., p. 11). L’utopie se profile bien à l’horizon de telles déclarations ; le propos ici n’est pas d’en faire la démonstration exhaustive, d’autres que nous ayant effectué ce rapprochement : dans ces lieux de vie, « il s’agit d’une utopie qui réaliserait le désir du ou des fondateurs, sous la forme d’une rêverie qui réussirait à s’incarner » (Fustier P., 1999, p.33).

Ce qui nous intéresse, c’est de pointer ce qui a pu être importé plus ou moins consciemment dans la M.A.S., par ce recours à la terminologie lieu de vie : sans aucun doute on y retrouve les mêmes fondements utopiques, mais aussi cette question d’un « ici, lieu sans projet » qui fait écho à l’absence d’écrits sur le programme de prise en charge thérapeutique en M.A.S., et surtout la question de la vie, du vivre avec pour laisser enfin vivre... le lieu de vie contenant dans son nom même le risque de mort psychique qui l’habite, comme le démontre bien H.Briansoulet-Houillon (1996).

En effet, dans et surtout par le pouvoir de ces mots, semble se formuler le besoin d’une (trop) constante réassurance visant la circulation, au sein de l’institution, d’un idéal et permanent mouvement vivant et vivace. Dans quel but, si ce n’est pour rendre la M.A.S. mutique sur ce qui la fonde, cet effet de désignation dans l’institution se ferait à ce point insistant sur la vie ? E.Enriquez ne dit-il pas que toute institution indique « en creux, la possibilité constante du meurtre des autres » (1988, p. 64) ? C’est là un point sur lequel nous reviendrons plus loin.

Ce que nous souhaitions souligner ici, au-delà du fait que penser la mort dans ce lieu n’a apparemment aucun droit de cité au niveau conscient, c’est le travail constant d’un idéal cristallisé sur la vie, le maintien en vie... et quel lieu, du point de vue fantasmatique, serait susceptible d’apporter à ses habitants les conditions durables d’une existence pleinement satisfaisante, si ce n’est celui des origines : la matrice maternelle ? Face à cette interrogation, c’est bien une réponse affirmative que nous sommes enclins à donner, à la lecture d’une telle maxime – à moins que ce ne soit un épitaphe ? – présente sur la plaquette de l’un de nos établissements : « Ensemble, nous partageons ce lieu de vie . L’enjeu n’est rien moins que la vie ».