9.1.4.2 Le contexte d’apparition de l’utopie dans la confrontation au polyhandicap

a- Un sentiment de déréliction individuel et collectif

Dans notre premier chapitre, dédié à la phase de problématisation de cette recherche, nous avons montré comment, dès la sortie de la loi de 1975, puis de la circulaire de 1978, le milieu associatif parental s’est senti déçu, trompé dans ses attentes, à tout le moins réticent face au texte de loi sensé combler leurs attentes. Un constat plus contemporain n’est pas pour nous inciter à y voir de profonds changements, sauf peut-être que tout se passe de façon plus larvée et moins exacerbée : « la Société tente de favoriser la prise en compte matérielle, juridique, économique du handicap, tout en le confinant dans le non-lieu d’une extra-territorialité. La censure de l’agressivité et des voeux de mort étouffe le travail de la subjectivité » (Assouly-Piquet C., Berthier-Vittoz F., 1994, p. 25, s/n).

Face à ce contexte et ce vécu, très tôt d’ailleurs – bien avant que la Société ne se prenne à légiférer en la matière – les parents d’enfants handicapés voyaient dans le handicap une cause à embrasser et une lutte à mener. Voilà ce qu’on peut lire sur la plaquette de présentation de l’ADAPEI de la Loire : « 1952 : une poignée de parents éprouvés par le handicap de leurs enfants se regroupent et adhèrent à l’Association Lyonnaise des Amis et Parents d’Enfants Inadaptés ».

L’utopie, on le sait, naît d’un intense vécu de rupture, d’un sentiment profond de déréliction, d’abandon de la part de la société alors que certains de ses membres apparaissent touchés par une situation de souffrance et de détresse importante. Mais cette condition nécessaire n’est pas suffisante. Pour être transindividuelle, la problématique sous-jacente doit trouver à s’articuler sur une dimension individuelle, touchant un ou des sujets au plus profond de leur être. La confrontation au handicap de son enfant n’est-elle pas susceptible de fournir ce deuxième ancrage à l’émergence de la mentalité utopique ?

Les M.A.S. de notre corpus peuvent témoigner de cette articulation. L’une d’elle en est emblématique : la M.A.S. Paul Mercier. Elle porte dans son nom toute l’histoire de la souffrance qui l’a précédée : face à l’absence et l’inadéquation des structures alors susceptibles d’accueillir son fils polyhandicapé, un père décide de fonder une institution. A l’issue des travaux, alors que la M.A.S. était achevée, le fils décède. Depuis, la M.A.S. porte la mémoire de celui par qui et pour qui elle est née : Paul Mercier. Si l’on ne discutera pas ici la question des effets de cette mort réelle à l’origine de l’institution – les éléments cliniques nous faisant défaut pour cela – c’est bien le contexte de la création de cette M.A.S. que nous voulons signaler, dans ce qu’elle a de paradigmatique : face à la souffrance, la création de l’institution se pose comme l’une des rares voies permettant, si ce n’est de l’élaborer, tout au moins d’en dévier la puissance pour la mettre au service d’un projet. L’utopie est bien là.

Les directeurs, d’ailleurs, témoignent eux aussi très spontanément du vécu des familles qu’ils rencontrent ou qui sont à l’origine de l’institution qu’ils dirigent : « celles qui ont leur enfant tous les jours à domicile doivent avoir une vie totalement sacrifiée » ; « il y a une telle souffrance dans les familles, qu’elles n’osent pas l’aborder »... au point qu’il semble y avoir une « une grande difficulté à nommer, une peur de changer, un besoin de non changement ». Se pose alors une question : qu’est-ce qui doit être tu et figé pour éviter la souffrance ? Peut-on y repérer les éléments d’une articulation avec le contexte social qui forme la deuxième clé de voûte de l’édifice utopique ?