9.1.4.3 La M.A.S. idéale : un lieu d’accueil pour le désir de meurtre

L’hypothèse de l’existence d’un désir inconscient de meurtre à l’égard de l’enfant handicapé, comme étant à l’origine du désir de créer le lieu idéal de sa prise en charge, semble ainsi peu à peu rencontrer les éléments nécessaires à sa validation.

Nous nous proposons ici, nos cas cliniques principaux mis en toile de fond, d’illustrer à partir de notre clinique d’appui, cette question de la résurgence du désir inconscient de meurtre chez les fondateurs, dont on rencontrait les signes de façon privilégiée dans l’architecture des établissements. Pour ce faire, quelques vignettes cliniques tirées des entretiens avec les directeurs d’institution nous permettront de jeter un autre regard sur la question 100.

Cas cliniques : des M.A.S. où l’on ne doit pas mourir : Nous ne reviendrons pas en détail, concernant ce point, sur les trois cas cliniques que nous avons ailleurs déjà eu l’occasion de commenter. Il s’agit seulement de signaler combien ils posent la question du désir de meurtre fondateur dans l’antinomique injonction faite au résident : « tu ne mourras point ! », afin que la violence originelle ne soit en aucun cas révélée.

Rappelons le cas de la M.A.S. Montplaisant, dans laquelle un décès dramatique est venu comme actualiser ce désir, rendant plus impérieux encore sont enkystement dans le projet ultérieur de l’association : les Montaines. Nous avons vu combien l’architecture de cet établissement se trouve saturée des signes de la présence de ce désir mais aussi et surtout des moyens matériels mis en place contre tout passage à l’acte possible. Nous avons ainsi montré comment le refoulement de l’origine de l’institution – dans son projet de s’inscrire dans un mouvement pour la vie, contre le meurtre – peut se présenter comme un processus auquel la dimension matérielle des lieux est invitée à participer dans une large mesure.

Dans une perspective toute proche, l’examen du cas de la M.A.S. de Saint-Jean-Bonnefonds nous a révélé combien destructrice pouvait être la répétition, dans une même institution, de l’événement fondateur qu’est la mort d’un résident. C’est ici l’échec du refoulement de l’origine violente et meurtrière de l’institution qui a pu être mise en évidence, faillite dont l’architecture – pourtant réaménagée – porte trace et, pour partie, responsabilité.

Vignettes cliniques : la M.A.S. ou le tombeau du mort-vivant : C’est en reprenant ici le cas de nos deux institutions jumelles : la Charminelle et Seyssuel, que nous nous proposons d’illustrer l’hypothèse de la projection et de la fixation du désir de meurtre des fondateurs dans l’institution créée. Nous allons voir en effet que ces deux institutions, à l’architecture spéculaire identique, éveillent chez ceux qui en assurent la direction, des représentations fort proches. Nous nous appuierons pour ce faire sur les entretiens que nous avons eu, avec chacun des directeurs de ces institutions 101.

Débutant l’entretien, M. P. me livre d’emblée son opinion : « Les parents n’ont pas fait un lieu de vie ... ici ». Une telle assertion, prenant valeur d’introduction – au sens propre, dans cette rencontre, mais aussi aux multiples sens figurés : présentation des fondateurs, initiation aux rudiments, accession au secret – ne peut que me faire penser en contrepoint, au lieu de mort qu’ils n’auraient pu qu’ériger à sa place. « L’association a fait un lieu dramatiquement fou, poursuit-il, une architecture de folie », m’exhortant à découvrir le vrai visage de la M.A.S., en m’en livrant sans plus de mystère le moyen : « Allez au-dessus, et regardez : le toit, c’est quoi ? C’est du gazon... ». « A quoi cela peut-il faire penser ? ». « A une tombe », me dis-je face à cette évidence... et l’atmosphère s’alourdit, au point de me demander, de la dalle ou du tertre, lequel des deux nous recouvre en ce moment. Le directeur, enterré qu’il est dans la M.A.S., me fait-il mettre un pied dans la tombe, pour que j’y éprouve ce que je suis venu y chercher ? « Ils y ont retranscrit toute leur souffrance », ajoute-t-il, « pour parfaire le tableau », y réponds-je en moi-même. Cette réflexion me fait alors immédiatement associer son propos à une oeuvre bien connue, qu’A.Rodin réalisa à l’aube de ce siècle, et dont l’image s’impose à mes yeux : La Porte de l’Enfer (1900). De cette sculpture dantesque, les scènes d’étreinte et de convulsion des personnages qui la peuplent, pétris d’angoisse et de désir, de crainte et d’espoir, émergeant à peine pour certains de la pierre, me saisissent alors. En écho, me revient une phrase entendue quelques temps auparavant, dans la bouche d’un soignant de l’une des deux institutions : « ici, parfois, c’est la Cour des miracles ». Me voici, me dis-je alors, ’pieds et poings liés’, au coeur du problème. Et ce n’est pas sans mal que je peux me dégager de cet éprouvé quasi corporel que vient, à son insu, de me transmettre M. P. ; comme le souligne justement P.Chavaroche, dans ces institutions, s’instaure parfois « une circulation d’affects où chacun tente de ’refiler’ à l’autre son angoisse, en l’amplifiant si besoin pour forcer le passage » (1996, pp. 82-83). Ma mise à l’épreuve – à l’éprouvé – ayant certainement fait son oeuvre, l’entretien reprend alors son cours, plus axé sur un examen (trop) rationnel des défauts et qualités du bâtiment. Ce n’est que, touchant à sa fin, qu’il se retrouve de nouveau mobilisé sur le registre affectif : abordant la question du patio‘ ’ « transpercé par le couloir », expliquant combien « les gens se sentent traversés par les autres ou les patients », combien « les résidents sont transpercés par ce patio », M. P. aborde de nouveau le registre morbide, mais, me semble-t-il sous un jour nouveau, emprunt d’une problématique sadique. La confirmation ne se fait pas attendre : « Les gens ne font pas que de la merde ici, pourtant c’est ce qu’ils pensent... il faudrait restaurer la confiance ». L’architecture, poursuit M. P., « c’est symbolique : la première chose qu’on voit en entrant, ce sont les chiottes ! ». « Il n’y a aucune intimité dans ce bâtiment. Les parents ont fait ce lieu pour que le résident soit constamment sous le regard ». « Peut-être qu’en parlant d’architecture... mais vous savez, conclut hésitant M. P., c’est parfois dangereux de rouvrir la plaie... l’architecture, c’est l’outil de travail ». Plaie, architecture, outil, travail... ces mots résonnent à mes oreilles et se bousculent dans les équivalences symboliques qui se tissent en moi :

parler d’architecture = rouvrir la plaie ⇔ architecture = couteau

architecture = outil de travail ⇔ architecture = forceps

architecture = forceps = couteau

L’image d’une mise au monde violente, dans le double mouvement d’un accouchement forcé (usage du forceps qui produit le monstre) et d’un meurtre inaugural (usage du couteau qui tue le monstre) se dessine au fil de mes associations... non sans évoquer le mythe d’Utopus, architecte-boucher-accoucheur d’Utopia. L’architecture, dont finalement M. P. se demande s’il faut la faire parler, semble ainsi mise en position de détenir ce lourd secret. Bien plus, cette dernière paraît en mesure de perpétrer inlassablement cette mise au monde / mise à mort : continuant en silence à assister le travail, si l’on en parle, la plaie peut se rouvrir et la mort resurgir.

Naissance violente et violence à la naissance, origine et destin du polyhandicapé... telles semblent être les multiples ressorts internes d’une architecture qui porte, mutique, le désir de meurtre originel. De même on comprend pourquoi aucun espace d’intimité ne peut exister, pourquoi le « résident [est] constamment sous le regard » : il s’agit d’y maintenir une veille constante – entre bienveillance et surveillance – de sorte que le meurtre ne soit jamais perpétré, que le secret ne soit jamais révélé. D’ailleurs, n’est-ce pas un vaste tombeau que cette M.A.S., sépulture monumentale, élevée pour défier le temps et maintenir vivante l’image de ceux qui (s’) y reposent ?

On entrevoit bien les réserves qu’une telle interprétation peut rencontrer : ne s’agit-il pas ici des représentations morbides du directeur, plutôt que de celles – dont il serait à son insu l’émissaire – de fondateurs qui auraient fixé, à l’origine, dans l’architecture, un irreprésentable désir de meurtre à l’égard de leur enfant handicapé ? L’entretien effectué avec l’autre directeur permettra d’emporter la conviction sur ce point. En contrepoint de celui que nous venons de détailler, nous en livrerons donc l’épisode le plus singulier, au cours duquel les mêmes fondements inconscients pourront y être repérés.

C’est sur un registre moins saturé d’affects, plus secondarisé, que se déroule dans l’ensemble l’entretien avec M. S.. Traitant des activités thérapeutiques, éducatives et occupationnelles qui organisent « la vie » à la M.A.S., il explique : « la prise en charge au quotidien, c’est la stimulation qui permet de vivre ici, de créer de la vie chez les résidents, de faire de l’animation ». C’est alors que le téléphone retentit, et le court échange qu’a M. S. avec son interlocuteur, à propos d’un problème de sous-traitance pour le lavage du linge, trouve une conclusion formulée en ces termes, à mon intention : « c’est très important le lavage du linge dans une maison comme la nôtre ». Au mouvement de vie qui nous occupait avant l’interruption de l’entretien, suit alors l’évocation de l’une des « orientations de l’établissement : lutter contre l’aspect mortifère. Tous les résidents engendrent dans ce lieu une idée de maladie et de mort. C’est un lieu relativement fermé, il y a une idée de fin de parcours », dit-il dans un soupir, comme si c’était là son dernier. « Je n’aime pas cette idée de fin... enfin, finalement, c’est un lieu où l’on reste ». Fin... enfin... finalement... on n’en finit pas d’en finir, me dis-je... du coup, on reste... à moins qu’on y reste ? « Il y a besoin de créer de la vie par l’intérieur, d’animer les résidents pour que ce soit vivable... il faut qu’ils bougent, qu’ils ne soient pas statiques ». « Il y a aussi le travail avec les familles, poursuit-il, mais on gère la relation. On ne les laisse plus pénétrer et nous inonder : certains aiment les contacts informels... n’importe où, n’importe quand ». De la naissance, on remonte vers la conception. L’origine du monstre en est repoussée dans les limbes d’une dépravation parentale, qui rencontre des mesures punitives dans la mise au monde de l’enfant-monstre, fruit d’un « contact informel, n’importe où, n’importe quand »... avec n’importe qui ? Comme le souligne si justement A.Ciccone, le handicap représente « la punition expiatoire du désir coupable, de la faute » (1999, p. 139) et éveille « le fantasme (originaire) [...] selon lequel c’est un viol qui a transmis la tare » (ibid., p. 143). « L’idée de maladie et de mort » engendrée par le résident suffit alors à ceux qui ont à le prendre en charge, imprégnés que sont les lieux d’une « idée de fin de ‘ ’ parcours ». Eviter la répétition de la scène primitive monstrueuse, consiste à « gérer la relation » sexuelle, à éviter le viol qui inocule le virus mortel – nous « pénétrer et nous inonder ». Dans la M.A.S., déjà saturée par « l’aspect mortifère » de cette origine, éviter une nouvelle insémination forcée d’éléments contaminants, revient à imposer aux familles de laisser leur désir de meurtre à la porte, de ne pas pénétrer la M.A.S. de cette violence fondatrice. En effet, aux professionnels incombe déjà la lourde charge d’animer – animare : lat., donner vie –, de générer du mouvement – « qu’ils bougent, qu’ils ne soient pas statiques » – au besoin par l’artifice, tel un pacemaker, pour assurer « la stimulation » vitale. Ce n’est pas chose aisée, on s’y use, on peut y rester... et le soupir de M. S. – son dernier, m’étais-je dit alors – trouve enfin un écho tout particulier dans une phrase qu’il m’avait dite en début d’entretien : « ici, les directeurs ont duré entre 1 an et 18 mois, il n’ont pas fait de vieux os... ce qui s’explique peut-être par le fait qu’ils sont sous la pression des parents »... Alors oui, vraiment, comme le disait M. S. en raccrochant le téléphone : « le lavage du linge » sale en famille, c’est le plus important... qu’ils laissent donc leur désir de meurtre à la porte, et les frasques coupables qui en sont à l’origine !

Vignette clinique : Des professionnels, ’à la vie, à la mor...gue !’ : Dans les cas que nous venons d’évoquer, les parents – par le biais des associations qu’ils ont créées ou auxquelles ils appartiennent – étaient en position de fondateurs. Nous allons voir, grâce à une courte vignette clinique, que dans les M.A.S. gérées par des groupes de professionnels, la question de la mort et du désir de meurtre est présente elle aussi, et que la dimension spatiale contribue à sa fixation dans la ’vie’ de l’institution.

Nous voici dans le parc d’une M.A.S. située intra-muros, dans un vaste ensemble institutionnel, dont la plupart des bâtiments répondent au même modèle architectural. L’entretien avec M. R., directeur de la maison d’accueil, vient de s’achever et, après avoir visité le bâtiment, nous passons aux espaces extérieurs. La fin de cette visite correspondra à un moment paroxystique – d’une grande brièveté et intensité émotionnelle – liant l’évocation d’un épisode de l’histoire de l’institution à une localisation particulière dans l’espace du parc.

Après un exposé fort rationnel des avantages et défauts des installations extérieures, M. R. s’arrête dans une partie du jardin jouxtant un autre pavillon. Faisant face à celui-ci, il m’explique : « vous savez, ici, les fêtes sont très importantes. En juillet dernier, nous avons fait un méchoui dans le parc, qui s’est vraiment bien passé. C’est un souvenir inoubliable, sans aucun doute le meilleur, dit-il visiblement ému par cette évocation : pas de crise pour les résidents, les équipes, les familles étaient heureuses... c’est incroyable, les parents pleuraient... mais c’était de la joie ! ». L’émotion me gagne à l’écouter. Pour ce début du mois de février, le temps sec et ensoleillé rend en effet la journée relativement douce, et la scène semble se recréer dans le parc pourtant désert. M. R. contemple l’espace qui nous sépare du pavillon, semblant revivre cette journée festive. Après un temps d’arrêt, il ajoute : « ça a mis de la vie dans la M.A.S. ; un moment comme celui-là, personne n’aurait jamais cru que cela puisse arriver un jour ». Et puis, comme semblant instamment sortir de cet état de rêverie, il conclut abruptement, désignant le pavillon qui nous fait face, au-delà du jardin : « ça, c’est la morgue, avec les chambres froides ! ».

L’effet de sidération produit par cette brutale désignation du lieu de la mort, généra en moi un télescopage d’images, fort producteur de sens. Par cette chaude journée de juillet, tout (trop) près de la vie, la mort ne manifestait-elle pas, plus insistante encore, sa présence ? Derrière la chaleur du brasier du méchoui : les chambres froides de la morgue. Et dans les pleurs des parents – « mais c’était de la ‘ ’ joie ! » – , quelles larmes pouvaient bien coulées ? Pourquoi ce que l’on exprime habituellement lors d’un décès brutal auquel on ne s’attend pas : « personne n’aurait jamais cru que cela puisse arriver un jour », on le disait ici d’un moment de « vie dans la M.A.S. » ? Pourquoi, comme sur la stèle, on grave ce moment de joie dans les mémoires : « mes meilleurs souvenirs » ?

Tout se passe comme si, dans cet événement, le trop plein de chaleur, le trop plein de vie marquait intensément ce sur quoi il repose, sur quelle toile de fond se joue la scène : un désir de meurtre à l’endroit de ce handicapé qui, pour une fois, plein « de vie » – au point d’en emplir la M.A.S. – n’a pas fait de « crise » et a ainsi rendu « les équipes, les familles... heureuses »... de n’être pas un jour passées à l’acte ? De cette architecture de la morgue dont rien, dans son aspect extérieur, ne laisse entrevoir ce qui s’y joue en ses murs, et que tout, au contraire, permet d’associer à la M.A.S. avoisinante, ne peut-on pas dire alors qu’elle fixe l’étroite corrélation entre désir de vie et désir de mort dont le résident est l’objet ?

Notes
100.

On se souviendra de l’évocation que nous avons faite de quelques entretiens, lors de la discussion de la quatrième sous-hypothèse, à propos d’un effet de captation émotionnelle, d’emprisonnement dans le fantasme transmis par l’interlocuteur. Le lecteur en trouvera ici l’illustration.

101.

Pour des raisons d’anonymat, les propos tenus par chacun ne seront ici pas rapportés aux institutions concernées, l’ordre de leur présentation ne correspondant en outre à aucune préséance relative à celui adopté dans la désignation des deux établissements.