9.2.3.3 De la différence entre milieu associatif et milieu sanitaire

Un autre point qui nous semble devoir être abordé concerne plus particulièrement une possible spécificité de l’organisation des liens institutionnels au décours de leur structuration sur le mode utopique repéré ici, au regard du contexte duquel émanent les établissements. En effet, le matériel clinique et notamment le fonctionnement des groupes en séance, de même que l’analyse architecturale ont révélé des différences sensibles entre les institutions émanant du milieu sanitaire et celles relevant d’associations parentales.

Ainsi, il nous a été donné de voir, pour ce qui est de la clinique des groupes, deux différences qui posent question. La plus flagrante concerne le rapport individuel / groupal aux photos : dans le cas des M.A.S. de Montplaisant et des Montaines (associations de parents), chaque participant gardait par-devers lui les photos qu’il avait choisies et présentées, alors que dans ceux des Quatre-Vents et de Saint-Jean-Bonnefonds (secteur sanitaire), les clichés de chacun venaient peu à peu constituer une image kaléidoscope, fond commun permettant ensuite au groupe d’alimenter les échanges. D’un autre côté, on peut remarquer après-coup, que deux photos emblématiques ont été le support d’une représentation du pôle négatif de la M.A.S., dans l’articulation utopie / institution totalitaire : celle de la ronde de statues (milieu associatif) et celle du ghetto (milieu sanitaire).

Concernant les résultats de l’analyse architecturale, la différence la plus notable concerne bien évidemment le type de plan adopté, dans chaque contexte, pour les unités d’hébergement : indifférenciées et peu intimes (milieu associatif) ou différenciées et privatisées (milieu sanitaire).

De ces trois constats, qui semblent spécifier deux contextes au regard d’une même problématique de fondation utopique et d’émergence de ses effets négatifs, il apparaît donc possible de repérer les éléments nécessaires à une mise en hypothèse de ces différentes situations.

En effet, face au poids de l’histoire asilaire (photo du ghetto), et du fait d’une différenciation inscrite dans les murs (unités différentes, privatisées) non congruente avec la nature fusionnelle des liens dans la M.A.S., n’est-on pas en grande difficulté pour faire corps, tous unifiés dans un sentiment de parfaite élation que propose l’utopie ? D’où la nécessité, dans le groupe Photolangage© d’une construction et d’une réassurance permanente de la fusionnalité du lien par le biais des photos. Par contre, grâce au poids de l’utopie communautaire présente dans le milieu associatif (photo de la ronde de statues), renforcée par l’indifférenciation portée par l’architecture (unités identiques et ouvertes) n’est-il pas plus tolérable de pouvoir faire groupe, sans avoir besoin de figurer objectivement le lien avec les photos ? 102

Ce que le dispositif et l’analyse architecturale nous amènent donc à questionner, c’est l’irréductible particularité du contexte socioculturel de chaque établissement :

Sachant les affinités qu’entretiennent institution totalitaire et système utopique, et la réplication dans la M.A.S. qu’opère le second des caractéristiques de la première, on pourrait se poser la question suivante :

Des parents et des professionnels comme fondateurs

Au-delà du contexte socioculturel, dont nous venons de tirer parti, il importerait, et ceci constituera le dernier point que nous aborderons ici, de nous intéresser aux problématiques certainement fort différentes qui animent les fondateurs, dans ce qui origine leur désir de création d’une M.A.S. : la confrontation au handicap et aux difficultés de sa prise en charge. Contrairement au point précédent, c’est moins au registre transsubjectif qu’intrapsychique et intersubjectif qu’il nous faudra alors nous intéresser.

Dans les cas qui nous ont occupés, et vue la position adoptée ici de questionner la résurgence du refoulé originaire dans l’actuel, nous avons plus insisté sur la nature même du refoulé – désir de meurtre / désir de réparation indéfinie –, que sur ce qui le précède dans l’histoire des fondateurs.

Une plus complète intelligibilité du processus nécessiterait d’en passer par un retour aux origines de l’origine de l’institution. De la ’fatalité’ de la naissance d’un enfant handicapé pour des parents, au choix délibéré de sa prise en charge par des professionnels, il est certain que les enjeux psychiques diffèrent pour aboutir à un projet de création de M.A.S. ; c’est à partir d’un commun constat d’échec par le parent et le professionnel – ce dernier assurant la plupart du temps la prise en charge du résident dès l’enfance, les M.A.S. considérées ici ayant été créées par redéploiement de structures de pédopsychiatrie – vis-à-vis de la ’réparation’ et de la progression des acquis, que nous avons repéré le désir de création d’une M.A.S. et d’une commune nature du refoulé originaire. Mais ne pouvons-nous pas remonter plus loin ?

Du renoncement à la part d’immortalité qu’impose la venue au monde de l’enfant handicapé, signe dès sa naissance de la mise à mort de la descendance des parents, d’une rupture de la lignée générationnelle... il semble possible de trouver une résurgence dans le désir de bâtir, de pérenniser à travers l’édification d’un ’temple’ de réparation qui doit survivre, contrairement aux résidents, à l’oeuvre du temps. Dans le même mouvement, s’opérerait pour les parents fondateurs la réparation de leur blessure narcissique en même temps que s’effectuerait celle de celui qui en est à l’origine : l’enfant handicapé.

Pour ce qui est des professionnels, la question reste ouverte. Mais, les nombreux travaux 103 qui ont investi la problématique de la prise en charge du handicap nous inclinent à penser que la question du narcis-sisme peut se voir ici aussi mobilisée, mais du côté de l’activité professionnelle, non de la parentalité.

Dans chaque cas, la question du narcissisme et de l’atteinte au sentiment de toute-puissance du parent / du soignant se trouverait convoquée, la réalité du handicap se présentant de façon récurrente comme traumatique, en éveillant le désir de meurtre contre ’l’enfant monstrueux’ / contre ’le patient monstrueux’.

Nous libellerons en ces termes la double hypothèse questionnant cet effet de disjonction-conjonction à l’origine du processus modélisé ici :

A l’issue de la présentation de notre problématique, il est un objectif que nous nous étions donné d’atteindre : comprendre comment ce phénomène d’inscription originelle dans l’architecture peut venir perturber l’institution dans l’actuel, générant souffrance ou pathologie dans les liens.

S’il nous semble avoir atteint cet objectif d’explicitation du ’comment’, au sein même du processus étudié, il nous apparaît pleinement indispensable d’en dépasser les limites pour en comprendre le ’pourquoi’. Dans cette perspective, nous proposions, dans notre premier chapitre, de rechercher des éléments de réponse concernant la voie par laquelle se trouve mobilisée cette fantasmatique fondatrice dans laquelle s’origine l’institution, et figée dans l’architecture – dans le quotidien et l’actuel de l’institution.

Dans nos M.A.S., où l’histoire et la temporalité semblent tenir une place très particulière, ce rapport au passé de l’institution ne peut que nous interroger... d’autant plus quand s’y greffe la question de la mort et du désir de meurtre. M.De M’Uzan ne nous dit-il pas que « vivre, [c’est...] continuer de ressaisir le passé pour le remanier indéfiniment, pour en construire sans cesse les nouvelles versions, lesquelles, au passage, font surgir en pleine lumière, et avec toute leur charge, des vérités connues depuis toujours et pourtant foncièrement ignorées » (1996, p. 36) ? Toute possibilité que se produise un tel travail d’historicisation ne nous est-elle pas apparue, dans les M.A.S., comme fortement oblitérée ? La reprise de la rencontre première au handicap semble en effet confronter les parents à la douloureuse réactivation de leur déception originaire, et paraît impossible pour les soignants qui n’en connaissent pas les termes, quand bien même, il nous a été donné de le voir, ils s’y trouvent continûment confrontés.

Il semble donc, pour comprendre la façon dont s’opère cet effet de retour de l’originaire dans l’actuel, que ce soit un en deçà mais aussi un au-delà de notre clinique que nous devons investir, pour restituer toute la portée du processus que nous venons de mettre à jour, dans sa logique interne. La reprise et le dépassement des résultats présentés fera, à cette fin, l’objet d’un travail d’élaboration théorique, que nous proposons à notre lecteur de découvrir dès à présent.

Notes
102.

Ce que l’on retrouve bien ponctuellement dans les échanges, dont voici deux exemples :

A Montplaisant : on apprécie le « lien qu’il y a entre les gens, entre résidents, entre salariés, ou entre résidents et salariés » (Josiane).

A Saint-Jean-Bonnefonds : on ne se retrouve pas du tout dans l’image d’un groupe de copains, « au niveau [du] travail, puisque ce ne sont pas des amis avec lesquels [on] travaille, ce sont des collègues ; c’est très différent ! Et avec les résidents... non ! [on] ne [s’y] retrouve pas non plus... ce côté groupe ! » (Valérie).

103.

On pense notamment à : Assouly-Piquet C. et Berthier-Vittoz F., 1994 ; Brandého D., 2000 ; Chavaroche P., 1996 et 1998 ; Martin P., et alii, 1993 ; Morvan J.S., 1997.