10.2.2.2 Un pacte dénégatif ’en manque de refoulement’

« Fonder une institution, la faire fonctionner, la transmettre ne peuvent être soutenus que par des organisateurs inconscients dans lesquels se trouvent pris des désirs que l’institution permet de réaliser » (Kaës R., 1987, p. 23). Et c’est l’objet du pacte dénégatif, entre autres, de faire en sorte que ces désirs, mais aussi les défenses contre ces désirs, demeurent inconscients, afin d’organiser durablement la vie de l’institution. Et cette condition n’est pas tant requise que par le fait que dans les institutions, un tel pacte porte « sur les lacunes et sur l’irreprésentable de l’origine » (Kaës R., 1989a, p. 36) au rang desquelles l’auteur situe la question de la mort.

Pour son efficace, le pacte dénégatif, selon R.Kaës, comporte alors deux polarités : l’une, positive, organisatrice du lien, impliquant des investissements mutuels, une communauté d’idéaux et de croyances, reposant sur « des modalités tolérables de réalisation de désirs » (ibid., p. 35) – pour ce qui nous concerne : le projet utopique d’un lieu idéal de réalisation du commun désir de réparation à l’égard de l’enfant handicapé ; l’autre, négative, défensive, impliquant des renoncements et reposant sur le refoulement de désirs inavouables – dans notre cas : celui du meurtre du monstrueux handicapé. B.Duez (1996), présentant le cas d’une institution pour enfants, infirmes moteurs cérébraux, rencontre bien les mêmes fondements originaires que ceux que notre clinique nous a conduits à reconnaître : « pour que vive l’enfant idéal malgré sa figuration incarnée, on crée un lieu où l’idéal pourra intégrer ce corps insuffisant » (1996, p. 168). Il montre comment l’institution se trouve dotée des propriétés d’idéalité ’ perdues par l’enfant imaginaire dans sa figuration par l’enfant réel » (ibid., p. 169). Cependant, si l’auteur précise, ce en quoi nous le suivons, qu’à ce prix « l’idéal sera sauf et le meurtre de l’enfant incarné ne sera plus nécessaire » (ibid., p. 168), il nous semble important de redire, pour le souligner, que l’idéal sera préservé dans la psyché des fondateurs qu’à trouver appui sur la réalité idéale de l’institution et que, de façon corollaire, le meurtre réel de l’enfant ne sera plus nécessaire pour le fondateur qu’à se trouver déplacé dans le pacte inaugural sur lequel repose l’institution... et dans le cas des M.A.S., à s’y trouver matériellement enkysté.

Or, quel doit être le destin du pacte dénégatif dans l’institution ? R.Kaës souligne la nécessité pour tous les membres signataires d’en maintenir les termes ; plus encore, le propre des alliances inconscientes, dont fait partie le pacte dénégatif, est non seulement de produire, par le refoulement, de l’inconscient, mais d’être elles-mêmes inconscientes. « Le pacte est lui-même refoulé » (Kaës R., 1987, p. 33)... non seulement il ne ’parle’ pas, mais on le tait.

Dans nos institutions, nous avons bien montré l’objet du refoulement inaugural : maintenir, en dehors du champ de la conscience des fondateurs, le désir inconscient de meurtre à l’égard de la personne handicapée. De même, ne nous a-t-il pas été donné de voir combien, dans la clinique, pareil désir inconscient s’avère présent chez ceux qui doivent en assurer la prise en charge ? Cependant, si les institutions se fondent sur de « l’irreprésenté et sur du silence radical » (Kaës R., 1987, p. 34) nous ne pouvons que nous interroger sur ce que notre analyse met en avant : les termes du pacte inaugural ne nous est-il pas livré tous azimuts dans les M.A.S. ? Dans ces institutions et les aléas de la vie institutionnelle « c’est leur propre désir de meurtre de leur enfant qui leur est mis devant le nez », nous disait un directeur du ressenti des parents. Le pacte dénégatif de l’origine, faisant bien plus qu’achopper à juguler l’angoisse soulevée par la présence de ce désir originant l’institution, semble ainsi lever trop ouvertement le voile sur ce qui aurait dû rester caché : le refoulement dont il doit faire l’objet, de même que le refoulé qui constitue son objet ne relèvent pas du silence radical qui en assurerait la pérennité.

Si la particularité du pacte qui scelle le destin de ce refoulé originaire est justement de faire échapper ses signataires à la survenue, sidérante car brutale, de ses thermes dans le champ de la conscience, si l’on constate, du côté des soignants, l’échec même de l’oeuvre du refoulement, alors nous sommes en droit de nous interroger sur la place que tiennent – ou ne tiennent pas – les professionnels d’aujourd’hui dans ce pacte originaire. Gageons que dans ce mouvement de (re)connaissance du désir de meurtre de l’autre, il semble ne pouvoir s’effectuer pour les soignants aucune (re)connaissance de leurs propres voeux de mort.