10.4 l’Utopie : De la fondation à l’institution...

De la fondation à l’institution, la mise en oeuvre du processus de création d’une M.A.S. comme lieu utopique de réparation révélerait, à travers la ressaisie théorique de notre parcours de recherche à laquelle nous venons de nous livrer, comment sa puissance létale trouve à resurgir dans l’actuel alors qu’on l’aurait crue depuis longtemps puissamment enfouie dans l’espace architectural.

Défaillance de la fonction instituante et défaillance de la fonction cadre, toutes deux éminem-ment centrées sur leur composante spatiale, feraient l’objet d’un télescopage anachronique, mettant en écho, par un détour par l’a-subjectif, deux situations sources de souffrance :

L’une dans l’origine, liée à l’histoire de la fondation dans ce qu’elle impose un pacte narcissique aux soignants qui ne peuvent dès lors participer de façon pleinement constructive, organisatrice, au pacte dénégatif portant sur le désir inconscient de meurtre et, plus que tout, sur la non-reconnaissance de ce désir comme étant à l’origine de la fondation de l’institution ;

L’autre dans l’actuel, liée au quotidien de l’institution, dans la résurgence du refoulé originaire par le biais du lieu électif dans lequel il a été enkysté : la dimension architecturale qui, du fait de sa surdétermination dans les M.A.S., révèle sa collusion avec la composante spatiale du cadre thérapeutique. La saturation de ce dernier par des éléments symbiotiques, fusionnels, caractérisant le mode de lien à la personne handicapée, conduirait ainsi à entraver le déploiement normal du processus thérapeutique par désin-crustation de ceux-ci, faisant ainsi retour de façon violente.

Nous avons conscience du caractère pour partie conjectural de cette élaboration théorique. Mais, mettant en travail la clinique et les résultats de notre recherche, cette hypothèse, au regard des bases qui sont les siennes, des questions qu’elle soulève et des confirmations qu’elle trouve dans les travaux dont elle peut à bon droit se réclamer parente, nous semble pouvoir temporairement rendre compte de ce transit du psychique par l’a-subjectif... en attendant de pouvoir la remplacer par une autre, s’étayant sur une différente ou meilleure intelligibilité du processus.

De la fondation à l’institution, l’utopie semble ainsi avoir achoppé dans son projet. « Le ’mélange’, une certaine indifférenciation propre à l’utopie qui est une communauté de vie et non une organisation du travail sont inacceptables », nous dit P.Fustier (1999, p. 51). Peut-être que l’ensemble de notre parcours de recherche ne pouvait que nous faire aboutir à conforter cette opinion. De la même façon que les handicapés se trouvent maintenus dans un état de perpétuelle gestation repoussant toujours plus loin la réalité de leur naissance, de même les M.A.S. utopiques se trouveraient suspendues dans une situation d’éternelle fondation... ouvertures officieuses et inaugurations continûment repoussées s’en faisant l’écho.

Dès lors, pour qu’au-delà de la fondation, l’institution puisse advenir, il faudrait faire appel à ce que l’auteur nomme des correcteurs d’utopie, au nombre desquels il compte transitionnalité, ambivalence, plaisir de penser... mais, dans les M.A.S., semble-t-il, y avoir recours n’est pas aisé. Si, comme le propose P.Fustier, « l’efficacité des ’correcteurs d’utopie’ est fonction de ce qui vient s’y loger du désir des soignants » (1999, p. 53), peut-être notre clinique nous autorise-t-elle a ajouter : ... et fonction de ce que les fondateurs permettent ou imposent de venir s’y loger au désir des soignants...

Comme le disait Dominique, dans le groupe des Quatre-Vents, pourtant en passe de trouver les moyens d’échapper au destin que nous avons maintes fois rencontré, « souvent notre regard sur l’établissement fait que nous-mêmes nous faisons un ghetto de notre cadre de travail ».

R.Kaës emploie, à propos des institutions, une métaphore qui ne peut, du fait de notre formation initiale, que nous rendre plus attentif encore à ce qu’il veut exprimer : « Les églises romanes majeures sont fondées sur la relique d’un saint. Le mort idéalisé soutient l’édifice dans sa permanence et sa continuité. [...] La fondation d’une institution ne contient pas seulement la relique d’un mort idéalisé, totem érigé en mémorial du meurtre originaire et de l’Ancêtre fondateur, mais aussi les matériaux d’anciennes constructions abolies. L’architecture et le ciment psychiques de l’institution peuvent être reconnus à travers cette métaphore : le contrat narcissique – le pacte dénégatif – fait tenir ensemble les remplois de ces éléments disparates, les naturalise dans son espace propre » (1987, p. 30)

Quand à la relique se substitue le fantôme, quand l’idéalisation du mort se soumet à un impossible deuil, ou pire encore quand le mémorial du meurtre originaire prend figure d’expectative d’un meurtre non encore perpétré... et dans une situation dans laquelle de remplois il ne peut être question, puisque la M.A.S. doit tout entière être le fruit d’une pure création... quel destin peut bien attendre une institution dont l’avenir, dès l’origine, semble pareillement grevé ?

Il semble qu’une telle métaphore, dans la situation de sidération de la pensée et de mise en faillite de l’imaginaire que nous avons rencontrée, n’a pu constituer qu’une image prise au pied de la lettre par des fondateurs qui ne pouvaient qu’ériger, dans ce temple de la réparation, des murs saturés de la mise à mort qui en est inconsciemment à l’origine.

Si l’institution ne peut effectivement exister qu’à maintenir des « no man’s land communs négatifs de l’espace psychique partagé, dont la formule culturelle est l’utopie, le lieu de nulle part, et le non-lieu du lien » (ibid., p. 32, s/a), gageons que tant que l’utopie persistera à emplir le devant de la scène institutionnelle des M.A.S., et qu’elle insistera à en constituer le lieu du lien, l’hic et nunc du fonctionnement institutionnel, donc tant qu’elle ne regagnera pas l’ou-topos qui devrait être le seul espace qui la constitue comme structurante et non comme destructrice, nous serons constamment interpellés pour en constater, au mieux en réparer, les effets les moins salutaires.