Conclusion

Des soignants nous ont apporté leur témoignage, ils nous ont parlé de leur travail et raconté leur vie auprès des personnes handicapées qu’ils accompagnent quotidiennement dans un parcours où jamais rien ne semble acquis, abordant leur vécu souvent difficile, mais parfois aussi gratifiant ; à travers leurs yeux, il nous a été possible de voir les lieux dans lesquels il leur arrive d’éprouver le douloureux sentiment d’être relégués, au même titre que les résidents... mais là aussi émergent des îlots de joie où quelques victoires remportées contre le handicap et la maladie mentale insufflent le véritable mouvement de la vie. Des directeurs nous ont entretenus des institutions dont ils ont la charge, des parents nous ont parlé, à travers leurs textes, traces laissées pour témoigner de leur souffrance et du combat qu’ils mènent pour leurs enfants, mais, à travers ceux-ci, pour eux aussi.

Certains nous ont pris pour témoin, d’autres à leur insu nous ont légué leur écrits. Nous avons choisi d’être le rapporteur de leurs propos, à travers cette position particulière qui est la nôtre, liant paradoxalement la grande intimité de nos échanges à l’écart et au recul propre au statut de chercheur... mais il est certain que c’est avant tout mû par leur propre quête de sens que nous avons été portés tout au long de ce travail.

Arrivé au terme, non pas de cette recherche – car quelle recherche peut se vanter de toucher à son terme ? – mais à celui d’un parcours d’écriture qui se devait d’en présenter les développements lui en assurant une première unité, on peut effectivement dire que la préoccupation majeure en a été la quête d’un sens à donner à ce qui se vit de traumatique dans la confrontation au handicap. Le terrain que nous avons ici décidé d’explorer nous a amenés à questionner ce vécu, dès lors que l’architecture se trouve éminemment mobilisée pour en taire la douloureuse réalité, sans pouvoir toujours s’acquitter d’une telle charge.

Dans ces Maisons d’Accueil Spécialisées dont l’architecture et les représentations révèlent chacune de leur côté, mais aussi et surtout dans leur conjonction, leur vraie nature d’être le lieu utopique de la réparation de la personne handicapée, on peut dire qu’il nous a été donné de modéliser un processus particulier, confirmant en grande partie notre système d’hypothèses.

L’espace architectural, dans ces institutions, semble ainsi puissamment investi du rôle d’accueillir pour le fixer à l’origine, et le figurer au fil de son histoire, les alliances inconscientes dans lesquelles est né leur projet, pour que soit enkysté dans la matière même les effets traumatiques apparus dans la confrontation violente avec le handicap. Qu’au niveau fantasmatique, le désir de réparation soit à la (dé)mesure du désir de meurtre contre lequel il s’organise défensivement, rien en cela ne peut trop étonner le clinicien... cependant, c’est dans le fait de trouver dans l’architecture, de façon privilégiée et particulièrement élaborée car systématisée, les moyens matériels de remplir son office, que la surprise peut apparaître. Mais c’est bien là la force et l’objet du processus auxquels une telle modalité de gestion du vécu de rupture et d’effondrement fait appel qui autorise ce report massif sur l’a-subjectif.

La clinique nous a donné l’occasion de voir, tout comme l’analyse architecturale, combien l’utopie s’y révèle sous les pires atours dont elle se pare, tant dans sa figure spatiale que dans la systématique totalitaire qui révèle la spécularité qui fonde son projet, de vouloir opposer termes à termes les maisons d’accueil spécialisées à l’institution totalitaire. Cependant, l’écart théorico-clinique, que nous avons mis en évidence dans l’absence d’appui sur la figure textuelle qui en est habituellement le support, nous a fourni une précieuse clé d’intelligibilité des voies d’achoppement du processus. Inimaginable, irreprésentable, le lieu d’accueil du handicap n’a pu être contenu dans les limites du texte et de l’espace imaginaire, et par ce raté du mode de mentalisation qui lui est propre, la toute-puissance dont devait être investie l’utopie, ne pouvait plus alors qu’appeler à l’impuissance.

La M.A.S., à mi-chemin entre Labyrinthe Minoen et Vase de Pandore, semble alors se reproduire et se produire comme lieu de l’enfermement du monstrueux, reflet par le jeu spéculaire propre à l’utopie de l’asile... mais, n’avons nous pas vu que l’espérance pourrait bien subsister, au fond, là aussi ?

En effet, si l’objectif de ce travail était d’apporter quelque éclaircissement sur les effets dans le quotidien du soin et du vécu de l’institution, provoqués par une modalité spécifique d’institutionnaliser, et particulièrement la part du fonctionnement psychique du groupe instituant incrustée dans la réalité matérielle, tout au moins cet objectif n’a pas de corollaire normatif. Si la portée opératoire en est de relativiser les apports et motivations du groupe instituant à l’égard des choix matériels qu’il opère, elle n’est pas d’en interdire l’accès au projet. D’une part parce que l’histoire de ces établissements a montré combien le rôle des groupes instituants (associatifs essentiellement) a été crucial dans la réalisation effective de ces équipements faisant cruellement défaut dans l’appareil de prise en charge des personnes polyhandicapées et autres adultes profondément dépendants. D’autre part, parce qu’il nous a été donné de voir que l’investissement d’un projet d’institution par/pour les fondateurs recouvre un moyen de défense contre l’angoisse d’effondrement susceptible de les anéantir, face à la confrontation au handicap mais aussi certainement suite à la séparation d’avec l’enfant qui sera accueilli dans l’institution – angoisse liée tant à la culpabilité d’abandon, qu’au désir de meurtre refoulé, qu’à la désorganisation possible d’une structure familiale structurée autour d’un lien fusionnel à l’enfant. En ce sens, il s’agit de redire ici la nature défensive de cette modalité particulière de gestion d’une situation traumatique.

Bien plus, on a vu que certaines dispositions, bien que critiquées – parfois de façon virulente – par les soignants, bien que source d’une souffrance certaine au regard des productions imaginaires qu’elles éveillent, sont le support de défenses qu’ils utilisent pour parer aux mêmes débordements pulsionnels rencontrés par ceux qui en ont inscrit les traces dans la réalité matérielle. Ainsi, il ne s’agit pas de condamner en bloc les choix opérés par le groupe instituant dès lors qu’il incruste dans les murs certains de ses mouvements de défense contre le traumatisme du polyhandicap. D’une part, parce que ce processus joue sans aucun doute un rôle important dans l’économie psychique de ses membres en proie à l’effondrement, mais d’autre part, parce qu’il ne génère pas toujours que de la souffrance dans le quotidien institutionnel. Ou s’il en importe si manifestement, il faut ne pas oublier que c’est parfois pour mieux faire oeuvre de défense, en permettant aux soignants de trouver ’prêts à l’emploi’ les étais matériels de mécanismes déjà éprouvés par d’autres, ailleurs, en un autre temps... sorte de legs, héritage qu’il s’agira pour l’équipe de gérer au mieux. Et c’est peut-être là l’un des résultats majeurs de cette recherche, qui ouvre de réelles ouvertures cliniques sur le travail d’élaboration de cette souffrance qui peut être mené aujourd’hui, auprès des équipes.

Il nous a même été donné de rencontrer des cas où tout ne semble pas figé, où, lorsque l’architecture pose à nouveau question dans les nouvelles règles qu’elle impose à ceux qui l’habitent, le nouvel espoir d’un autre mode de fonctionnement se fait jour... l’espérance, donc, s’avère bien présente. Ce constat ne peut que plus encore nous conforter dans la nécessité, en tant que clinicien, de rester à l’écoute de ce qui se joue, au-delà des seuls temps de l’origine et de la fondation, dans chacun des événements qui émaillent la vie institutionnelle, et plus particulièrement ceux qui intéressent les murs qu’un groupe, un jour, de par le passé, a imposés à un autre... ce dernier semblant en grandes difficultés pour le conquérir, mais pour qui toute opportunité de le trouver-créer ne semble pas oblitérée.

Mais si, au sortir de ce parcours de recherche, nous entendons bien souligner combien, dans sa portée générale, ce travail doit attirer l’attention de ceux qui oeuvrent dans l’institution, lieu de vie, terrain de pratiques ou objet de recherche, sur ce que sa matérialité peut nous apprendre, nous nous devons cependant de poser des limites à l’extension des résultats acquis ici vers d’autres champs...

En effet, une conjonction de facteurs particuliers – problématique du handicap profond chez des sujets adultes, type de prise en charge, contexte d’origine des projets, cadre réglementaire précis – nous ont permis d’éclairer le processus de création de ces établissements, d’en pointer les défaillances que nous avons proposé de situer du côté de la fonction instituante ainsi que les déficits qui leurs sont consécutifs dans la mise en place du cadre institutionnel. Il n’est pas douteux que d’autres contextes, ne présentant pas un tel faisceau de caractères surdéterminant le projet de fonder une institution, nécessiteraient d’infléchir les propositions qui ont émaillé notre travail. A cet égard, on peut d’emblée ici signaler qu’une mise à l’épreuve de ces résultats vers d’autres cas de figure permettrait d’en évaluer la portée euristique ; il nous serait possible de voir dans quelle mesure se trouvent toujours validées nos hypothèses de travail, dans le cas d’une extension de notre corpus à d’autres institutions, ou d’autres cadres d’analyse, sachant que l’utopie peut être mobilisée dans différents moments de crise, et plus encore qu’à certains moments de fondation, dans certains moments de refondation – de réhabilitation, pour ce qui serait de l’architecte. Les nouvelles hypothèses formulées lors de la synthèse de notre travail pourraient de même s’y trouver mises à l’épreuve.

Au-delà de cette reprise des principaux apports dégagés au fil de notre parcours, nous estimons devoir, dans ce temps de conclusion – qui ne peut qu’être articulaire, intermédiaire – restituer à ce travail de recherche, sa véritable nature de chantier, de lieu d’expérimentation et de questionnement à propos de cette problématique encore peu investie que l’on s’est donné d’y explorer.

Dans cette perspective, nous nous autoriserons, à travers la mise en relief des principales étapes qui constituèrent notre itinéraire de recherche, à proposer dans le même temps les interrogations qui ne manquent pas d’être soulevées et les ouvertures qui permettraient de donner à ce travail ses véritables prolongements..

L’une des exigences fondamentales d’une telle approche transdisciplinaire a été de proposer une réflexion sur les conditions de mise en cohérence d’édifices théoriques inévitablement hétérogènes, du fait de la diversité des disciplines convoquées, de leurs enjeux méthodologiques, épistémologiques et euristiques qui leur sont propres, mais aussi des préoccupations démonstratives qui sont les leurs par rapport à un éventuel objet de recherche pouvant apparaître commun. Pour notre part, l’utopie a été l’objet d’un tel travail. Le développement théorique important que nous y avons consacré n’aurait pas eu lieu d’être, si, en contrepoint des avatars en ayant éprouvé le concept, le modèle lui-même auquel il eut pu renvoyer n’avait subit de nombreuses altérations au fil des reprises, transformations et reformulations du genre, au point que le prodigieux foisonnement actuel éclipse l’objet qu’il était sensé éclairer.

La dimension spatiale et le projet social comme noyau insécable de l’utopie nous a amenés à adopter une position épistémologique particulière, franchissant des frontières – parfois s’érigeant en barrières – disciplinaires nombreuses, afin de proposer un modèle d’intelligibilité particulier de l’utopie. La place centrale que nous nous devions de lui accorder, en tant que système complexe, de ce point de vue, ne peut que nous inciter à en réélaborer, sur les bases déjà établies ici, les différentes articulations. Notre clinique nous a en effet amenés à rencontrer des situations dans lesquelles la pureté du modèle théorique se trouve mise à mal. Rappelons l’écart théorico-clinique majeur qu’il nous a fallu questionner au fil de notre travail, dans les achoppements du projet utopique nés d’une impossible contention sur la scène contenante de l’écrit.

Pour autant, cela nous a amenés à déroger, pour ce qui est du champ de la clinique, à la terminologie en vigueur suite principalement aux travaux de R.Kaës (1978, 1980, 1981) en la matière, voyant dans le mode de mentalisation à l’origine de la fondation des institutions étudiées ici, non pas une nature idéologique mais bien utopique, alors même que l’auteur confine cette dernière dans un travail littéraire... Or, l’absence de figure textuelle, de même que l’identification des caractères propres à un registre totalitaire de la pensée ne pourraient se présenter, selon nous, que sous l’apparence d’un raisonnement spécieux, si elles devaient à elles seules conduire à voir dans le processus étudié plus d’idéologie que d’utopie. En effet, de multiples caractéristiques propres à la figure utopique ont pu être mises à jour en regard de ces constats, et nous avons pu voir que l’analyse et la compréhension du processus à l’oeuvre gagnait plus à identifier, sur la base du modèle théorique établi, les failles majeures permettant d’en expliciter les apories.

Il nous faudrait cependant réinvestir le modèle initialement bâti et présenté dans notre cadre de référence théorique, afin d’y intégrer cette disjonction possible, d’en expliciter les retombées, et, dans la mesure ou nous distinguions les registres utopiques – du créateur d’utopie – et utopiens – de ceux qui la vivent ou y sont soumis –, il serait tout à fait pertinent de montrer en quoi la réalisation de ce projet idéal vient commuer dès le départ, comme dans le cas des M.A.S., ou au moment de sa concrétisation, le mode de mentalisation potentiellement utopique des fondateurs en systématique idéologique, selon la terminologie de R.Kaës. Les effets de retournement, transformation, transmission de formations inconscientes y seraient aussi à éclairer, et la place de la composante spatiale ici mise en évidence, à interroger fortement, à des fins de clarification mais aussi d’unification du modèle proposé avec les travaux existants.

Un deuxième apport qui nous semble ici fondamental, consiste en la mise en place de quelques jalons méthodologiques nécessaires à la rencontre, que nous souhaitons plus régulière et fructueuse à l’avenir, des disciplines dont nous avons tenté ici une première articulation.

Faisons place tout d’abord, le lecteur en a pris maintenant l’habitude, au champ de l’analyse architecturale. Il apparaît pertinent, au regard du travail présenté ici, d’envisager la mise au point de nouvelles procédures de recherche sur les objets architecturaux, qui jusqu’ici – et dès lors qu’elles reposent sur une visée classificatoire des systèmes de formes – évacuent la question de leur occupation et appropriation, susceptibles de mieux prendre en compte le facteur humain, dans ce qu’il peut infléchir, en amont de la définition formelle de l’objet, mais aussi en aval de sa concrétisation, certaines de ses caractéristiques morphologiques et configurationnelles sur lesquelles reposent habituellement l’effort taxinomique ou typologique d’analyse. Un tel développement pourrait être mené dans la lignée des travaux d’A.Rénier. Une telle ouverture induite par cette recherche ne va pas, on s’en doute, sans poser de multiples questions d’ordre méthodologique mais aussi épistémologique quant à la mise en place de telles procédures dans le champ même de l’étude scientifique des objets architecturaux en tant que purs systèmes formels... mais aussi dans le champ des sciences humaines, quant à la définition des descripteurs requis par les procédures d’analyse – dans la validité des informations qu’ils seraient appelés à encoder, voire à réduire immanquablement, mais aussi et conséquemment dans la valeur euristique des résultats auxquels ils permettraient d’aboutir. En ce sens, investir plus avant les travaux d’épisté-mologie de l’architecture, tels que ceux de P.Boudon (1971, 1975, 1991) qui jettent les bases d’une architecturologie, nous semble une première voie à emprunter.

Mais la question se pose aussi de la mise en relation de ce qu’il nous est donné de voir aujourd’hui, dans l’articulation entre réalité matérielle des institutions étudiées et réalités psychiques intersubjective et transsubjective qui constituent notre focale d’analyse, avec cette même articulation saisie dans le temps de l’origine, dans le cadre des processus de conception architecturale... des interrogations pourraient ainsi ressortir d’une mise en regard avec les travaux d’investigation méthodologique de ces processus (Prost R., 1992). La transition avec la clinique apparaît bien évidemment à cette conjonction.

En effet, un tel questionnement renvoie bien évidemment à un prolongement qui s’avérerait déterminant pour l’intelligibilité du processus modélisé ici : l’étude approfondie de ce qui en conditionne le déploiement, méritant d’être, non plus envisagée après-coup, dans un travail de repérage des effets – comme c’est le cas dans notre présente recherche – mais dans l’actuel du projet de création, d’institutionnalisation... bref dans l’origine. Cet autre axe, complémentaire, d’exploration consisterait à investir tout particulièrement le processus à l’oeuvre au sein du groupe instituant, aboutissant à ce transfert vers les murs de contenus psychiques inconscients : quelle est la part du spécialiste de l’espace, qui traduit spatialement le fantasme, le pacte, l’alliance, les défenses, plus ou moins à son insu ? Comment opère-t-il cette traduction et peut-on repérer des ’opérateurs’ spécifiques, dans le langage spatial, architectural, ou dans la méthode conceptuelle, de cette traduction ? Comment s’effectue la circulation fantasmatique entre initiateurs du projet, décideurs, aménageurs ? Quelles résistances sont à l’oeuvre dans ce process de traduction matérielle de productions psychiques inconscientes... et quelles manifestations en sont repérables dans le projet ? En quel lieu se trouve transmis le socle de la fantasmatique à figer architecturalement : dans le programme, dans les normes, dans les choix arbitraires, dans les propositions conceptuelles, dans les discussions informelles ? Ainsi pourrait-on peut-être situer le lieu d’encodage du fantasme collectif, du pacte, de l’alliance... dans l’architectural.

Cependant, ces prolongements thématiques à notre travail ne doivent pas occulter ce qu’il a permis de mettre en évidence comme pierre potentielle d’achoppement, aux niveaux méthodologique et épistémologique. Nous voulons en effet parler de la question de l’étendue des corpus d’analyse permettant respectivement la validation d’hypothèses de recherche dans le domaine de l’analyse architecturale et de l’analyse clinique. Si nous ne craignions d’être trop extrémistes, nous dirions volontiers que la valeur des résultats dans chaque discipline se trouve être inversement proportionnelle au nombre de cas considérés. L’étude approfondie que requiert la démarche clinique, et la place fondamentale qu’elle accorde à l’irréductible part de subjectivité et d’identité décelable dans le registre de la réalité psychique qu’elle se donne d’étudier – qu’elle soit de nature individuelle, intrapsychique, ou interindividuelle, intersubjective, transsubjective, institutionnelle – s’avèrent difficilement compatibles avec les exigences statistiques propres à la nature typologique de l’analyse architecturale.

Au titre du bilan concernant les questions de méthodologie, que nous nous proposons de faire ici pour souligner les relances possibles de notre parcours de recherche, nous souhaitons pointer aussi, du côté de la clinique des groupes et des institutions, et en appui sur le cas des Montaines, ce qui pourrait faire l’objet d’un axe de recherche fécond sur les groupes, dont R.Kaës nous dit que « sans lieu réel, impossible de tenir une réunion [...]. L’espace réel est approprié dans sa relative plasticité, à l’espace imaginaire, dans un rapport de vraissemblance, plus ou moins semblable à – et plus ou moins différent de l’espace imaginaire » (1974, p. 123, s/a). Etudier la construction et le déploiement de la chaîne associative groupale dans son processus spatialisé, en appui et en miroir par rapport à l’espace réel de référence du groupe, tel qu’il nous a été donné de le rencontrer aux Montaines, peut venir éclairer de façon complé-mentaire notre problématique. En effet, s’y trouverait questionné le lieu-relais du discours groupal par rapport au vécu de l’espace concret, dans la situation du groupe de recherche. Le Photolangage© à cet égard en tant que méthode, outil et lieu – cadre – d’un travail de recueil de matériel clinique, mais aussi d’un travail clinique par le biais du recueil de matériel pourrait ainsi être interrogé dans ce qu’il permet de mettre en représentation de cette articulation entre lieu du discours et discours sur le lieu.

Il nous faut également assumer, en ce temps de conclusion, la tâche de pointer les manques et les restes qui ressortent de ce parcours de recherche. Nous avons dû en effet faire le deuil de certaines questions qui, ayant émergé au fil du travail, auraient pu dans l’après-coup donner à penser qu’il aurait été pertinent de s’y intéresser de façon plus centrale, alors que leur découverte n’a eu lieu qu’au décours des méandres du processus de recherche. On pense notamment aux questions dégagées lors de la synthèse menée suite à la discussion de nos hypothèses, et sur lesquelles nous ne reviendrons pas, proposant d’y renvoyer le lecteur.

Nous préférons insister ici sur d’autres points qui, par contre, ont été résolument laissés de côté face à l’importance de la tâche que nous nous sommes fixés ici pour dégager les bases d’une intelligibilité du processus articulaire à l’oeuvre entre réalités psychiques et matérielles. Certaines problématiques connexes, de par leur seule complexité et leur richesse, auraient presque requis un effet de centration privilégié, de fait non compatible ni avec notre objectif premier, ni avec le temps et la place que nous pouvions ici leur accorder. Elles n’en ont pas moins été présentes en toile de fond, et l’avancée de nos travaux nous a permis d’en repérer les principales voies d’investigation possible.

On pense notamment à la question de la transitionnalité, propre à l’utopie contenue dans l’aire intermédiaire de l’écrit et sous certaines conditions de mise en oeuvre de processus de mentalisation, que nous n’avons que peu abordée. La motivation principale de cet abandon repose sur sa quasi-absence de la scène sur laquelle nous avons travaillé. Il n’en demeure pas moins qu’un prolongement de ce travail devrait sans doute aucun questionner les achoppements rencontrés en la matière par les fondateurs, dans l’impossibilité qu’ils étaient de donner du jeu, de créer de la distance, de l’entre-deux permettant à la portée utopique de leur projet d’aboutir de façon plus créative et moins totalitaire que celle repérée ici.

Quelques éléments de réponse ont pu être mis en valeur cependant, notamment dans l’effet de sidération de la pensée et de débordement pulsionnel provoqué dans la confrontation traumatique avec le handicap, dans le vécu d’inquiétante étrangeté et les effets subséquents de dilution des limites ou de retournement des catégories dedans/dehors, moi/non-moi.

De façon tout à fait connexe, on ne peut pas ne pas signaler ici la question du paradoxe, et de la paradoxalité, qui auraient pu à elles seules faire l’objet d’une recherche sur ses modes de déploiement dans la figure utopique, et sur sa nature incontenable (Roussillon R.) au regard de la situation de souffrance psychique vécue par les parents et/ou les professionnels dans la rencontre avec le handicap. Du fait de la complexité de cette question, et avec le souci de présenter les éléments sur lesquels pourrait à bon droit s’orienter sa problématisation en lien avec notre parcours, le lecteur nous autorisera de développer plus avant les bases de notre réflexion en la matière.

Au fil de notre analyse clinique du matériel, il nous semble possible de repérer ce qui pourrait apparaître comme un double énoncé paradoxal inaugural, présent dans le texte législatif de 1978, à travers la proposition faite de reprendre un patrimoine existant sous le coup de la désaffection de la plupart des services de psychiatrie. ’Utiliser l’inutilisable’ en serait le premier versant. Il semble ici qu’on ait affaire à un paradoxe logique, au sens où l’envisage R.Roussillon (1978, 1981, 1991), puisqu’on repère bien les deux caractéristiques qui en sont constitutives : « si A alors non A », et « confusion de deux niveaux distincts » (1981). Si A consiste à utiliser, donc à être utilisable, on bute alors sur non-A qui est d’être inutilisable. La confusion des niveaux serait pour sa part repérable dans la mise sur un même pied d’égalité de l’ensemble – le patrimoine hospitalier jugé inutile – et des parties – chaque bâtiment inutilisé.

Nous développerons cependant plus ce que nous identifions comme le deuxième versant de cet énoncé, qui pourrait être exploré à partir du paradoxe de l’objet transitionnel, à la fois créé et trouvé, et que l’on peut formuler en ces termes : ’Faire du nouveau en ne reprenant que du déjà-là’, que le texte de l’UNAPEI de 1979 ne semble avoir entendu que dans sa formulation la plus absolue. Selon ce que dit R.Roussillon (1981) du paradoxe de l’objet trouvé-créé, on peut faire l’analogie avec notre situation, et pointer la nature logique du paradoxe rencontré dans la lecture du texte du législateur : « si A est la création de l’objet, Non-A sera le fait qu’il soit trouvé » (ibid.). Pour ce qui est de la confusion des niveaux, elle semble ici ne pas s’apparenter au même registre que le précédent, qui relevait plus directement de la non-distinction objet / ensemble – bâtiment inutilisé / patrimoine inutile ; on peut en effet faire l’hypothèse – notre qualité d’architecte venant à l’appui de cette proposition – que c’est pleinement la problématique de l’objet transitionnel que l’on retrouve ici, telle que formulée par R.Roussillon : ce n’est pas tant la confusion des classes que celle des registres de réalité qui semble ici concernée ; « créer un objet, c’est l’investir et cela concerne la réalité interne de l’objet ; trouver un objet concerne, à l’inverse, la réalité externe de l’objet », nous dit l’auteur. Nous avons pu voir dans le texte de l’UNAPEI de 1979, comment l’association était dans l’impossibilité d’investir psychiquement l’objet patrimoine hospitalier, saturé des images de l’asile et du mouroir que sa réalité ne permettait que de trouver réellement sous ce jour 106, ne laissant aucune place pour une création interne d’un autre ordre de réalité que celle-ci. Il semble bien ici que le défaut de création sur l’aire interne vienne du fait que la réponse, qui ne doit jamais être donnée au paradoxe de l’objet transitionnel, est d’avance formulée : tout est déjà trouvé dans la réalité externe. Dès lors, comment créer ? Rappelons nous : la réponse est aussi absolue de la part de l’association, au tout-déjà-trouvé on impose du tout-à-créer. La création – en tant que ce qu’elle devrait être : un investissement sur l’aire interne – se déplace du côté de la réalité matérielle pour faire front à une trouvaille trop massive pour que le paradoxe du trouvé-créé soit maintenu dans l’entre-deux de la réalité extérieure et du psychisme.

La M.A.S. naîtrait ainsi d’une intolérance inaugurale massive au paradoxe reconnu par l’association dans le double énoncé du législateur – ’utiliser l’inutilisable’ / ’faire du nouveau avec du déjà-là’ –, la conduisant à un rejet absolu du trouvé, et le désir, immanquablement tout-puissant, d’une création absolue, non pas interne, mais concrétisée, figée dans la réalité extérieure, basée sur la confusion des registres de réalité interne / externe.

Ces quelques jalons concernant l’existence d’énoncés paradoxaux à l’oeuvre dans le processus de création des M.A.S. étudiées, nous apparaissent confortés par les enjeux soulevés par la problématique de la paradoxalité. Ainsi, face à l’existence du paradoxe, nous dit R.Roussillon, « il faut en outre qu’un espace psychique existe où le paradoxe puisse être mis » (ibid.). Or, nous avons vu, notamment lors de l’examen des sous-hypothèses [SH1] et [SH2], que l’aire de traitement interne/externe du paradoxe dans le mode de mentalisation utopique se doit de mettre en résonance l’espace littéraire utopique et l’espace intermédiaire de l’utopiste qu’est le préconscient... ceux-ci se trouvant être particulièrement défaillants dans les cas qui nous occupent.

Peut être alors pouvons-nous entendre – et ce sera là la dernière hypothèse que nous ferons sur ce point – les achoppements dans la création des M.A.S. comme la réponse à ces énoncés paradoxaux... et ceci de façon d’autant plus surdéterminée que l’on pourrait questionner le mode de défense paradoxal qui s’y inscrirait. En effet, comme le précise A.Ciccone, « la rencontre avec le handicap génère des sentiments de culpabilité » (1999, p. 144) renvoyant à la culpabilité primaire décrite par R.Roussillon (1991), d’avoir créé un mauvais objet, plus traumatique que celle – secondaire – reposant sur l’ambivalence amour/haine à l’égard de l’objet. A.Ciccone propose alors de reconnaître l’émergence de fantasmes de culpabilité chez les parents, permettant, si ce n’est de résoudre la question de la culpabilité, au moins d’en contenir l’aspect traumatique. Nous proposerons, quant à nous, une hypothèse liant cette question de la culpabilité à celle du paradoxe, trouvant appui sur ce que nous avons repéré dans notre clinique d’une mise à distance et d’un enkystement du désir de meurtre à l’égard du handicapé... délégué en quelque sorte du fondateur à la M.A.S. qu’il fonde, projeté pour s’en préserver du psychisme vers la réalité matérielle. Que nous apprend R.Roussillon du paradoxe de la culpabilité ? De son analyse des travaux de D.W.Winnicott sur ce point, il explique que « la culpabilité morale est d’origine interne, elle s’engendre par la dialectique de l’amour et de la haine » (1981). Or, nous avons vu combien ce rapport achoppe à se dialectiser sur un mode ambivalent, pour s’orienter vers un mécanisme de clivage rejetant massivement le désir de meurtre du côté de la réalité extérieure. Avec ce type de paradoxe, que l’auteur qualifie de pragmatique par opposition aux paradoxes logiques, « dans la défense paradoxale, un niveau de réalité – la réalité externe – est convoqué comme défense et négation de l’autre » (ibid.). Formulons ce que pourrait être le paradoxe de cette défense dans le cas présent : ’Mieux vaut se rendre coupable d’avoir créé un mauvais objet M.A.S., lieu de mort, dans la réalité externe, que de se sentir coupable d’avoir créé un mauvais objet enfant handicapé, et de désirer sa mort dans la réalité interne’. Ce détour permettrait de rationaliser la culpabilité impensable du désir de meurtre, en l’objectivant du côté de la réalité externe. Il se constituerait comme « négation maniaque de la réalité intérieure » (ibid.), point sur lequel on rencontre la question des défenses maniaques qui caractérisent, selon A.Ciccone (1999), la confrontation au handicap.

En ce sens, un tel paradoxe pragmatique, s’érigeant en « anti-phénomènes transitionnels » (Roussillon R., 1981), ne pourrait que précipiter les fondateurs qui y ont recours sur la voie d’une utopie systématique, ne pouvant se déployer sur l’aire intermédiaire qui en garantit le potentiel élaborateur.

Ces quelques réflexions – qu’il faut bien entendre dans leur statut d’hypothèses de travail –, réclament encore quelque période de maturation et d’élaboration ; elles nous semblent cependant fournir une piste sérieuse qu’il nous faudrait examiner. Nous espérons cependant avoir assez clairement montré la conscience que nous avons de l’importance de la place qu’on se doit d’accorder à la question de la paradoxalité dans le processus analysé dans cette recherche. En fait, pour être intimement liée à l’utopie comme mode de mentalisation, elle nous semble pouvoir en constituer une autre porte d’entrée, puissamment liée, comme le démontrent les travaux de R.Roussillon, avec la question de la transitionnalité. L’économie de l’une et de l’autre dans le cas présent repose sur le choix que notre clinique nous a amenés à opérer vers une centration sur les effets de ’non-transitionnalisation’ dans le processus visant la suprématie de la réalité extérieure.

Il n’est pas douteux qu’en nous intéressant à des institutions – d’autres M.A.S. par exemple que celles étudiées ici, présentent certainement des profils différents – pour lesquelles un mode de mentalisation de type utopique, contenu sur une aire intermédiaire permettant la gestion des paradoxes fondamentaux pointés ici, et ayant abouti à un dégagement et un traitement du traumatisme, nous serions à même de reproblématiser notre objet de recherche dans cette autre direction... qui s’avère inéluctablement complémentaire à celle empruntée ici, pour accéder à une véritable intelligibilité de la dynamique de notre processus, à travers les diverses voies qu’il serait susceptible dès lors d’emprunter.

Ce travail, que nous avons voulu véritablement transdisciplinaire, tentant de faire se rencontrer deux champs de réflexion, avec leurs propres méthodes et outils d’analyse, nous a permis de montrer combien l’architecture – loin de n’être que matière morte – se pose comme point de nouage et de figuration d’importantes problématiques relevant de réalités psychiques hétérogènes, qui ne peuvent finalement être prises isolément du lieu de leur ancrage, au risque de laisser dans l’ombre une grande part des processus à l’oeuvre dans l’intersubjectivité.

Si des axes féconds de travail ont légitimement dû être abandonnés en chemin, pour préserver une certaine unité à notre parcours de recherche, c’est aussi pour laisser à certaines questions le temps d’une élaboration plus fine qui pourra s’inscrire dans le cadre de développements futurs...

Le lecteur s’en rend compte, multiples sont ici les ouvertures qu’autorise cette recherche, et que favorise immanquablement son caractère transdisciplinaire. Aussi, il nous semble nécessaire de redire que le premier et le plus essentiel des résultats de ce travail nous semble d’avoir été un lieu à partir duquel plus de questions peuvent être formulées que de réponses définitivement apportées.

Cependant, il est une butée que cette recherche nous a permis de rencontrer, qui contribue à n’en faire qu’un premier parcours nécessitant d’autres avancées, de nouveaux développements sur la base des questionnements qu’elle génère. Cette butée est certainement celle avec laquelle tout sujet à affaire dans sa vie psychique : celle de la réalité extérieure dans ce qu’elle impose de plus matériel comme substance et limite. Que nous ayons pu repérer ici les signes dans cette réalité – d’une altérité apparemment la plus radicale qui soit par rapport à la réalité psychique –, d’une mise à l’écart de contenus inconscients, de leur transmission et de leur retour, cela est établi. Par contre, il reste à interroger – non plus du côté des professionnels, dans l’actuel, mais du côté des fondateurs, dans l’originaire de l’institution – le processus selon lequel l’appareil psychique, confronté face au handicap profond à une menace d’effondrement souvent massive, opère de manière élective ce retour vers l’environnement non-humain de ce que génère de violent la rencontre avec l’inhumain.

L’extrait de la pièce de Eric Westphal sur lequel s’ouvrait notre thèse ne saurait mieux rendre compte de la souffrance de ceux qui se trouvent confrontés à un tel traumatisme... souffrance à laquelle on se doit d’être attentif, et nous espérons, par le biais de cette recherche, avoir contribué à y mettre une part de sens dans le lieu où elle se manifeste, pour permettre qu’un dégagement puisse advenir, et que les nuages qui assombrissent actuellement les terres utopiennes de l’accueil des personnes handicapées dans les M.A.S. laissent un jour place au temps, paradisiaque, nous autoriserons-nous à ajouter en cette fin de parcours, que les fondateurs ont tellement souhaité pour elles.

Notes
106.

Pour les architectes, les opérations de réhabilitation sur l’existant, et d’autant plus que le patrimoine concerné se fait le support de représentations négatives – dans le champ socioculturel mais aussi individuel – sollicitent toujours un travail psychique d’investissement, au-delà des indices objectifs que l’on trouve, suturant le plus souvent toute capacité de faire oeuvre de création. C’est donc véritablement, pour le concepteur, une aire potentielle concernant l’objet, pour son appropriation et son traitement, qui doit être déployée entre sa réalité externe et son investissement interne.