;2. 1. Le début de la recherche, avant la seconde guerre mondiale

2. 1. 1. Les théories

En 1800, Leake découvre Yazılıkaya 51 , près de Boğazköy. La ville de Midas, dont le nom antique est demeuré inconnu, fut découverte en 1820 52 . Dès 1876, le site de Carchémish est identifié et fouillé 53 . D’autres restes visibles font l’objet de publications dès le milieu du XIXe siècle 54 . Les sites de Gâvurkalesi et de Gordion furent visités dès 1865, par Perrot et Guillaume 55 . Les premières visites de Boğazköy eurent lieu au milieu du XIXe siècle 56 . Les façades sculptées monumentales (Arslantaş, Arslankaya, Maltaş Hairan Veli, Yazılıkaya, Gumbet, Ajasin 57 etc...) sont attribuées par von Reber, dès 1897, aux Phrygiens 58 .

D’autre part, l’intérêt pour les inscriptions, très soutenu, se constate à travers les travaux de Ramsay et de Hogarth 59 tandis que la traduction des annales de Sargon II, en 1889, mentionne pour la première fois les Phrygiens 60 , lesquels suscitent autant d’intérêt que les Hittites, peut-être à cause de leur mention parmi les peuples de l’Iliade 61 . Le terme hittite fut employé dès 1876 par Sayce 62 . Les premières hypothèses concernant la venue des Phrygiens sont élaborées :

‘“Tales of early migration both ways across the Hellespont and the Bosphorus, all that we can with any certainty infer is, a certain measure of affinity among the population of Thrace and Asia Minor.” 63

Les Phrygiens auraient émigré d’Europe vers la Turquie, mais certains arguent que leurs traditions font d’eux des autochtones ; l’étude linguistique de Rawlinson 64 apparente le phrygien, l’arménien et le grec, langues indo-européennes aryennes d’Asie Centrale.

Maspero, se fondant sur Hérodote, renverse la théorie du sens de la migration. Le mouvement ne s’est pas fait d’ouest en est, mais d’est en ouest selon Hérodote. Ainsi les Tyrséniens de Lydie ont migré en Italie, quittant Sardes et Sagalassos pour prendre la Sardaigne et la Sicile, sous Ramsès III, réapparaissant ensuite parmi les Peuples de la Mer. Ces migrations seraient imputables aux Phrygiens :

‘“The movement of great masses of European tribes in a southerly and easterly direction was beginning to be felt by the inhabitants of the Balkans, who were forced to set out in a double stream of emigration - one crossing the Bosphorus and the Propontis towards the centre of Asia Minor, while the other made for what was later known as Greece Proper, by way of passes over Olympus and Pindus. The nations who had hitherto inhabitated these regions now found themselves thrust forward by the pressure of invading hordes, and were constrained to move towards the south and east by every avenue which presented itself. It was probably the irruption of the Phrygians into the high table-land which gave rise to the general exodus of these various nations.” 65

Maspero entérine la version d’Hérodote et de Xanthus, alors même qu’il considère Hérodote comme un guide peu crédible, en particulier en ce qui concerne l’histoire égyptienne. Les fouilles de Boğazköy confirment son hypothèse par les inscriptions trouvées à proximité, démontrant la destruction du site par les Phrygiens 66 . Pour lui, les mentions d’Homère sont des anachronismes confondant l’habitat des Phrygiens à son époque et celle de la guerre de Troie.

Par ailleurs, Maspero énonce deux idées d’importance : les tessons grossiers mis au jour à Troie sont des reliquats du passage des Phrygiens ; il existe une filiation entre Gordios et Midas.

Au début du siècle, une nouvelle théorie est avancée, suivant laquelle :

‘“The Phrygians... migrated from the mountains of Armenia” 67

Les premières fouilles menées par E. Chantre et G. et A. Körte à Ankara 68 et à Gordion 69 mettent au jour des objets en bronze et en céramique qui attirent l’attention des chercheurs. La publication de la fouille des cinq tumuli de Gordion propose une interprétation historique en se fondant à la fois sur les données archéologiques, sur les Annales assyriennes et sur les textes en grec. Le tumulus III contenant de nombreux objets en bronze, fut daté du VIIIe siècle, date qui ne semble plus crédible aujourd’hui 70 . Les Körte proposent de délimiter le territoire phrygien au nord par le Sangarios, à l’est par le Halys, au sud par Ikonion et Apamae, à l’ouest par le fleuve Rhyndakos, pl. 6 71 . Les Mushki sont assimilés aux Phrygiens, Mita et Midas seraient le même personnage 72 . Ils se seraient installés aux environs de 1100 av. J.-C. D’autres théories 73 supposent qu’il s’agit de deux populations différentes ou que les Phrygiens régnaient sur plusieurs tribus dont les Mushki. C’est la première fois que ces conceptions sont publiées.

Parallèlement, se développe un intérêt croissant pour les Hittites, la première synthèse est publiée en 1910 74 . Leur première identification eut lieuen 1888 par A. H. Sayce 75 . La première synthèse réunit les résultats des fouilles de Boğazköy et les découvertes d’Ankara notamment des reliefs léonins provenant d’Amaksiz, Kalaba, Yalıncak, pl. 63 76 . Plusieurs rochers et stèles inscrits et décorés sont évoqués à Asarcık (une inscription sur le rocher), à Andaval (une stèle inscrite), à Bor (une partie de scène d’adoration), à Ivriz (une sculpture avec une inscription dans le rocher), à Karadağ-Kızıldağ (plusieurs inscriptions), à Maraş (des reliefs inscrits et simples), à Niğde (un fragment d’autel inscrit). Toutes ces données sont datées de la période postérieure à la chute de l'empire, même si elles conservent des liens stylistiques. Selon Garstang en 1929 77 , la cause de la chute de l'Empire (qu’il date en 1200) est inconnue.Les siècles qui ont suivi, entre 1200 et le milieu du XIe siècle, sont des périodes obscures. Les populations occupant le nord-est et les anciens vassaux peu coopératifs du sud ont profité de cette chute du pouvoir central 78 . Cependant, la culture hittite perdure, son appartenance se reconnaît à l’utilisation de la langue louvite et d’inscriptions hiéroglyphiques, ainsi les sites avec des reliefs inscrits et sculptés à Malatya, Bor, Andaval, Niğde, Maraş et Zincirli. Ces monuments ainsi que ceux de la Tyanitide, de Sakçegözü et de Boğazköy sont datés par Garstang de 1050/850. A cette époque, apparaissent les royaumes néo-hittites en Syrie du nord. Cette région qui se divise en plusieurs royaumes, dont les relations sont complexes, serait l’héritière de la culture impériale. Plusieurs textes mentionnent l’existence de ces provinces sous l'empire, certains membres de la famille impériale étant chargés de les administrer. Après la chute de Hattuša, le plateau étant privé de pouvoir central, l’autorité se serait réfugiée dans ces territoires. La défaite de Carchémish et de Maraş (Taurus) sous les coups assyriens marque la fin de ces royaumes vers 720/710. Ils se trouvent dans la partie sud-est de la Turquie et en Syrie du nord et donc pas sur le plateau. Certains éléments de la tradition hittite persistent sur le plateau puisse que Boğazköy en a conservé des traces à travers ses monuments. Les relations entre l’ancienne capitale de l’Empire et les royaumes de Syrie du nord au VIIIe siècle sont inconnues. Les Mushki établis dans le Taurus, que rencontrent les Assyriens, seraient lesHittites du Mitanni ou une branche sud du Hatti, qui remplaça dans le sud autour de Tyana l’ancienne dynastie. Mais, étant donné que ce nom (Mushki) n’apparaît pas dans les sources hittites et que le nom de Mita est équivalent à Midas, les Mushki seraient les premiers émigrés Phrygiens de Thrace 79 .

E. F. Schmidt, l’auteur d’un volume sur les fouilles d’Alişar 80 , suppose que les Phrygiens sont venus de la Thrace, au moment de la destruction de l’Empire hittite par des Barbares, ayant des liens avec les Peuples de la Mer qui envahissent l’Asie Mineure par l’ouest, peut-être par les montagnes arméniennes 81 . La fin de l'empire hittite à Alişar fût violente, plusieurs squelettes d’hommes, de femmes et d’enfants ont été mis au jour, certains empilés. Les murs s’étaient effondrés à la suite de l’incendie qui a détruit la forteresse. Von der Osten propose de voir la fin de l’Empire peu après 1200 82 . Après un temps indéterminé, les Phrygiens auraient installé la capitale de leur Etat centralisé à Gordion.

Dans les années 40, des synthèses inédites sont publiées 83 . L’ouvrage de H. Th. Bossert, Altanatolien, propose de nouvelles dates pour les monuments rupestres phrygiens, le “tombeau de Midas”, à Yazılıkaya, serait du début du VIe siècle 84 . Cette façade sculptée interprétée comme la tombe de Midas semble donc postérieure aux invasions cimmériennes et au Midas du VIIIe siècle, de même la façade rupestre dite “Monument d'Arezastis”, pl. 69 85 , remonte à 550 av. J.-C. Les datations de ces façades ne se fondent pas sur des indices archéologiques, inexistant, mais sur l’épigraphie. Les autres monuments phrygiens d’Arslankaya et Maltaş, pl. 69 86 remontent à la fin du VIIe et au début du VIe siècle. Toutes ces dates seront revues quelques années plus tard, mais aucune n’est antérieure au VIIe siècle 87 .

Les premières études sur la céramique ont été réalisées par les Körte puis par de Genouillac qui consacre un ouvrage 88 à réunir des céramiques de provenance et de date diverse, conservées au Louvre. Les origines indiquées sont vagues : par exemple Karahöyük, ou, plus fréquemment, Cappadoce.

Selon Koşay 89 qui fouille à Alaca 90 , la culture phrygienne serait apparue en Turquie vers 1200 et à peu près à la même date en Anatolie centrale. Les sites d’Alişar, de Boğazköy, de Karaoğlan ou de Bitik disparaissent lors d’incendies à la même date. Parallèlement en 1115, les Mushki, sous le commandement de cinq rois, sont mentionnés dans les annales du roi Tiglat-Pileser I 91 . Selon Homère 92 , les Phrygiens qui étaient constitués de groupes séparés avec des noms différents, lors de leur passage en Anatolie, changeraient de nom. Ils réapparaîtraient au VIIIe siècle, sous le nom de Phrygiens avec comme roi Midas et fonderaient alors un Etat puissant. Koşay remarque que l’apparition des Phrygiens et de la nouvelle céramique dite “Buckelkeramik” sont contemporaines 93 .

Notes
51.

MUSCARELLA, 1988c, 2-4.

52.

Ibid.

53.

Identifié par G. Smith. Fouillé par H. Henderson en 1878-1881 pour le British Museum. HAWKINS, 1998, 69-83. Le site est hors du plateau mais il a fourni les premières attestations de la transition entre l’âge du Bronze et l’âge du Fer. Il convient donc de le mentionner

54.

TEXIER, 1862. LEJEAN, 1869. PERROT, GUILLAUME, DELBET, 1872. von REBER, 1897. CHANTRE, 1898. ANDERSON, 1898. Ensemble d’ouvrages traitant de la question.

55.

PERROT, GUILLAUME, 1865.

56.

BRANDT, 1836. HAMILTON, 1842. van LENNEP, 1870.

57.

KÖRTE, 1898. RAMSAY, 1889.

58.

von REBER, 1897, ensemble des façades sculptées évoquées dans l’ouvrage.

59.

HAWKINS, 1998, 69-83.

60.

WINCKLER, 1889, nous nous référons à l’ensemble de l’ouvrage.

61.

HOMERE, Cf. Chap. 3 Les sources écrites, 3. 1. 1. Homère

62.

HAWKINS, 1998, 69.

63.

GROTE, 1849, 209.

64.

RAWLINSON, 1881,67.

65.

MASPERO, 1873, 461-462. Version anglaise.

66.

Confirmée par MEYER, 1928.

67.

BANCROFT, 1908, 420.

68.

Mention dans FIRATLI, 1959, 203-208.

69.

KÖRTE, 1904, nous nous référons à l’ensemble de l’ouvrage.

70.

SAMS, 1997, 240.

71.

Cf. Pl. 9. Carte du territoire phrygien selon les Körte, KÖRTE, 1904, 5.

72.

WINCKLER, 1901, 71.

73.

Ibid.

74.

GARSTANG, 1910.

75.

SAYCE, 1888, nous nous référons à l’ensemble de l’ouvrage.

76.

Cf. Pl. 63. Carte de répartition des tombes. PRAYON, WIRRKE, 1994, Karte 3.

77.

GARSTANG, 1929, 10.

78.

Ibid. 11.

79.

Ibid.

80.

SCHMIDT, KROGMAN, 1933, nous nous référons à l’ensemble de l’ouvrage ; SCHMIDT, 1931, 329.

81.

von der OSTEN, 1927-28 (réed. 1971), 9.

82.

Ibid., 10.

83.

FRIEDRICH, 1941. BITTEL, 1942.

84.

BOSSERT, 1962, 82.

85.

Cf. Pl. 69.Carte de répartition des sculptures phrygiennes.

86.

Cf. Pl. 69. Carte de répartition des sculptures phrygiennes.

87.

HASPELS, 1951, 3, 5, 7.

88.

de GENOUILLAC, 1926, ensemble de l’ouvrage.

89.

KOŞAY, 1951, 172.

90.

KOŞAY, 1944. KOŞAY, AKOK, 1966. Nous nous référons à l’ensemble des deux ouvrages.

91.

Cf. Chap. 3. Les sources écrites. 3. 3. 1. Tiglat-Pileser.

92.

KOŞAY, 1951. Cf. Chap. 3. Les sources écrites. 3. 1. 1. Homère.

93.

KOŞAY, 1951, 173.