2. 2. 2. 3. Troie

Ce site, bien qu'hors du plateau, fournit les premières données sur la céramique de la transition. Il est indispensable à la compréhension des sites contemporains de Gordion ou Boğazköy. Une synthèse proposée par A. Goetze, en 1957 met en évidence l’importance de Troie 263 pour la compréhension de la transition entre l’âge du Bronze et l’âge du Fer en Anatolie. Ce site ne se trouve pas sur le plateau ; néanmoins la connaissance des données en provenant est capitale pour la compréhension de la phase de transition. Les renseignements sont publiés en 1950-1958 264 . Le niveau VIIb2 se termine aux environs de 1100 265 . Certains spécialistes 266 ont proposé une date plus proche du Xe siècle, mais selon Blegen, le niveau VI se terminerait par un tremblement de terre. La dernière phase VIh, juste antérieure au niveau VII, durerait de 1325 à 1275 267 . La céramique dite “balkanique” de la phase VII est utilisée de 1200/1150 à 900/850. Le niveau VIIa est marqué par la présence de nombreux pithoi sous le sol des maisons, qui auraient servi de réserves en cas de siège. Ceci apporterait une preuve des temps troublés de cette période. La culture matérielle se maintient sans changement au moins pour la céramique, le minyen gris est toujours utilisé. La ville détruite à la fin de la phase VIIa atteste de nombreuses traces de bataille et de tuerie 268 . De nombreuses maisons ont été « ajoutées» dans l’enceinte, ce qui détermine un accroissement subit de la population. Les traces d’incendie suggèrent que la ville a été assiégée, prise et mise à sac. Cette phase serait celle de la guerre des textes grecs, la Troie de Priam et Homère. Le niveau VIIa durerait de 1275 à 1260 et non jusqu’en 1184 269 .

La phase VIIb1 n’apporte pas de changement, les maisons ne sont pas reconstruites mais colmatées et la fortification est réutilisée. Les habitations ont plusieurs pièces irrégulières, parfois des cours. La poterie reste le type minyen gris et chamois. Il y a quelques tessons HR III C 1. L’habitat est entouré par un rempart avec des bastions alignés. Après la destruction, la population se réfugie peut-être à Balli Dağ au-dessus de la rivière du Scamandre 270 . La destruction serait liée à une cause encore inconnue aux environs de 1100 271 .

La phase VIIb2 est marquée par une nouvelle occupation et une production céramique inédite apparaît, la “buckelkeramik”. La couche n’a pas conservé de trace de violence, d’installation par la force, les nouveaux venus cohabitent avec les populations locales. Ce niveau est caractérisé par cette nouvelle céramique non-anatolienne qui coexiste avec les productions grise et chamois. Aucun tesson HR III C 1 n’a été découvert. Au cap Beşik 272 , des couches partielles et des puits contenaient des tessons de la période de la transition entre l’âge du Bronze et l’âge du Fer. Un cimetière probablement de la période VIIa est constitué surtout de pithoi fermés de petites pierres, de constructions en argile, de cercles de pierres, de cistes, et d’un pithos dans une chambre. Quelques tessons de vases mycéniens étaient déposés, peut-être vestiges d’offrande. Les dépôts les plus fréquents sont ceux de céramique grise ou mycénienne qui sont en partie de production locale. Le niveau VIIa de Blegen est contemporain de la fin de la phase HR III C et peut-être même du début du Géométrique ancien. En revanche, Podzuweit met la fin de période VI à la fin de la période HR III C développée, mais il se fonde sur le matériel provenant du cimetière sud, mal conservé, et considéré comme contemporain de Troie VIh.

Après cette phase le site sera abandonné pendant quatre siècles. La nouvelle occupation, VIII, dure de 700 à la période hellénistique. La céramique grise incisée et imprimée est d’un type particulier, mélange d’influences grecques et d’éléments locaux.

Une thèse défendue par A. K. Knudsen 273 porte sur les relations entre les objets en métal et en céramique aux VIIIe et VIIe siècles. Ce travail ne tient malheureusement pas compte des travaux récents de Gordion, ni de Boğazköy. Il se fonde sur Phrygische Kunst, sur les fouilles d'Alişar, et sur un travail dans les musées. L’objectif de cet ouvrage était de montrer que certaines formes sont semblables en céramique et en bronze.

Les études sur la transition entre l’âge du Bronze et celui du Fer se multiplient à partir des années 70, en particulier, celles qui croisent les données obtenues en Grèce et sur la côte égéenne 274 . Une étude a établi des connexions linguistiques entre l’Anatolie et l’ouest au Bronze récent 275 . Les tribus européennes des Balkans auraient attaqué la Grèce au XIIIe siècle. Il existait des colonies proto-thraces en Grèce dès 2200 276 . Après plusieurs tentatives, elles détruisent les citadelles, villes et villages. Cette hypothèse est contraire aux idées antérieures qui considéraient les invasions comme le fait des Doriens. Or, l’auteur estime que ces faits de guerre ne sont pas imputables à de simples bergers. Les Barbares ne colonisent pas forcément les terres qu’ils dévastent. Il est possible qu’ils se déplacent vers l’Anatolie au moment de la chute de l’empire hittite, puis vers la Syrie 277 . De la céramique grise troyenne de type IV et VII a été découverte à Chypre et en Syrie du nord. Le type de la céramique côtelée serait-il une trace des invasions venues du nord 278 ? En Grèce, certaines céramiques faites à la main et brunie seraient venues de Bulgarie ou de Roumanie. Les tessons bruns ou brun clair proviennent de grandes formes ouvertes avec un décor plat appliqué qui ressemblent beaucoup aux vases grossiers de Troie VIIb 1-2, et plus particulièrement la forme C 86 279 . La présence de céramique mycénienne en Anatolie peut s’expliquer de plusieurs façons, par une colonisation, par des échanges commerciaux fréquents, un petit nombre d’objets provenant d’échanges secondaires 280 . Mais une question demeure : que représente une poignée de tessons par rapport à la masse de la céramique anatolienne ? French n’inclut pas les tessons provenant de Konya et de Maşat qui sont pour l’instant assez mal datés. Il est impossible que la présence de tessons mycéniens soit le reflet d’une identité politique.

Au deuxième millénaire, l’équilibre entre l'Egypte et le Hatti est précaire mais il semble garant de la stabilité de l’ensemble de la région. La bataille de Kadesh en 1286/5 est la dernière bataille entre les deux puissances. Elle aboutit à un pacte de non-agression. Dans les textes la décrivant, on trouve déjà des noms de Peuples de la Mer dont les Dardany (Drny), les Lukka. Ceux-ci sont des pirates célèbres en Méditerranée. Ils occupent un territoire dans le nord-ouest de l’Anatolie, Lycaonie ou Carie au sud-ouest. On trouve aussi des mentions des Kashka ou Keshkesh. Selon Sandars il est possible que les Kashka aient joué un rôle dans la disparition finale de l’Empire 281 . Il apparaît qu’ils étaient déjà menaçants aux portes de l’empire au XVIe siècle. Le Hatti a toujours été vulnérable sur sa frontière nord, à cause de leurs attaques. Tous les souverains essaient de les maintenir éloignés de leurs territoires par exemple avec des cadeaux (Arnuwandas IV). Les Kashka semblent très éloignés de la vision classique des “Barbares”. Ils possèdent des chariots et de nombreux artisans et occupent un territoire riche en fer. Ils ont cependant une réputation de pillards. Les premiers pays attaqués sont Nahri ou Mitanni à l’est de l’Euphrate jusqu’à Alep, puis Arzawa au sud-est de Hatti. Ces derniers étaient en contacts politiques constants. Le déclin d’Arzawa a été un élément de la décadence du Hatti. La grande puissance militaire du Hatti a permis la stabilité du pays. Selon Sandars :

‘“The strength of Hatti was a great source of stability in the East Mediterranean and the Near East. It will be part of my argument that the disappearance of this power around 1200 was a major cause of the long Dark Age that followed.” 282

Des recherches récentes ont révélé des similitudes entre l’architecture de Hattuša et celle de Mycènes. Mais aucun objet hittite ne provient de sites mycéniens. Les attaques à la fin du XIIe siècle se sont faites simultanément par la terre et par la mer. Il semble difficile d’admettre la chute d’Hattuša, au système de fortification très solide, Sandars pense plutôt que la ville a été trahie. Hattuša tombe quand le reste de l’empire s’écroule. La Cilicie est très importante du point de vue économique et politique pour le Hatti et certains chercheurs avancent que sa destruction eut des conséquences catastrophiques 283 . Un texte de Suppiluliuma expose la chute d’un souverain voisin comme dela sienne propre 284 . Le XIIe siècle semble le point culminant de la crise. Les invasions sont le fait d’au moins deux groupes, un par la terre, l’autre par la mer. Du point de vue de Troie, la guerre permet aux Grecs de régler les conflits internes entre différentes tribus. Pour certains chercheurs la guerre de Troie est due à un manque de cuivre 285 . En effet, la Grèce manquait de cuivre, Mycènes ne disposait plus du cuivre de Chypre et il était donc nécessaire d’en trouver ailleurs. La céramique mycénienne a des similitudes avec celle de Troie VI trouvée dans la région pontique près des sources de cuivre. La position stratégique de Troie amène un conflit. Selon une autre hypothèse, les envahisseurs du nord (Peuples de la Mer) se dirigent vers la Grèce puis vers Troie, Milet et le reste de la côte sud-est turque 286 . L’apparition des vases faits à la main serait le produit d’un petit nombre d’individus, indépendamment de toute importation. Une autre explication serait, lors de la chute du pouvoir, l’émergence d’une population portant peu d'intérêt à la céramique de bonne qualité. Mais ce modèle ne fonctionne pas à Troie. Dans les niveaux VIIB2, on trouve des productions HR III C et faites à la main de type knobbed ware. Toutes les productions knobbed et certaines autres incisées sont nouvelles. Les types incisés apparaissent en Roumanie à Babadağ dans la Dobrondja, à Psenicevo, à Gabarevo et sur d’autres sites dans la plaine de la Maritsa près de Plovdiv. La distribution de cette production suffit à l’appeler thrace :

‘“The fluted and knobbed pots came out of the south-eastward movement of Hungarian ‘Gava’ urnfields, along the lower Danube and into north-western Bulgaria.” 287

Il est difficile d’évaluer la durée nécessaire à la transmission de cette céramique en Anatolie, au moins trois générations après les mentions des Peuples de la Mer dans les textes égyptiens. Elle n’a rien de commun avec les Peuples de la Mer :

‘“Whatever the last act at Troy was, it was witnessed by Thracian tribesmen from north of the Rhodope. These tribes played some still undetermined part in the rise of the Phrygians, and they controlled the ore deposits of Rhodope.” 288

Les Kashka semblent avoir joué un rôle déterminant dans le renversement de l’empire hittite. Ils possèdent une terre riche en fer et ont donc peut-être influencé l’industrie précoce et primitive du fer en Grèce macédonienne.

Les études tendent de plus en plus à considérer le problème de la transition comme un tout, de la Grèce à l’Egée, au Levant et à l’Anatolie 289 . L’examen des données conduit Akurgal à réitérer ses propos sur la présence d’une période obscure. L’étude des textes assyriens et égyptiens tend à fournir une image de l’invasion du Hatti 290 et permet d’établir une chronologie relative. Les traces hittites disparaissent brutalement en 1200 de Hattuša comme sur d’autres sites anatoliens 291 . Les études sur la céramique HR III C de Grèce continuent de nous fournir des pistes de recherches pour l’interprétation de la transition sur le plateau 292 . Rutter et French proposent de voir deux vagues d’invasions en 1290/80 ou 1200 et en 1190/80 ou 1120, qui ne correspondraient pas à celles de Gordion 293 . Il existe par ailleurs des problèmes de chronologie en Grèce concernant l'HR IIIC et le submycénien 294 . A Troie, entre VIIb2 et VIII, les traces sur le terrain ne révèlent pas de hiatus. La céramique est absente. Au niveau VIII, les productions minyennes grises traditionnelles réapparaissent. La phase VIIb2 est réexaminée pour tenter de déterminer si elle n’appartenait pas au Xe siècle, période où la “knobbed ware” était abondante 295 . En effet, une maison de la phase VIIb2 est toujours occupée au VIIe siècle et des tessons géométriques sont apparus dans le niveau VIIb2. Pour James, comme les Hittites sont datés en fonction des textes égyptiens, il existe un décalage dans la chronologie qui ne correspond pas aux dates phrygiennes. Hattuša en est la preuve car les dépôts ne sont pas importants entre les deux couches, le hiatus est donc court. James adhère à la proposition de Mellaart qui divise la période obscure en deux parties : l’une appartenant à l’âge du Bronze et l’autre à l’âge du Fer 296 .

La poterie non tournée et brunie n’a été reconnue qu'à partir de1965 297 à Mycènes. De même, certains exemplaires (Lefkandi en Eubée) ont été écartés car ils ont été identifiés comme des exemples de l’Helladique Moyen, qui est semblable par la pâte mais différent par les formes. Selon E. French, ce ne sont pas les pots qui sont importés mais la technique et le type. Les liens entre Troie et de plus en plus de sites européens (vallée de la Morava, Novacka Cuprÿe, Tirynthe) ont été établis. Il existe des analogies de motifs entre Thrace, Mycènes et Troie 298 . Une théorie indique que Troie a pu n’être qu’incendiée 299 et pas attaquée. Au niveau VIIb2, la population thrace est plus nombreuse, à cause de l’abondance de tessons retrouvés, selon Hoddinot. Selon DeGraaf, la preuve de la venue des Phrygiens de Troade et auparavant de Grèce 300 est fournie par les similitudes du matériel céramique.

Des recherches en Thrace de l’est ont mis au jour une tombe du Bronze récent 301 . Elle contenait un ensemble de céramique faite à la main très semblable à celle de Troie VIIb2. Des productions comparables se retrouvent dans la koiné qui va du Danube au nord de l'Egée entre 1200 et 700, malgré les variations locales. Les vases thraces se rencontrent à Troie, à Manastir Mevskii (petite île d'Arsa près de la côte sur la mer de Marmara) et à Thasos. La céramique à boutons se découvre en Anatolie aux environs d’Edirne encore au VIIIe siècle. Il semble donc que les mouvements de populations qui utilisent ces types de vases soient indépendants de la chute de l’empire. Certains se sont installés en Anatolie mais sans doute pas assez durablement pour avoir laissé des traces.

Notes
263.

GOETZE, 1957.

264.

BLEGEN, BOULTER, CASKEY, RAWSON, 1958.

265.

Cf. Chap. 7. Céramique. 7. 1. Les périodes obscures-les productions non tournées.

266.

MELLINK, 1960, 249-253.

267.

BLEGEN et alii. 1958, 12.

268.

BLEGEN, 1963, 161-164.

269.

Ibid., 123.

270.

Ibid., 164.

271.

BLEGEN et alii., 1958, 147.

272.

KORFMANN, 1986, 17-28.

273.

KNUDSEN, 1961.

274.

SANDARS, 1971, 1-29.

275.

HOWINK TEN CATE, 1973, 141-158.

276.

WOUDHUIZEN, 1989, 191-204.

277.

BOUZEK, 1973, 167-177.

278.

BUCHOLTZ, 1973, 179-187.

279.

RUTTER, 1975, 16-32. FRENCH, 1979, 371-373.

280.

FRENCH, 1976, 371-373.

281.

SANDARS, 1978, 36.

282.

Ibid., 32.

283.

SANDARS, 1978.

284.

Cf. Chap. 3. Les sources écrites. 3. 5. 1. 1. Les textes hittites impériaux.

285.

BLEGEN selon BLOEDOW, 1988, 23-52.

286.

SANDARS, 1987, carte 14-15.

287.

Ibid., 193.

288.

Ibid., 193.

289.

DEGER-JALKOTZY, 1983.

290.

OTTEN, 1983, 13-24.

291.

BITTEL, 1983, 25-47.

292.

BANKOFF, WINTER, 1984, 1-30. BLOEDOW, 1985, 161-199. MOUNTJOY, 1988, 1-33.

293.

Cf. 2. 3. Les dernières données. 2. 3. 1. 2. La situation de Gordion.

294.

HANKEY, 1988, 33-37.

295.

JAMES, 1987, 41-45.

296.

Cf. 2. 3. 1. Les théories.

297.

FRENCH, 1989, 277-282.

298.

HODDINOTT, 1989, 52-67.

299.

De manière accidentelle.

300.

DE GRAAF, 1989, 153-155.

301.

ÖZDOĞAN, 1987, 5-39.