2. 3. 1. 2. La situation de Gordion

Pendant les années 90, les recherches s’orientent dans plusieurs directions: la publication des données recueillies par Young et de nouvelles fouilles à partir de 1989 dont le but est de clarifier les investigations précédentes, pl. 14 415 .

Les résultats des investigations des années soixante dans les niveaux de l’âge du Bronze sont publiés en 1991 416 . Les niveaux comportant de la céramique du Bronze récent étaient suivis sans interruption apparente par les dépôts de l’âge du Fer. Il n’existe pas de niveau de destruction marquant la fin du Bronze à Gordion. On note la présence dans les mêmes niveaux de la céramique du Bronze récent, de celle faite à la main, et de la céramique phrygienne faite au tour. Les produits hittites sont simples et standardisés, dans la tradition de ce qui se fait sur les sites d'influence ou de domination hittite 417 . C’est une petite entité politique affiliée à Hattuša. Les habitants de Gordion utilisent des sceaux hiéroglyphiques pour sceller les jarres de stockage. La poterie est produite en masse ; il y a donc des spécialisations et des échanges à Gordion même. La ruine du bâtiment CBH marque la fin du Bronze récent et la fin de l’Empire. Une partie des tombes de l’âge du Bronze était située dans le même cimetière que celles de l’époque suivante. Les productions du Bronze récent sont tous des types biens connus sur différents sites. La présence de sceaux et d’empreintes atteste que certains à Gordion au deuxième millénaire pouvaient lire le louvite. Au VIIIe siècle apparaissent les premières traces de phrygien 418 . Les chercheurs se sont donc interrogés sur la présence d’un nouveau groupe ethnique et son arrivée. D’après les données issues de la tranchée basse, il a été conclu qu’il existait deux groupes au second millénaire 419 . Les bases technologiques de la vie domestique semblent relativement stables et il est peu probable qu’elles changent au contact d’autres groupes.

‘“Thus, sudden and significant shifts in these aspects of material culture could be used to identify the arrival of a new ethnic group at the site.” 420

Les constructions du niveau VIIA (1100-950) sont placées sur et parfois dans le niveau antérieur VIII (1400-1200). Les types de céramique modelée ressemblent à certains exemplaires de Troie :

‘“The general affinities of the handmade pottery with alien ceramic products of Troy Level VIIb2 have been observed by M. J. Mellink. More recent excavations of Late Bronze and Early Iron Age levels at sites in Greece, Bulgaria, and Yugoslavia reveal a related phenomenon, whose precise relationships are beginning to be defined and understood.“ 421

Les quatre dernières couches du sondage sous le niveau des mégaracontiennent des tessons post-hittites mêlés à de la céramique hittite ainsi qu’à de la céramique grise. Entre la fin de l’âge du Bronze et l’installation d’une petite communauté, isolée, il n’y a pas de traces d’un long hiatus. La coexistence des trois types de céramique pose des problèmes :

‘“Coexistence of Hittites and Phrygians is surely critical to the notion that Early Iron Age pottery of handmade manufacture developed into wheelmade gray wares primarily as a result of close contact with local potters working in Late Bronze Age traditions.“ 422

L’idée d’une occupation ininterrompue à Gordion repose la question de la transition. A Boğazköy, Büyükkale est abandonnée pendant quatre siècles, alors qu'il semble que Büyükkaya soit réoccupée 423 . D’autres sites présentent des traces de réoccupation : Karaoğlan, Alaca, Maşat, Firaktin et Porsuk.

Au XIIe siècle, apparaît une céramique totalement différente de ce qui s'est fait jusqu'alors 424 , elle a été attribuée à une nouvelle population indo-européenne, car il existe des parallèles en Europe. A Gordion, elle surgit aussi dans des contextes postérieurs au Bronze récent, lié à l'arrivée de nouvelles populations peut-être dès le XIIe siècle. Il est possible que les vases grossiers et les vases à boutons correspondent à deux phases d'infiltration. Pour Sams, ils ont plus de sens comme deux classes d'une même tradition céramique. La céramique européenne se rencontre dans des niveaux d'habitation de la fin du Bronze, juste avant les unités domestiques contenant de la poterie tournée des premières époques phrygiennes. Selon Sams, elles viendraient de Thrace. Henrickson, pour sa part, trouve des liens très vagues entre les productions gordiennes et thraces mais ne propose pas d’autre suggestion. Voigt situe leur arrivée en 1100. En réalité, il y aurait deux ruptures : la première entre le Bronze et le Fer et la seconde entre les phases 7B et 7A. Au niveau 7A, l’architecture est différente ainsi que la céramique qui est faite au tour. Le niveau 7B serait habité par des émigrants venus de l’ouest, les tribus phrygiennes ; le niveau 7A par une population qui viendrait des Balkans. Il est possible que les différents groupes sociaux  aient cohabité:

‘“Historical and ethnographic studies show that more than one ethnic or social group (or ceramic assemblage) can be found side by side in a given geographical region, and this is, after all, a transitional period.“ 425

Sams suggère que les Phrygiens ont partagé le territoire avec les Anatoliens et que la culture phrygienne est née de ce mélange de cultures. Les similitudes entre le matériel céramique de Gordion et celui de Troie s'accompagne de différences fondamentales, induisant Sams à s'opposer aux connexions directes entre les deux assemblages. Les différences résulteraient d'écarts chronologiques ou de variations régionales ou tribales. La datation de la poterie qui se rencontre en Thrace de la fin du Bronze jusqu’au VIIIe siècle n'est pas précisée. La ville survit éventuellement à la chute de l’organisation hittite mais peut-être pas longtemps, surtout si l’économie est liée à l’existence de la puissance anatolienne. Selon certains chercheurs 426 , le site, qui n’a pas de niveau de destruction marquant la fin du Bronze récent, semble avoir été abandonné pendant une centaine ou une dizaine d'années. Les couches d'occupations suivantes datent de 1100 ou 1000 av. J.-C. 427 Il est à noter dans la séquence dendrochronologique, une série de 7 ou 8 ans d’une sécheresse excessive 428 , qui pourrait peut-être justifier l'abandon du site. Les Européens arrivent dans un territoire dont les habitants subsistent difficilement. L’appellation d’invasion est peut-être exagérée et consisterait plutôt à des déplacements de populations. L’origine sud-est européenne transparaît à travers la langue, la littérature et la céramique. Malheureusement il est impossible de prouver que la céramique faite à la main a des corrélations avec celle faite au tour. Les correspondances entre les produits phrygiens et ceux fabriqués en Anatolie antérieurement ne peuvent donc pas être interprétés comme des coïncidences ou des liens entre les deux communautés 429 . Gordion a conservé les traces de l’évolution de la céramique, alors que les autres sites sont le théâtre de l’apparition brutale d’un type déjà développé. Les raisons de ce particularisme de Gordion tiendraient à une évolution séparée de l’ouest du plateau, l’origine européenne d’une partie de la population et de possibles mélanges avec les populations locales. La céramique de Gordion ne peut être comparée à aucune autre production ; malgré cela, tous les ouvrages s’en servent comme matériel de référence. Les séquences analogues sont rares, de plus c’est la séquence céramique la mieux connue du plateau. C’est seulement à Gordion que l’on peut utiliser certainement le terme de phrygien. Il existe quelques importations sur d'autres sites anatoliens. La présence européenne sur le plateau est attestée seulement à Gordion 430 et permet des échanges et l'approvisionnement en minerais de l'Europe. Si les Phrygiens n’étaient pas présents parmi ceux qui apportent la poterie faite à la main, ils doivent sûrement être trouvés dans les mouvements continuels du sud-est de l’Europe vers l’Anatolie centrale.

La reprise des fouilles à Gordion en 1989 sous la direction de M.M. Voigt a permis une nouvelle observation de la stratigraphie. Malheureusement, les sondages étaient de dimensions restreintes. Il est actuellement impossible d’en faire d’autres, à cause de l’occupation en surface par les bâtiments phrygiens. L’architecture de la transition dégagée se réduit donc parfois à une maison. Lors de la réoccupation du site, le matériel et l'architecture ne sont plus comparables avec ceux des périodes précédentes. Ils sont le reflet d'une petite communauté isolée. La céramique, par sa typologie et sa technique, est tellement différente de celle du Bronze récent qu’il semble impossible qu’elle soit issue d’une évolution locale. Elle est forcément intrusive, et de plus étrangère en Turquie 431 . La phase 7B 432 est séparée de la période précédente par une couche d’argile, dans laquelle sont aménagées de nouvelles constructions. Ce niveau daterait de 1100-1000, à partir du terminus post quem constitué par la céramique stratifiée.

Aux environs de 1000, une autre rupture est observée, une construction semblable aux précédentes, BRH, est détruite par un incendie. Il semble que des habitants aient tenté de récupérer du mobilier. A la fin de la période, un autre bâtiment est construit au même endroit. Cette phase 7A remonte à 1000-950/900, 7A suit 7B sans hiatus 433 . Au niveau 7A, un seul bâtiment est brûlé. La céramique apparaît dans les mêmes contextes que des tessons 7B mais elle est différente. Elle est beaucoup plus sophistiquée, avec des traces d'utilisation de tournette. Selon Henrickson, aucune production semblable n'a été retrouvée ailleurs, aucun parallèle n'est proposé 434 . Sams suggère l'existence de deux phases d'infiltration thrace, correspondant à ces deux types de céramiques grossières différentes. Ces deux invasions sont datées entre 1200 et 1000 pour la première, et entre 1000 et 950 pour la seconde 435 . La nouvelle céramique s'impose rapidement alors que le modèle architectural semble être abandonné et que réapparaît une architecture de cellules plus petites et simples, comme l'habitation SWS 436 . Au Fer ancien, la typologie et les techniques changent considérablement. L’apparition de la céramique faite à la main en 1200-1000 suggère une intrusion d’éléments extérieurs à la région 437 . Les problèmes concernant la céramique faite à la main et le début de l’âge du Fer ne sont pas résolus. Henrickson s’oppose à la théorie de Small qui suppose que le système économique de l’âge du Bronze ayant disparu, il ne serait plus possible de produire de la céramique standardisée 438 . Une autre technique serait ensuite adoptée. Les recherches sur les relations à longue distance à la fin du XIIe et au XIe siècle devraient être approfondies. Le changement économique est très grand entre YHSS 439 8 et 7B. Les datations proposées pour l'apparition d'un pouvoir politique à Gordion 440 sont beaucoup plus anciennes que celles présentées jusqu'à présent. La surface explorée de la transition entre l'âge du Bronze et celui du Fer ne donne qu’une vue partielle de la situation, toutes les données sont en cours d’analyse. Les trois principaux rédacteurs n’ont encore jamais produit une synthèse commune, ce qui explique les différentes dates proposées. Il n’existe aucun lien jusqu’à présent entre les travaux effectués par M. M. Voigt et ceux de R. S. Young 441 . Les résultats obtenus à Gordion sur une zone restreinte ne peuvent pas être appliqués au reste de l’Anatolie, les occupations des XIIe et Xe siècle n’ont pas toutes été retrouvées. L’examen des données issues des fouilles de Gordion se fonde sur le postulat suivant :

‘“Pottery-previously used as the primary indicator of migrations (or for that matter, of conquest)- was seen as a very important source of information, but the notion that ceramic traditions could be equated with ethnic groups was rejected.“ 442

L’hypothèse qui date la phase 7B de Gordion de 1100 réduit le hiatus à cent ans. L’idée que les Phrygiens émigrent d'Europe est acceptée par tous à l’exception de Drews. Carrington considère que le problème n’est pas résolu. La royauté émerge à la fin de la phase 7A ou au début de la phase 6B. Muscarella propose une généalogie : Gordios I : 830-800, Midas I : 800-770, Gordios II : 770-738, Midas II : 738-696.

Notes
415.

Cf. Pl. 14. Implantation des nouveaux sondages à Gordion. HENRICKSON, VOIGT, 1998, 81, Fig. 2.

416.

GUNTER, 1991.

417.

HENRICKSON, 1994, 95-129. GUNTER, 1991, 7.

418.

HENRICKSON, VOIGT, 1998, 79-106.

419.

Ibid., 83.

420.

Ibid., 84.

421.

GUNTER, 1990, 30.

422.

Ibid., 95.

423.

Cf. plus bas.

424.

SAMS, 1992, 56-60.

425.

HENRICKSON, 1994, 110.

426.

GÜTERBOCK, 1992, 53-55.

427.

VOIGT, 1994, 265-293.

428.

LIVERANI, 1988, 630.

429.

SAMS, 1994, XXXI

430.

Les recherches récentes à Kaman Kalehöyük indiquent qu'une population européenne a pu occuper le site.

431.

HENRICKSON, 1994, 107, EIAH=Early Iron Age Handmade ware, LBA=Late Bronze Age.

432.

VOIGT, 1994, 265-293.

433.

VOIGT, 1994, 277.

434.

Cf. Chap. 7. Céramique.

435.

SAMS, 1992, 56-60.

436.

Cf. Chap. 4. Architecture et stratigraphie.

437.

HENRICKSON, 1994, 107.

438.

SMALL, 1990, 3-25

439.

YassıHöyük Statigraphic Sounding.

440.

A l'âge du Fer.

441.

Même si des tableaux de concordance ont été publiés. VOIGT, 1997, 58.

442.

VOIGT, 1994, 276.