Introduction générale

‘ ‘’Les pouvoirs publics se mobilisent pour défendre une profession menacée’ (le Monde, 06/01/2001) ; ’Une profession réticente à s’engager : agriculture et productivisme’ (Le Monde, 13/02/2001) ; ’Les manifestations agricoles s’efforcent de reconquérir une popularité perdue’ (Le Monde, 19/02/2001) ; ’Le désarroi des agriculteurs sur ce que sera demain’ (Le Monde, 21/04/2001),... ’ ’

Printemps 1996, la crise de la vache folle : depuis, une profusion d’articles de quotidiens, de débats télévisés, de forums de discussions sur Internet témoigne d’interrogations croissantes sur l’agriculture et son devenir. Impliquant un ensemble d’acteurs très divers dans la mesure où ’‘si l’agriculteur est évidemment responsable de la perte de confiance que lui notifie aujourd’hui la société, (...) il partage cette charge avec l’Etat, l’Europe, les semenciers, les constructeurs de matériel, les établissements financiers, les coopératives, les abattoirs, l’industrie agroalimentaire, la grande distribution... mais aussi avec nombre de consommateurs en quête éternelle de prix discount ...’’ (Libération, 03/04/2001), cette situation se traduit par une mise en cause particulière, fortement ’publicisée’ du fonctionnement établi de ce que l’on désigne comme la profession agricole.

Au regard de ce que certains considèrent alors comme l’ouverture d’une ’deuxième révolution agricole’, c’est la manière dont la ’crise’ ainsi manifeste de la profession agricole, peut faire l’objet d’un questionnement sociologique portant sur le renouvellement de la production sociale des normes [Fritsch, 1992], questionnement que la ’publicisation’ même de cette crise rend particulièrement d’actualité, qui constitue l’arrière plan de la thèse présentée ici. Plus précisément, c’est un intérêt porté à la part que les agriculteurs eux-mêmes peuvent prendre dans la redéfinition des normes qui président à l’exercice de leur activité qui est ainsi à l’origine de cette thèse. Et c’est sur le cadre dans lequel a émergé ce questionnement et cet intérêt que je souhaiterais m’expliquer dans cette introduction avant de présenter le plan suivant lequel a été conçu l’exposé de la recherche conduite sur ces bases.

A l’origine, ce travail est né d’un rapprochement de préoccupations présentes dans deux univers scientifiques distincts. Le premier est celui de l’université et plus précisément du DEA de Sociologie et Anthropologie de l’Université Lumière Lyon 2. Le cours d’épistémologie assuré par Philippe Fritsch a été pour moi l’occasion d’entamer une réflexion sur les notions de ’règle’, de ’norme’ et de ’pratique’ et de leurs usages dans la recherche en sciences sociales et « ‘de faire l’apprentissage d’une démarche consistant à s’interroger sur ce qu’on fait tout au long de la recherche en cours’ »1. Cette réflexion prolongée dans un séminaire sur ’l’action public en question’ et sur le renouvellement des formes d’engagement dans l’action publique2, a constitué le premier point d’ancrage à partir duquel j’ai décidé d’approfondir la question de la place et du devenir des formes d’activité agricoles à partir du sens que pouvait avoir pour les agriculteurs la remise en cause ’publique’ dont leur secteur d’activité faisait l’objet.

Le deuxième univers dans lequel s’inscrit la thèse que j’ai effectuée est celui du Laboratoire de recherche sur les Innovations Socio-Techniques et Organisationnelles en agriculture (LISTO) du département Systèmes Agraires et Développement (SAD) de l’INRA. C’est en effet dans le cadre de ce laboratoire, pluridisciplinaire (regroupant des sciences sociales et des sciences techniques) fortement intéressé par l’articulation entre sciences de la nature et sciences humaines et centré sur l’étude des pratiques et des transformations des pratiques des agriculteurs [Landais et Desfontaines, 1988], que j’ai eu l’opportunité de mener ma première expérience ’d’apprentie chercheur’ et l’occasion d’observer, lors de la réalisation de mon mémoire de DEA, ce que ’faire de la recherche’ pouvait concrètement signifier.

Les travaux menés dans ce laboratoire ont pour objectif, depuis les années quatre-vingt-dix, d’analyser ce que font les agriculteurs des pressions de changement dont ils sont l’objet, dans un contexte où le réagencement et la diversification des demandes adressées à leur secteur d’activité (poids des logiques de marchés et des préoccupations relatives à la qualité des produits, et à la protection de l’environnement...), et les réorientations qui marquent son régime de régulation (réforme de la PAC, importance croissante des filières et montée en puissance de politiques agricoles ’territorialisées’...), se traduisent par une crise du modèle de développement autour duquel s’était organisée la modernisation de l’agriculture depuis les années 50/60 [Lemery, 1995]3.

Correspondant à une orientation générale de recherche portant ainsi sur ce que l’on désigne aujourd’hui comme ’les nouvelles fonctions de l’agriculture et de l’espace rural’ [Allaire, Hubert, Langlais, 1996],mon mémoire de DEA a consisté à étudier la redéfinition de l’exercice du métier d’agriculteur à partir d’une analyse des significations que les agriculteurs attribuaient aux Mesures Agri-Environnementales (MAE) de la Politique Agricole Commune (PAC) [Dégrange, 1996]. Inscrit dans un projet de recherche du SAD de Dijon, ce travail a contribué avec d’autres études d’agronomes, de géographes et de sociologues notamment à « caractériser la diversité des modalités du réaménagement des façons de voir et des pratiques des agriculteurs induit par la mise en place de mesures agri-environnementales » [Lemery, Soulard, Dégrange, 1997].

Le travail de thèse, inséré dans la problématique générale du LISTO visant donc à « ‘étudier les processus en jeu dans la transformation par les acteurs du monde agricole de leurs pratiques professionnelles dans un contexte où celles-ci doivent être de plus en plus négociées avec des partenaires multiples ’», s’inscrit dans le prolongement de cette première expérience4. Néanmoins, le champ d’investigation dépasse cette fois-ci un cadre strictement réglementaire (que celui envisagé lors du DEA centré sur un dispositif ’politico-administratif’ particulier, celui des MAE) pour prendre en compte l’ensemble des nouvelles exigences qui viennent bouleverser le cadre d’exercice d’activité de la profession agricole. Il renvoie ainsi à la volonté de mieux cerner la manière dont les agriculteurs s’y prennent pour répondre aux remises en cause diverses qui affectent leur activité en considérant ces remises en cause comme un analyseur des dynamiques de décomposition et de recomposition en cours du métier d’agriculteur et comme une opportunité pour traiter de la question des processus sociologiques qui conditionnent la capacité d’un groupe professionnel à répondre aux pressions de changement auxquelles il est soumis.

Comment un tel projet de recherche s’est-il alors traduit dans les faits ? C’est ce que je vais maintenant indiquer en présentant le plan d’ensemble du document qui se veut en rendre compte.

La thèse ici proposée porte sur les processus sociologiques en jeu dans la ’transformation de rôle’ à laquelle les agriculteurs se voient conviés du fait du réagencement et de la diversification des demandes qui leur sont aujourd’hui adressées (montée des préoccupations relatives à la qualité et à la sécurité des produits alimentaires, à la protection de l’environnement, nouvelles logiques de développement des espaces ruraux...). Elle vise plus précisément à étudier les relations existantes entre les modalités de cette transformation et la manière dont les agriculteurs interprètent, investissent et utilisent ces nouvelles demandes - socialement construites - pour donner un sens à leur métier et traduire ce sens en pratiques, compte tenu de la diversité des positions qui sont les leurs dans le ’champ professionnel agricole’.

L’explicitation de l’intérêt d’un tel objet de recherche implique d’abord une présentation du contexte dans lequel se pose la question des transformations du métier d’agriculteur en la situant au regard des processus de constitution d’une ’professionnalité’ en agriculture. C’est cette présentation qui fait ainsi l’objet de notre première partie. Le premier Chapitre qui le compose cherche à éclairer notre questionnement en proposant une analyse de la constitution et des évolutions de la profession agricole et de la manière dont cette constitution et ces évolutions ont été appréhendées dans les travaux des sociologues ruraux. Il aboutit à la mise en évidence du développement relativement récent d’un champ de recherche encore peu exploré très directement centré sur une thématique de la crise d’identité professionnelle des agriculteurs. Face à ce constat et pour resituer cette thématique dans un cadre théorique approprié, il nous a semblé nécessaire d’effectuer un certain détour pour examiner plus largement comment était traitée en sociologie la question de la professionnalisation. Dans notre deuxième Chapitre, ainsi, nous essayons de rendre compte des différentes approches auxquelles cette question a donné lieu en sociologie du travail, et notamment de la place qu’occupe dans ce domaine la problématique de l’identité professionnelle. Ce chapitre se veut également montrer ce que la sociologie des professions peut apporter à l’étude de la transformation du métier d’agriculteur. Notre troisième Chapitre est alors consacré à l’exposé de la manière dont nous avons, sur ces bases, entrepris cette étude, selon une démarche compréhensive et interactionniste mobilisant à la fois une sociologie des normes et de la ’justification’ et une sociologie des champs et appelant un dispositif de recherche ’multidimensionnel’ dont nous indiquerons pour finir, les grandes lignes.

Après cette présentation des principes directeurs de notre recherche, la seconde partie vise à caractériser le champ professionnel particulier que nous avons retenu pour la conduire, celui de l’élevage charolais en Bourgogne appréhendé au regard de sa structure, telle qu’elle résulte d’une certaine histoire et des mouvements et des débats qui l’animent aujourd’hui. Les trois chapitres autour desquels elle s’organise visent à fournir des informations indispensables à la compréhension du monde social dans lequel s’inscrivent les ’histoires’ et les actions de changement qui se trouvent au coeur de cette thèse, celles que vivent les éleveurs que nous avons étudiés. Dans notre Chapitre 4, ainsi, nous procédons d’abord à une analyse socio-historique de la constitution de l’élevage charolais en tant qu’il correspond à un certain monde professionnel, avant d’expliciter, dans le Chapitre 5, son rapport singulier à la modernisation de l’agriculture et les conséquences qui en résultent quant à la manière dont il se situe au regard des nouvelles exigences auxquelles ce secteur d’activité se trouve aujourd’hui confronté. D’une nature un peu différente des deux précédents, le Chapitre 6 est construit autour de la présentation des résultats d’une enquête exploratoire, menée auprès d’une quinzaine d’informateurs privilégiés impliqués, de par leurs fonctions ’d’encadrement’, dans les débats en cours sur la situation et l’avenir du monde de l’élevage charolais. Cette première enquête avait comme objectif de dégager les principales ’perturbations’ et les principaux acteurs concernés par les transformations de ce monde. Elle a abouti à un premier tableau de la nature et de l’ampleur de ces transformations, tableau à partir duquel nous avons défini qui et quoi observer plus précisément pour mener à bien notre recherche, en identifiant notamment un certain nombre de ’figures-types’ d’éleveurs représentatifs des différentes ’positions’ en jeu dans le changement. Et c’est auprès de ces éleveurs que nous avons effectué les enquêtes sur lesquelles repose l’essentiel de notre travail.

Ce sont alors ces enquêtes qui fournissent la matière de la troisième et dernière partie de cette thèse, dont les deux chapitres constitutifs ont été élaborés en fonction de la double analyse que nous avons menée à ce niveau. La première a consisté à caractériser la diversité des conceptions des éleveurs à l’égard de la question des transformations de l’exercice de leur métier. Elle a donné lieu à la construction d’une typologie des rapports qu’ils entretiennent au changement tels qu’on peut les appréhender à partir de la manière dont ils décrivent et ’racontent’ les transformations auxquelles ils sont confrontés (Chapitre 7). La deuxième a consisté à rendre compte de la manière dont ces conceptions, relatives au changement ’qui convient’, renvoient à une diversité de positions dans le champ professionnel qui est le leur. Elle a permis de dégager les diverses ’formes identitaires’ qui soutiennent les modalités de l’engagement des éleveurs enquêtés dans le travail de redéfinition de rôle aujourd’hui attendu d’eux (Chapitre 8).

Dans une conclusion générale, nous procéderons à l’examen de l’articulation de la double analyse menée dans les chapitres précédents en termes de récits de la transformation et de formes identitaires afin de dégager une vue d’ensemble du monde de l’élevage charolais et des évolutions dans lesquelles il est susceptible de s’engager. Au terme de cette analyse, nous proposerons une discussion critique des limites principales que nous semble présenter ce travail d’appréhension de la transformation en actes du métier d’éleveur.

Notes
1.

Philippe Fritsch, ’Epistémologie des sciences sociales : règle du jeu’ et ’sciences sociales, jeux de langage et souci de la vérité’ (cours de DEA d’épistémologie des sciences sociales, 1995).

2.

Séminaire animé par des chercheurs du Centre de recherches et d’Etudes de sociologies appliquées de la Loire (CRESAL) et des chercheurs du Centre de Recherche et d’Etude Anthropologiques (CREA).

3.

B. Lemery., E. Chia., M. Barbier., B. Dégrange., (1997) ’Travaux menés dans les domaines de la sociologie et des sciences de gestion de 1993 à 1997’ à l’INRA-SAD section de Dijon. Document de travail, 6 pages.

4.

Ce travail est par ailleurs intégré dans le projet de recherche ’METIS’ du laboratoire portant sur ’le métier et les pratiques de gestion des éleveurs à l’épreuve de la crise de la filière bovine’, projet réalisé entre 1997 et 2000.