PREMIERE PARTIE -
Le cadre de la recherche

Chapitre 1. Le champ de recherche : la question de la transformation du métier d’agriculteur.

Lorsque l’on cherche à cerner le champ d’étude qui est le nôtre, il semble essentiel d’entreprendre d’abord de caractériser « qui est agriculteur ? » [Rémy, 1990]. Appréhender l’activité agricole en termes de statut professionnel tel que défini suivant la classification des professions et catégories socio-professionnelles (P.C.S) communément utilisée s’avère, pour autant, une entreprise délicate. Que l’on considère le monde agricole en fonction de l’idée selon laquelle il s’agit d’un monde ’à part’, ou au contraire dans le souci de mettre en évidence sa similitude avec d’autres groupes professionnels[Maresca, 1985b]5, la définition du métier d’agriculteur reste aujourd’hui problématique. L’examen des problèmes que pose l’identification des agriculteurs en tant que catégorie statistique est, de ce point de vue, significatif.

Pour Jacques Rémy (1990), la catégorisation statistique de l’agriculture est à appréhender à partir de l’histoire de la statistique agricole et plus précisément, depuis 1960, en fonction des différentes préoccupations des instituts statistiques et de leur plus ou moins grande distance et autonomie vis-à-vis des partenaires de la politique agricole quant à la question de savoir qui doit être considéré comme agriculteur. C’est ce qui permet de comprendre par exemple, que l’INSEE retienne comme agriculteurs seulement les personnes exerçant cette profession à titre principal quand le SCEES dénombre sous la même dénomination de ’chef d’exploitation’ un ensemble de producteurs hétéroclites6. Il est alors nécessaire, pour qui souhaite se pencher sur la statistique agricole, de porter une attention particulière à la manière dont ont ainsi été produites les diverses catégories cherchant à rendre compte de la complexité que recouvre la dénomination d’agriculteur. Pour sa part, Rémy (1987) considère que si les instituts statistiques se sont efforcés « ‘à l’intérieur de l’ensemble hétéroclite des producteurs [de distinguer] un certain nombre de catégories construites en fonction des indicateurs économiques (...) cette multiplication des catégories, fort utile pour appréhender plus finement telle ou telle forme de production ou tel ou tel type de comportement économique, met en évidence la grande hétérogénéité du ’monde agricole’ [et] rend d’autant plus délicate la saisie de l’activité agricole comme profession singulière [laissant] sceptique sur la possibilité même d’y parvenir’ » [Rémy, 1987, 416-417].

Alice Barthez (1986), de son côté, montre bien comment la caractérisation statistique des agriculteurs ne suffit pas pour lever l’indétermination qui caractérise ce groupe social. « A chaque tentative faite pour dénombrer les agriculteurs, ou bien ils sont insaisissables, ’flous’, ou bien ils sont ’mal mesurés’ » [Barthez, 1986, 70]. Et elle insiste particulièrement sur la difficulté qu’il y a à appréhender l’activité agricole en référence aux normes du travail salarié. Si la définition statistique du groupe social des agriculteurs est, en effet, problématique c’est que les activités dites agricoles recouvrent une grande variété de tâches impliquées par la production dans ce secteur et que la frontière existant notamment entre ’univers professionnel’ et ’univers domestique’ est floue.

Contrairement à ce qui est observable pour des métiers relativement bien définis, à partir de l’identification de lieux de production et de tâches déterminées, comme c’est le cas pour les activités salariées appréhendées à partir de postes de travail, de plages horaires et de grilles de rémunérations précises, l’exercice de l’agriculture renvoie à une diversité d’activités et de lieux de production et à un temps qui n’est pas exactement mesurable. Il est ainsi difficile de calculer le nombre d’heures de travail agricole effectué par un agriculteur ne serait-ce qu’en raison de l’hétérogénéité du temps agricole, difficilement comparable aux 39 heures (voire 35 heures) hebdomadaires du travail salarié. L’agriculteur travaille donc ’en permanence’. Mais plus encore, la question se pose de savoir quelles limites prendre en compte pour cerner le travail agricole étant donné l’importance des ’bricoles’ recouvrant tout un ensemble de tâches comme l’entretien du matériel, la construction et l’entretien des bâtiments d’exploitation, le nettoyage des parcelles,... et d’autres activités telles que la comptabilité, les commandes auprès des fournisseurs, les négociations avec l’aval de la filière, les relations d’entraide avec le voisin,... qui constituent autant d’activités indispensables à la réalisation de la ’production’ agricole. Ce rapport ambigu au travail se manifeste également si l’on s’intéresse à la délimitation entre activités professionnelles et activités domestiques en agriculture. Comme le souligne Alice Barthez (1982) dans l’analyse qu’elle propose de l’articulation entre le travail et la famille, la difficulté de dénombrer les ’actifs’ agricoles provient du fait de l’organisation ’familiale’ qui prédomine dans ce secteur et qui se traduit par un flou entre retraite et activité, entre scolarité et activité, et surtout entre activité et ’inactivité’ pour les femmes d’agriculteurs [Barthez, 1986].

L’examen succinct des analyses de sociologues quant à la caractérisation des agriculteurs en tant que groupe collectif met bien en évidence la difficulté pour la statistique de régler la question de la définition de la profession agricole. Pour autant, toute l’histoire de la modernisation de l’agriculture depuis les années cinquante, telle qu’elle est généralement analysée semble attester l’affirmation d’une profession véritable. La question de la définition de la profession agricole est, comme le précise Jacques Rémy (1987), essentiellement politique. « Le statut professionnel n’est pas une ’donnée’, n’est pas un ’fait objectif’ mais l’enjeu de luttes (Boltanski, 1982) [qui] évoluent en fonction des rapports de force entre les groupes » [Rémy, 1987, 418]. L’enjeu de ces luttes consiste à caractériser les bénéficiaires de la politique agricole et plus largement les bénéficiaires d’une ’autonomie’ relative dans l’exercice des activités professionnelles. Autrement dit, il s’agit à travers ces luttes de déterminer qui est en mesure d’incarner le modèle professionnel légitime.

Présenter la profession agricole – et accéder à la question des transformations du métier d’agriculteur - nécessite donc que nous exposions, ce qu’il en est de cette construction politique. Pour cela, nous reprendrons d’abord les principaux éléments de constitution de la profession agricole depuis son émergence jusqu’à sa remise en cause actuelle. Ensuite, nous indiquerons, en nous appuyant sur les principaux travaux de recherche menés sur ce point en sociologie rurale, comment la recherche a interprété ce processus de professionnalisation de l’agriculture. Nous serons ainsi amenée à souligner certaines limites, de notre point de vue, dans la façon dont la question des transformations du métier a pu être appréhendée, alors même que les invitations au ’changement’ ne cessent de s’affirmer dans ce secteur d’activités.

Notes
5.

Suivant cet auteur, il conviendrait en effet de sortir du particularisme qui caractérise la plupart des approches faites de ce secteur d’activité en mettant en perspective l’agriculture, l’artisanat et le commerce, ensemble de professions indépendantes, à appréhender suivant les trois dimensions du métier, de la famille et de l’entreprise.

6.

L’objectif principal du Service Central d’Etudes et d’Enquêtes Statistiques du ministère de l’agriculture, est de mesurer la production agricole (notamment à travers le Recensement Général Agricole), ce qui a pour effet de prendre en compte des seuils de production très bas. L’INSEE quant à lui définit des ’ménages agricoles’ et un ’chef d’exploitation’ lorsque un individu exerce le métier d’agriculteur à titre principal.