1.1.1 L’affirmation d’un modèle professionnel agricole

Si on se réfère aux principaux ouvrages7 traitant de l’histoire agricole, c’est dans la fin des années cinquante que la profession agricole prend véritablement forme, lorsque la société confie aux agriculteurs la mission d’assurer l’approvisionnement en biens alimentaires de l’ensemble de la population, de façon à garantir une ’auto-suffisance’ dans ce domaine. Dans la période de reconstruction qui suit la seconde guerre mondiale, la définition du rôle de l’agriculture est alors clairement posée en opposition à « l’état de paysan » inscrit dans un « monde rural ’fermé’ » [Jollivet, 1990] et aux thèses des agrariens qui défendent l’idée d’un « ordre éternel des champs » [Maspétiol, 1946]. Par le passage d’une politique agricole centrée sur des fonctions de ’maintenance’ de la société paysanne à une politique ’d’adaptation’ sectorielle se référant à la société et à l’économie industrielle, l’agriculture devient une activité spécialisée à part entière [Muller, 1984].

Le passage de ’l’état de paysan’ au métier d’agriculteur est fortement impulsé par les jeunes agriculteurs formés dans le cadre du mouvement idéologique de modernisation de l’agriculture qu’a représenté la Jeunesse Agricole Catholique (JAC). La conception du développement portée par la JAC repose sur l’idée d’assimiler l’agriculture aux normes de production industrielles. Elle vise, d’une part, à accroître les quantités de marchandises produites afin de répondre aux attentes de la société ’globale’ qui supposent que l’agriculture rompe avec l’immobilisme qui la caractérise. Et, d’autre part, elle prévoit d’offrir à terme aux agriculteurs un niveau de vie comparable aux travailleurs des autres secteurs de production et une reconnaissance de leur activité professionnelle. Les efforts des jeunes ’jacistes’ visent ainsi à la mise en place d’un groupe social spécifique là où il n’y avait qu’un ensemble d’activités hétérogènes mal définies.

L’orientation de la politique de développement agricole ainsi que l’organisation de la profession qui en découle vont être alors confiées par l’Etat au ’nouveau’ syndicalisme agricole issu de ce mouvement. Celui-ci devient l’interlocuteur privilégié des dirigeants politiques au pouvoir. Cette délégation sera par la suite définie comme une forme de ’cogestion’ établie entre l’Etat et les Organisations Professionnelles Agricoles (O.P.A) [Coulomb, Nallet, 1980]8.

Ces organisations vont être à l’origine de la production de normes, constitutives des lois d’orientation de 1960-62, qui forment le socle à partir duquel sera institutionnellement établie la profession agricole. Les agriculteurs sont alors invités à inscrire l’exercice de leur activité dans le cadre ainsi arrêté, ce qui aboutira à la mise à l’écart d’un certain nombre d’entre eux du monde de l’agriculture ’professionnelle’. Le retrait de ces agriculteurs, trop éloignés du modèle affiché de la sorte, sera même encouragé. Les plus âgés bénéficieront d’une indemnité viagère de départ (IVD). D’une façon plus générale, tous ceux qui ne répondront pas aux nouveaux critères de sélection de la profession (notamment en termes de superficie, formation, et temps de travail) ne pourront accéder à un certain nombre d’avantages tels que, par exemple, la dotation jeunes agriculteurs (DJA) lors de l’installation. Et cette ’normalisation’ de la profession se traduira par une accélération des mutations vers d’autres secteurs d’activités économiques [Rémy, 1987]. A cette époque, ce contrôle de l’entrée dans la profession via l’affirmation d’un type ’d’exploitation socialement désirable’ [Rémy, 1986, 15] sera relativement bien accepté dans la mesure où il apparaîtra comme le prix à payer pour sortir l’agriculture de son retard. Le modèle de l’exploitation familiale ’moderne’, ainsi légitimé, traduit bien la volonté de parité alors recherchée. L’exploitation est ’professionnelle’ si elle est viable c’est-à-dire lorsqu’elle permet à une famille d’y subsister sans recours à une activité externe.

S’il est indéniable, comme le font remarquer Coulomb et Nallet (1980), que l’activité agricole a toujours été une activité fortement contrôlée, le fait nouveau sur lequel insistent la plupart des travaux menés sur la profession agricole, c’est que ce contrôle va se voir directement confié à la profession agricole9. Autrement dit, on peut avancer, en référence à E.C Hughes (1996), que les agriculteurs vont alors bénéficier d’une ’licence’ et d’un ’mandat’ assez exclusifs quant à la définition du ’rôle’ de l’agriculture. Et cette licence et ce mandat vont se traduire par la construction d’un modèle professionnel fortement affirmé, celui de l’exploitation familiale ’moderne’, élaboré autour d’une fonction de production de matières premières alimentaires conduite suivant une logique de spécialisation et d’intensification.

Dans les faits, la définition de la profession agricole issue de la délégation à la ’Profession’ par l’Etat de la conduite du développement agricole - telle qu’elle s’exprime dans les lois d’orientation de 1960-1962 - renvoie à une conception de la profession et à un groupe d’agriculteurs restreints. La ’profession agricole’, ou ’profession organisée’ alors constituée est essentiellement incarnée par les responsables professionnels agricoles reconnus comme « les interlocuteurs de l’Etat, relais de l’intervention politique et organes de son exécution » [Servolin, 1989, 85]. Le développement agricole sera, en effet, pris en charge par une couche particulière d’agriculteurs, majoritairement issue des exploitations de grandes cultures, notamment les ’céréaliers’, et des exploitations intensives orientées vers la production animale (la production laitière essentiellement) [Rémy, 1985].

Si la constitution de la profession agricole telle que l’on vient d’en retracer les grandes lignes est fréquemment présentée comme l’aboutissement d’un processus ’naturel’ d’entrée de l’agriculture dans l’univers de la modernité, ce processus est assurément plus complexe. Comme nous y invitent Coulomb et Nallet (1980), il convient de s’interroger sur les récits qui font de « ‘l’émergence du syndicalisme moderne dans les années soixante (...) l’effet d’une concordance enfin réalisée de ’l’infrastructure’ (le progrès technique dans les exploitations agricoles) et de la ’superstructure’ (une politique agricole conforme aux nécessités de la croissance industrielle) ; cette concordance annonçant la fin du ’retard de l’agriculture’’ » [Coulomb, Nallet, 1980, 2]. Sans entrer ici dans l’explicitation détaillée de ce qui fait qu’à un moment donné de l’histoire une certaine convergence s’est produite et s’est cristallisée dans la nouvelle couche d’agriculteurs issus du CNJA, il est nécessaire d’apporter quelques précisions sur la manière dont a émergé cette ’nouvelle vision du monde’ selon un double processus renvoyant à ’l’existence sociale’ et à ’l’existence politique’ de cette nouvelle paysannerie moyenne [Muller, 1984].

La reconnaissance sociale accordée à l’idéologie ’moderniste’ de l’agriculture est d’autant plus forte que le discours concernant le développement de l’agriculture est désormais tenu par une fraction même de la paysannerie et non plus par des groupes extérieurs et « devient l’expression de la conscience collective des paysans » [Coulomb, Nallet, 1980, 25]. Cette reconnaissance sociale se traduit par une reconnaissance politique, dans le sens où la nouvelle couche d’agriculteurs va réussir à s’imposer politiquement, dirigeant de manière hégémonique l’agriculture [Muller, 1984, 61-62]. Pierre Muller à travers la caractérisation de ce qu’il appelle les ’entrepreneurs paysans’ du fait qu’il s’agit de « ‘paysans qui se veulent entrepreneurs », ou d’une « couche en changement parce que c’est précisément le fait qu’elle est engagée dans un processus de changement qui lui donne (...) son homogénéité relative’ », met en évidence comment cette population sera un ‘« élément moteur du changement social en agriculture’ » et mettra en oeuvre tout un dispositif permettant d’asseoir son hégémonie [Muller, 1984, 63]. Son analyse permet de préciser comment les ’entrepreneurs paysans’ ont effectué une ’opération de codage et de traduction’ des changements engendrés par la modernisation de la société en même temps qu’ils légitiment la prise de direction du monde agricole par ce qui deviendra la ’profession agricole’ en tant qu’appareil ’d’encadrement’ de la politique agricole [Muller 1984, 73].

L’idée que les jeunes agriculteurs du CNJA cherchent à développer est d’une part que l’agriculture doit s’adapter à l’économie moderne, et d’autre part que les changements à entreprendre pour opérer cette mutation ont un caractère inéluctable. Ils réussissent ainsi à faire passer un certain nombre de conceptions et notamment que, premièrement, il est nécessaire « de faire des efforts pour dynamiser le secteur de production agricole », deuxièmement, que les exploitants agricoles doivent pour cela s’engager dans la course au progrès et augmenter la production, troisièmement que cette modernisation entraîne un exode rural indispensable pour sortir l’agriculture de son ’état de sous-développement’, et quatrièmement que la chance est donnée à chacun de participer à cette course au progrès, les exploitants dont la situation ne leur permet pas de s’y engager pouvant bénéficier « ‘d’une série de mesures destinées à faciliter et humaniser l’exode rural ’» [Muller, 1984, 71]. L’habileté de l’idéologie du CNJA sera de défendre l’idée qu’il faut sortir de l’hypocrisie selon laquelle il serait possible d’éviter l’exode rural et d’affirmer au contraire la nécessité d’assumer cette modernisation et adaptation des exploitations agricoles, ainsi que les conséquences des transformations qui affectent le secteur de production agricole.

Reconnu par l’ensemble des agriculteurs, y compris par la grande agriculture représentée par la FNSEA du fait que cette idéologie ne remet pas en cause ses intérêts particuliers, cette couche des entrepreneurs exploitants va participer à l’élaboration et à la mise en oeuvre de la nouvelle politique agricole. Cependant, le modèle de l’exploitant ’moderne’, à partir duquel la ’profession agricole’ qui résulte de l’alliance entre les militants du CNJA et ceux de la FNSEA, définit et défend certains intérêts communs à la majorité des agriculteurs, renvoyant alors à l’idée d’un groupe professionnel au sens large, va se voir progressivement remise en cause.

Notes
7.

On pourra se reporter essentiellement pour une vision d’ensemble de l’histoire agricole, au tome 4 de L’histoire de la France rurale de M Gervais., M Jollivet., Y Tavernier (1976) ’La fin de la France paysanne. De 1914 à nos jours’.

8.

Les principales organisations agricoles ’reconnues’ par l’Etat sont alors au nombre de quatre. Il s’agit de l’APCA (Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture) assurant notamment la gestion de la ’vulgarisation’ agricole depuis le décret de 1956, de la CNMCCA (Confédération Nationale de la Mutualité, du Crédit et de la Coopération Agricoles) concernant la gestion économique de cette activité, et, du syndicalisme ’moderniste’ qu’incarnent le CNJA (Centre National des Jeunes Agriculteurs) fondé en 1957 et la FNSEA (Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles) fondée en 1945.

9.

Nous considérons ici le rôle joué par certaines ’structures-relais’ telles que le Crédit Agricole, le Centre de gestion, les Chambres d’agricultures, etc., principalement en tant qu’elles facilitent la transmission de contrôle de l’exercice de l’activité de l’Etat à la profession. Dans ce sens, elles témoignent bien, en effet, du type de dispositifs utilisés par les syndicalistes pour légitimer leur engagement dans la modernisation de l’agriculture à partir d’outils destinés à ’rationaliser’ l’activité agricole qui seront mis en oeuvre et testés par les agriculteurs eux-mêmes.