1.1.2 Les premières manifestations de la crise de la profession agricole

La décennie qui suit la naissance de la ’profession agricole’ est marquée par une crise. Si cette crise est d’abord économique, elle révélera très vite les limites du modèle même de ’production capitaliste moderniste’ de l’agriculture en tant qu’il ne permet pas de garantir une place dans le monde professionnel agricole pour tous ceux qui l’avaient souhaité et avaient oeuvré dans ce sens avec la conviction qu’ils deviendraient de véritables chefs d’entreprises. Que recouvre réellement la ’crise’ et avec quelles répercussions finalement sur la structuration de la profession ? C’est ce que nous allons chercher maintenant à expliciter en présentant comment elle affecte le modèle de l’exploitation agricole moderne, et quelle position les ’nouveaux’ dirigeants agricoles vont prendre pour tenter de sortir de cette situation qui remet en jeu leur légitimité.

Le contexte politico-économique de l’époque révèle certaines limites de la modernisation agricole telle qu’engagée dans l’après-guerre. « ‘Si l’exode rural continuait, si les structures agricoles évoluaient, ces événements se poursuivaient sensiblement à la même vitesse qu’auparavant, dans tous les pays occidentaux, quelles qu’aient été les mesures prises par les gouvernements. L’exploitation familiale perdurait. La rentabilité des exploitations semblait un objectif plus que jamais inaccessible. En fait tout se passait comme si le secteur agricole échappait aux lois de l’économie capitaliste’ » [Robert, 1986, 106-107].

Les premiers signes de la remise en cause du modèle professionnel agricole moderne sont souvent présentés comme apparaissant dès le début des années soixante-dix avec les retentissements du choc pétrolier en 1973 et la reconnaissance d’une crise économique, au départ considérée comme ’conjoncturelle’. Mais, plus profondément, c’est le fait que cette crise affecte le modèle même du développement autour duquel le secteur agricole s’est constitué depuis la fin des années soixante qui est à souligner. Jacques Rémy (1985) explique comment les perturbations que connaît ce secteur sont antérieures à la crise économique et renvoient plutôt à un début de remise en cause de l’idéologie productiviste. Bien que cette remise en cause ne sera théorisée et mise en avant que quelques années plus tard, elle s’observe pourtant dès la fin des années soixante à travers les ’mouvements de société’ de cette époque : ’les événements de 68’, les violentes manifestations agricoles de 68-72, les mouvements féministes, les tentatives de ’retour à la terre’, « ‘les régionalismes et plus largement la réhabilitation du local, l’idéologie ruraliste, et la crise du développement agricole’ » [Rémy, 1986, 33]. S’il y a ’crise’, donc, c’est avant tout parce que « ‘dans un climat général de modernisation et de croissance, certains groupes sociaux font les frais de cette expansion, soit qu’ils n’en profitent pas, soit qu’elle les menace’ » [Rémy, 1986, 33].

La fin des années soixante est, en effet, marquée par des vagues successives de surproduction qui touchent de plein fouet les exploitations moyennes modernisées, c’est-à-dire les agriculteurs qui ont été ’le fer de lance’ de la modernisation de l’agriculture. Tous les espoirs mis dans cette modernisation s’écroulent donc pour ces agriculteurs qui avaient été les premiers à miser sur le progrès et se retrouvent surendettés et réalisent finalement qu’ils en retirent peu d’avantages voire s’en sortent moins bien qu’auparavant malgré les efforts de productivité qu’ils ne cessent d’accomplir. Certes, un certain nombre d’agriculteurs avaient déjà été exclus de la profession lors de la définition des lois d’orientation de 1960-62, l’exode rural étant, comme nous l’avons vu dans la section précédente, mis en avant par la profession elle-même comme nécessaire à l’accès à la modernisation de l’agriculture. Mais, désormais un grand nombre d’agriculteurs, répondant aux normes d’entrée dans la profession fixées par les lois d’orientation de 1960-62 et qui s’étaient engagés dans cette course au progrès, réalisent qu’ils seront les laissés pour compte de la modernisation agricole.

Cette situation se manifeste, entre autre, par la remise en cause, en interne, des instances professionnelles agricoles, certains agriculteurs ne trouvant pas (ou plus) les moyens d’exprimer, dans le cadre de la représentation censée assurer leurs intérêts, leur conception du métier d’agriculteur. On assiste ainsi, à une certaine perte de confiance qui affecte la croyance suivant laquelle l’adoption du modèle de l’agriculture moderne devait permettre aux agriculteurs de voir leurs conditions de vie s’améliorer et devenir comparables à celles des autres groupes professionnels. L’écart entre le discours unificateur proposé par la ’profession’ et les réalités auxquelles ont à faire les agriculteurs s’accentuant, il entraînera la création d’une série de dissidences syndicales correspondant à un désaveu de la thématique de ’l’unité de la profession’ portée par la FNSEA et le CNJA. C’est ainsi que naîtra, à la suite du MODEF10 créé dix ans plus tôt, déjà dans l’optique de contrecarrer la direction hégémonique de la profession, une très forte contestation des orientations prises en matière de développement agricole qui se traduira, en 1972, dans le courant des ’paysans-travailleurs’ et mobilisera, plus globalement, des agriculteurs de sensibilités diverses opposés au syndicalisme en place et à la collusion entre les pouvoirs publics et une fraction restreinte d’agriculteurs que représentait à leurs yeux la ’cogestion’. Certains CDJA seront même exclus de la gestion du développement agricole du fait de leur proximité avec le courant des ’paysans-travailleurs’ [Alphandéry et al., 1989, 107].

L’idée que le modèle productiviste ne peut qu’aboutir à un accroissement des inégalités au sein de la profession gagnera en puissance avec la mise en place, en 1974, des ’plans de développement’ qui sont l’expression, au niveau de l’orientation politique agricole française, du tournant que va prendre la politique agricole commune, tel que le met en évidence l’analyse de Pierre Muller (1984). Jusque dans le milieu des années soixante, la politique de modernisation agricole française avait été élaborée de façon à ce que chacun puisse y trouver sa place, ou tout au moins puisse croire en cette idée. Or, les responsables en charge de la politique agricole commune, à travers le plan Mansholt proposé dès 1968, affirment « sans détour qu’une partie importante de la paysannerie est condamnée en Europe » et définissent précisément les minimas en surfaces et en chiffres de productions à atteindre pour vivre de l’agriculture [Muller, 1984, 130]. Pierre Muller (1984) montre alors comment le plan Mansholt s’inscrit en rupture avec toute la politique agricole française, politique qui si elle visait bien à encourager un agrandissement des exploitations ne s’était pas risquée à définir de tels seuils de ’viabilité’ des exploitations.

Mais plus encore, si la politique européenne correspond à une véritable remise en cause du modèle de développement agricole français, c’est parce que le rapport Mansholt défend « ‘l’idée selon laquelle l’agriculture, telle qu’elle est pratiquée dans la communauté européenne, relève d’une conception archaïque et même irrationnelle’ » [Muller, 1987]. On a donc à faire à une formulation qui, si elle vient bien appuyer la conception développée par la ’profession agricole française’ selon laquelle il faut moderniser les exploitations, affirme en même temps que les efforts qui ont été consentis pour réaliser cette modernisation sont loin d’être suffisants et demandent des mesures drastiques pour être menés à leur terme. Dans ce contexte, c’est-à-dire compte tenu des formes de régulation de la crise économique proposée par la ’nouvelle PAC’, la profession agricole va être amenée à réagir autrement qu’elle l’avait fait en période de croissance économique. Elle va s’engager dans ce mouvement en visant à resserrer explicitement les conditions d’accès au métier d’agriculteur. Et c’est ce resserrement qu’illustrent bien les ’plans de développement’ en fixant des revenus de référence départementaux auxquels les exploitants qui prétendent obtenir des crédits bonifiés doivent faire la preuve qu’ils ont la capacité d’accéder [Cerf, Lenoir, 1987]. La nouvelle politique agricole française stipule, en effet, désormais clairement que « ‘la modernisation des exploitations agricoles en mesure de se développer dans des conditions rationnelles doit leur permettre d’atteindre, au terme d’un plan de développement, un revenu de travail par unité de main-d’oeuvre comparable à celui des activités non agricoles de la région, tout en améliorant de façon durable leurs conditions de production ’» [article 1er du décret du 20 février 1974].

Pour la ’profession’, cette nouvelle donne va se traduire alors par une certaine déstabilisation du fait du double jeu dans lequel elle va se trouver prise pour, à la fois, organiser plus rigoureusement la production agricole et maintenir sa prétention à la défense de ’l’ensemble’ des agriculteurs. Dit autrement, le tournant que connaît alors la politique agricole européenne et française va mettre pleinement en évidence, comme le souligne Pierre Muller, « ‘le problème central des organisations professionnelles françaises face au développement de la politique de modernisation : comment concilier la poursuite d’une telle politique et le soutien d’une majorité d’agriculteurs ?’ » [Muller, 1984, 133-134]. C’est en effet, à une réelle contradiction que le syndicalisme agricole majoritaire français doit faire face : « ‘la profession agricole se trouve prise dans un dilemme dont elle a peine à sortir : d’un coté, elle est contrainte de poursuivre et d’approfondir la modernisation de l’agriculture, c’est-à-dire la constitution d’une couche d’entrepreneurs agricoles individuels distincts de la masse des paysans. Mais d’un autre côté, elle est aussi censée préserver, dans la mesure du possible, sa capacité à représenter d’une façon plausible l’ensemble de la paysannerie, puisqu’il s’agit du fondement même de la légitimité des organisations agricoles : n’affirment-elles pas constamment, pour se démarquer des opposants, qu’elles sont les seules à représenter réellement tous les agriculteurs ?’ » [Muller, 1984, 140].

Tout en dénonçant le caractère élitiste que présentent les plans de développement, la préoccupation du syndicalisme étant de défendre (et d’être reconnu par) la masse d’agriculteurs, celui-ci accepte également cependant l’idée selon laquelle il est nécessaire de veiller à une ’sélectivité’ des aides à l’agriculture notamment en privilégiant les exploitants ’décidés’ à se moderniser. Au prix d’un discours dont le flou est à la mesure de leur ambiguïté au regard de la nouvelle politique qui se met alors en place, les organisations professionnelles dominantes vont chercher à minimiser les effets des plans de développement pour ne pas être discréditées auprès de la masse des agriculteurs. Mais, du coup, ce sont les limites mêmes de la cogestion qui vont apparaître. Ainsi, alors que l’Etat avait quelques années plus tôt trouvé certains avantages à confier à la profession agricole l’organisation de la modernisation agricole,11 il se trouve désormais dans une situation de dépendance vis-à-vis des organisations syndicales quant à l’orientation de la politique agricole12. Alors que le gouvernement cherche à modifier le rythme de la modernisation, « la profession agricole se transforme en facteur de résistance, dès qu’elle sent ses intérêts hégémoniques menacés » [Muller, 1984, 141].

Pour autant, une telle situation n’aboutira pas à remettre en cause la légitimité acquise par les responsables professionnels agricoles dans la mesure où aucune autre politique ’crédible’ ne parviendra à s’imposer. Si certains syndicats minoritaires commencent à s’affirmer et à s’opposer au discours dominant, c’est essentiellement sur un mode critique, sans qu’ils trouvent à formuler une alternative du genre de conception de l’exploitant agricole ’indépendant’ qui est à la base même du succès du syndicat dominant. Ainsi, la profession agricole réussit, tant bien que mal, à gérer cette première crise, en restant campée sur ses positions, sans reconnaître les éventuels excès de la modernisation agricole et sans chercher pour autant à proposer un nouveau modèle professionnel. Paradoxalement, l’affirmation de la crise se traduit par la réaffirmation d’un modèle professionnel agricole moderne, le contrôle d’entrée des agriculteurs dans la profession étant renforcé par un contrôle du fonctionnement même des exploitations agricoles à travers la mise en place des mesures d’aides au développement et à une sélection cette fois-ci explicite des agriculteurs ’professionnels’.

Notes
10.

Mouvement de Défense des Exploitations Familiales, fondé en 1959.

11.

L’Etat notamment laisse à la profession le soin de réguler la population agricole et de gérer l’exode rural, conséquence de la politique de la modernisation.

12.

L’administration agricole cherchera d’ailleurs à récupérer une partie de la gestion de la politique agricole lors de la mise en place des plans de développement par le rôle de contrôleur de l’octroi de l’aide publique par la DDA, mais sans réel succès.