1.1.3 De la crise du productivisme à la recomposition de la profession agricole : la question de la redéfinition du métier d’agriculteur

Si la crise qui affecte la profession agricole dans les années soixante-dix révèle que le modèle agricole, tel qu’il avait été conçu pour permettre à ceux qui le souhaitaient de prendre le train du progrès et de se hisser au rang d’entrepreneurs au même titre que les autres secteurs d’activités économiques, s’effrite, ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard qu’apparaît une critique du productivisme en agriculture. En effet, comme le précise Jean-Paul Billaud (1996), c’est seulement à partir du début des années quatre-vingt que la légitimité de la ’profession agricole’ va être réellement contestée. « Instrument idéologique d’une sélection fondée sur l’élitisme, ne garantissant même pas une reconnaissance à la hauteur de ce qu’il exprime, le modèle de l’agriculteur chef d’entreprise s’est d’autant plus effrité que la diversification des activités agricoles, s’ajoutant au maintien d’un pluralisme hérité, a battu en brèche toute tentative d’enfermer les agriculteurs dans un seul modèle, a fortiori lorsque celui-ci entre dans l’ère du soupçon » [Billaud, 1996, 110].

La mise en cause du productivisme se fait alors plus ferme. Jacques Rémy (1985) rappelle ainsi comment cette contestation a émergé et s’est consolidée à partir d’un certain nombre d’événements emblématiques. Sans entrer dans le détail, nous pouvons reprendre les deux principaux éléments qu’il mentionne. Le premier remonte à 1977, il correspond à l’appel d’une agriculture ’plus économe et plus autonome’ tel que formulé dans un rapport produit par Jacques Poly (1977), directeur de l’INRA. Le deuxième est la consultation des agriculteurs ’de base’ lors des Etats Généraux du Développement Agricole mis en place en 1981-82 par Edith Cresson alors nouveau ministre de l’agriculture, en vue d’engager une réflexion sur les perspectives de l’agriculture [Eizner, 1985].Ces deux ’avertissements’ donneront lieu à de vives réactions de la part des principaux responsables professionnels inquiétés par l’idée de perdre le contrôle du développement agricole. Le changement de politique ainsi amorcé se traduira en effet par une tentative de remise en cause de la reconnaissance du syndicat majoritaire comme représentant exclusif des intérêts des agriculteurs13.

L’arrivée de la gauche au gouvernement a joué un rôle important dans la critique du productivisme. Il est désormais officiellement question dans les objectifs de ’changement’ proposés par le nouveau pouvoir, de combattre les excès de la modernisation en freinant l’exode de la population agricole et rurale vers d’autres secteurs de production et en s’engageant dans une revitalisation du tissu rural. L’image forte de l’agriculteur ’moderne et performant’, constituée dans la période de modernisation agricole, sera de nouveau ébranlée lors de la mise en place des quotas laitiers14. La réglementation européenne rappelle ainsi comment le contrat qui lie la profession agricole à la société est établi avec un droit de regard sur l’accomplissement de sa mission. Le contingentement de la production vient, dans ce cadre, bousculer l’idée selon laquelle la profession agricole assure à elle seule la définition de son rôle.

Face à un modèle hégémonique en perte de vitesse, commence donc à s’élaborer une réflexion sur des perspectives possibles pour l’agriculture, autres que celles envisagées uniquement en termes de ’modèle professionnel moderne’. Un nouveau discours émerge ainsi timidement au sein même de la profession agricole, au prix d’un véritable renversement, parfois, des arguments jusqu’alors défendus par les responsables agricoles15. Des préoccupations nouvelles quant au devenir du monde rural affectent désormais assez fortement le monde de l’agriculture. Si ’l’agriculture de compétition’ est toujours sur le devant de la scène, les responsables espérant encore contrôler par une ’fuite en avant’ la possibilité de conserver l’image du métier d’agriculteur à travers son ’modèle de prédilection’, celui du ’producteur-entrepreneur’ [Billaud, 1996], en même temps la thématique de la diversité de l’agriculture (venant relativiser l’accent mis sur la spécialisation et plus spécifiquement l’intensification de la production) et surtout celle de l’agriculture duale (face à l’agriculture unitaire représentée par la couche sociale des agriculteurs ’modernistes’) sont progressivement avancées [Rémy, 1985]16.

Les réflexions induites par ce mouvement général de remise en cause se traduisent en effet, au niveau de la profession, par des propositions sur le développement d’une agriculture à deux vitesses, reposant sur la séparation de la fonction essentiellement ’productive’ (qui serait celle des ’vrais’ agriculteurs, ou des ’bons’ agriculteurs, ceux qui sont à la pointe, capable de se spécialiser, font du chiffre, etc.) des autres ’fonctions’ de l’agriculture, (ou encore d’une agriculture ’sociale’ réservée aux agriculteurs sur des zones difficiles, qui ne pourront jamais égaler les ’vrais’ agriculteurs, mais qui permet de maintenir une population dans des zones rurales et de loisirs) sans que soit d’ailleurs tranchée la question de la répartition de ces activités [Rémy, 1986, 23]. Dans les années quatre-vingt, l’idée de voir coexister deux agricultures semble ainsi être au coeur des débats et elle est relativement bien perçue au sein des O.P.A17. L’organisation dualiste de la production articulerait une agriculture « à la conquête des marchés composée d’exploitants professionnels » d’une part, et « une agriculture permettant l’occupation de l’espace sur l’ensemble du territoire » d’autre part, qui « relèverait d’aides directes justifiées par sa contribution à l’entretien de la nature et à la revitalisation du milieu rural ainsi que par les impératifs de la lutte contre le chômage » [Alphandéry et al., 1989, 230]. Autrement dit, le monde serait ainsi partagé entre des ’agriculteurs compétitifs’ et des agriculteurs jugés ’non performants’.

Jacques Rémy (1985) souligne alors les dangers de voir émerger, à partir de la notion de diversité ainsi ’cristallisée’, une nouvelle dichotomie entre les ’agriculteurs’ qui réinvestiraient le rôle de professionnel et le reste des paysanneries françaises. D’autant plus que, contrairement à l’essai de constitution de la profession agricole dans les années cinquante, où la volonté de proposer une conception unitaire de l’agriculture n’était pas seulement de l’ordre du mythe, la question de la redéfinition de la profession telle qu’elle se pose dans les années quatre-vingt à travers l’idée d’une agriculture à deux vitesses s’oppose assez radicalement à cette unité ou encore à la volonté de constituer une profession qui tiendrait compte de cette diversité puisqu’il n’est nullement question de tendre vers un idéal duquel chacun pourrait chercher à se rapprocher. « L’unité de l’agriculture, qui n’est pas seulement un mythe, mais une réalité politique, et, dans une certaine mesure, une réalité sociale, risque de s’effondrer si ces projets aboutissent (...) de même que les prétentions de l’appareil d’encadrement à être l’instrument de tous les agriculteurs. » [Rémy, 1985, 59].

On voit bien, à partir de cette proposition, comment se pose la question du statut du métier d’agriculteur. D’autant plus qu’une autre conception du développement agricole est défendue par un certain nombre d’acteurs du développement local selon laquelle les agriculteurs, dans leur ensemble, « ne sont pas seulement des producteurs spécialisés de biens alimentaires insérés dans les filières verticales agro-industrielles, mais les parties prenantes d’un territoire particulier avec lequel ils entretiennent des liens multiples » [Alphandéry et al., 1989, 220].

On assiste donc à une réouverture des interrogations relatives à ce que recouvre l’exercice de la profession agricole, (interrogations que la tentative de définition de l’identité professionnelle effectuée dans les années cinquante - soixante devaient précisément clore). Et ces interrogations sont d’autant plus vives que, comme le rappelle Rémy (1985), les débats relatifs à la définition de cet exercice ne se limitent pas à la profession mais dépendent aussi de la position prise par ’l’Etat et le système social’ concernant l’évolution de l’activité agricole. De nouvelles exigences émanant d’univers qui lui étaient jusqu’alors étrangers (montée des préoccupations relatives à la sécurité et à la qualité des produits alimentaires, à la protection de l’environnement, nouvelles logiques de développement des espaces ruraux,...) constituent, en effet, de nouveaux enjeux à partir desquels le métier d’agriculteur est invité à se recomposer.

L’inadéquation croissante entre un ’modèle de référence’ et une « évolution socio-économique aux effets trop radicaux et trop divers pour que ce modèle soit approprié par l’ensemble de la profession » [Billaud 1996, 109] se traduit ainsi par une ’crise’ de l’identité professionnelle agricole [Rémy, 1987] particulièrement visible, par exemple, à travers la montée à la fin des années quatre-vingt d’une image de ’l’agriculteur–pollueur’ qui vient se substituer à celle de ’l’agriculteur-producteur’. C’est bien l’ensemble des acteurs du monde agricole qui se trouve confronté à la nécessité de réaffirmer sa position quant à la question du développement agricole et du rôle de l’agriculteur du fait que celui-ci ne peut plus être, désormais, défini exclusivement à partir de son rôle de production de matières premières alimentaires. Comme le souligne Dominique Jacques-Jouvenot (1997) : « la crise conjoncturelle qui frappe l’agriculture des années 80 aux années 90, - les paysans accumulant des difficultés face aux prix des produits, à la baisse des revenus, la diminution du travail féminin et les quotas laitiers – sera décisive. La production, soubassement de l’identité professionnelle des pères, est mise à mal. Les chefs d’exploitation, jusque là épargnés dans leur identité sociale et professionnelle, sont mis en question dans leur fonction première qui est celle de nourrir la nation » [1997, 108].

Un début de redéfinition va alors s’amorcer, dans le début des années quatre-vingt-dix, avec des tentatives de reconstruction d’un discours légitimant la profession. Cette recomposition émergente donne lieu à une mobilisation de la part de syndicats à la recherche de nouvelles formes de légitimation qui ne sont cependant pas encore stabilisées. Des stratégies sont mises en oeuvre dans l’objectif de prendre acte des nouvelles demandes qui sont adressées à la profession agricole. Le discours des syndicats agricoles commence à intégrer les demandes de ’rôles sociaux’ nouveaux adressées à l’agriculture en matière notamment d’aménagement et d’occupation du territoire. Du coté de la FNSEA, cette évolution, analysée par Jacqueline Mengin (1996), se traduit par exemple par la signature en 1991 d’une Charte pour le Monde Rural. Du coté de la Confédération Paysanne, elle se manifeste par la création la même année, d’un mouvement, ’l’Alliance’, qui réunit agriculteurs, consommateurs, écologistes et milite pour une agriculture ayant une utilité économique mais également sociale, cette utilité sociale se définissant « par la promotion d’une alimentation de qualité et d’une qualité de vie par le maintien d’activités agricoles sur l’ensemble du territoire » [Mengin, 1996, 180]18.

Cependant, en même temps qu’apparaissent certains ’réajustements’ des activités agricoles et que de nouvelles stratégies sont imaginées en vue de légitimer la profession, les contours du métier d’agriculteur deviennent de plus en plus flous. Le discours concernant le ’rôle’ de l’agriculture apparaît plus confus. Contrairement à ce que l’on aurait pu imaginer au début des années quatre-vingt-dix, avec la mise en place de nouvelles normes agricoles issues de la réforme de la PAC de 1992, cette confusion va se voir amplifiée et réactivée plus fortement encore avec l’institutionnalisation lors de la dernière loi d’orientation française de la thématique de la ’multifonctionnalité de l’agriculture’ et de sa concrétisation dans les ’Contrats Territoriaux d’Exploitation’ tels que définis dans cette loi. L’affirmation de la triple fonction économique, sociale et environnementale maintenant attribuées aux agriculteurs d’aujourd’hui19 renforce une crise d’identité professionnelle qui invite désormais explicitement les agriculteurs à s’interroger sur leur rôle et cela d’autant plus qu’ils prennent conscience de leur relative impuissance face au marché mondial ou aux normes européennes. Faute d’orientations collectives claires que ce soit de la part de l’Etat ou de la Profession, s’il est dorénavant impensable de ne pas prendre en compte ce que la société attend de l’agriculture, c’est à de fortes incertitudes que les agriculteurs sont confrontés. Comme le synthétise Billaud (1996) « tout se passe donc comme si la dégradation qui affecte la représentation collective privait l’agriculteur d’une référence attractive et le livrait à lui-même dans cette tâche nécessaire de (re)construction identitaire. » [Billaud, 1996, 118]. Mais si une redéfinition du métier d’agriculteur semble donc bien aujourd’hui s’imposer, c’est sans que pour autant soit établi ce vers quoi ce métier doit désormais tendre.

Notes
13.

Edith Cresson invitera en 1981 et 1982 les autres syndicats à la Conférence Annuelle Agricole, instance ou se débattent les grandes orientations de la politique agricole. Cependant cette ouverture restera timide, la FNSEA et le CNJA cherchant à maintenir leur monopole de représentativité. La cogestion sera réactivée avec le retour de la droite en 1986 et l’arrivée au poste de ministre de l’agriculture en 1987 de François Guillaume, ancien dirigeant jaciste et leader de la FNSEA. En opposition au retour de la direction hégémonique de la profession, certains syndicats minoritaires fusionneront dans la ’confédération paysanne’ créée à cette époque.

14.

Cette mesure mise en place en 1984 vise à limiter la production et freiner ainsi les coûts induits par les ’excédents’ agricoles gérés par le FEOGA (Fonds Européens d’Orientation et de Garantie Agricole).

15.

La mise en place, suite aux Etats Généraux du Développement Agricole, de commissions d’aides aux agriculteurs en difficultés marquent bien le revirement de position de la profession agricole, d’autant plus qu’il s’agit notamment d’agriculteurs supposés représenter le modèle de la profession moderne’ (les jeunes agriculteurs, les intensifs...).

16.

Le discours sur la dualité de l’agriculture a été introduit dès les années soixante dix, dans la politique d’aménagement du territoire autour des débats sur les agriculteurs et les ’jardiniers de la nature’ [Collomb, 1977]. C’est donc à un renouvellement de ce débat que l’on assiste dans les années quatre-vingt /quatre-vingt-dix, étant entendu que la question se pose désormais dans un contexte de crise du modèle de modernisation de l’agriculture et qu’il s’agit de développer une politique qui vise à redynamiser économiquement et socialement les espaces ruraux plutôt que la ’conservation’ de l’environnement rural.

17.

Jacques Rémy analyse d’ailleurs le discours des représentants de Chambres d’Agriculture et plus précisément de l’APCA quant à la possibilité de réorienter la conception du développement vers cette nouvelle ’répartition’ des rôles et par extension de la réorganisation du travail du conseil agricole.

18.

Le ’Groupe de Seillac’, agriculture société et territoires, réunissant ’des personnalités d’univers différents réfléchissant sur les rapports entre agriculture et espace rural’ remplacé depuis 1995 par le ’groupe de Bruges’ promoteur d’un élargissement de ce débat au plan européen est une autre illustration, proposé par Jacqueline Mengin des tentatives de reconstruction d’un discours de légitimation d’une ’nouvelle agriculture’.

19.

Voir le numéro 164 de la revue Pour de décembre 1999 consacré à la question de la multifonctionnalité.