1.2.1 L’émergence de la sociologie rurale française

La sociologie rurale s’est développée assez tardivement en France, du fait notamment de l’intérêt principal des sciences sociales pour les transformations liées à la révolution industrielle et aux phénomènes d’urbanisation. Jusque dans les années cinquante, le rural est avant tout un objet d’investigation pour les géographes et les historiens. De plus, le découpage quelque peu arbitraire entre sociologie rurale / sociologie urbaine rend difficile la saisie de l’objet même de ces sous-disciplines. Ceci explique d’ailleurs en partie la difficulté de procéder à un examen des travaux des sociologues ruraux quant à la question spécifique de la profession agricole, dans la mesure où en tant que ’spécialité’, la sociologie rurale apparaît en même temps comme une sociologie ’généraliste’ [Jollivet, 1997]. Ainsi, et bien que l’analyse du travail agricole soit avant tout le fait de sociologues ruraux (et non pas, comme on aurait pu l’imaginer, de la sociologie du travail), les recherches portant directement sur le thème ne sont pas très nombreuses. Si la sociologie rurale s’avère surtout une ’sociologie des agriculteurs’ [Robert, 1986], cela ne signifie pas pour autant que leur spécificité en tant que groupe professionnel, ait fait l’objet d’une attention particulière. C’est plutôt en tant qu’ils appartiennent à des ’communautés rurales’ confrontées à la question de la ’modernisation’ de la société qu’ils sont appréhendés. L’analyse du monde rural est ainsi abordée essentiellement au regard de son rapport au monde urbain. La question qui se pose étant « celle de savoir si cette composante essentielle de la société que sont les campagnes – entendons ’agricoles’ – dans une France des années 1950 sera capable de s’adapter aux changements indispensables » [Jollivet, 1997, 116].

Si les sociologues ruralistes seront soucieux de reformuler cette question de société en veillant à assurer une ‘« attitude fondée sur une ’distanciation critique’ avec le réel ’» [Jollivet, 1997, 116], la constitution de la sociologie rurale sera quoi qu’il en soit marquée par une prépondérance de recherches portant sur l’analyse du processus d’entrée des ’sociétés paysannes’ dans la société capitaliste française. Les recherches visent à rendre compte des changements et de l’avenir d’un monde agricole engagé dans une rupture avec les valeurs archaïques et rétrogrades qui étaient jusqu’alors les siennes. La sociologie rurale fait ainsi de la modernisation du monde rural son objet même. Elle s’inscrit ainsi en opposition au ruralisme développé par les agrariens à la fin du 19e siècle en réponse à un exode rural qui remettait en cause la position des notables ruraux investis dans le maintien d’une campagne française dont les valeurs propres devaient faire contrepoids aux désordres de l’industrialisation et de l’urbanisation. Autrement dit, il s’agit pour les chercheurs de cette époque, en opposition à la thèse de ’l’ordre éternel des champs’ [Maspètiol, 1946] de rendre compte de ’l’adaptation’ des sociétés rurales au monde moderne. Progressivement alors, les thèses ’productivistes’ se développent, mettant en avant l’idée selon laquelle les sociétés rurales seraient amenées à se moderniser moyennant en particulier le passage de la condition de paysan au métier d’agriculteur.

Le courant fonctionnaliste insiste ainsi sur le fait que les agriculteurs à la différence des ’paysans’, dont Henri Mendras (1967) théorise alors la fin, constituent un ’nouveau groupe social’ qui ne s’oppose plus fondamentalement aux citadins : « ‘la notion de société industrielle est aujourd’hui communément admise. Que faut-il entendre par ’société paysanne’ ? Une société paysanne est un ensemble relativement autonome au sein d’une société globale plus large. Si une société agraire est complètement autonome et ne fait pas partie d’une société plus large, nous parlerons de société ’sauvage’ (...). Si les collectivités rurales ne jouissent pas d’une relative autonomie par rapport à la société englobante, nous parlerons d’agriculteurs, de groupes locaux, et éventuellement de ’classes’ rurales, mais non de paysannerie. En un mot le paysan se définit par rapport à la ville. S’il n’y a pas de ville, il n’y a pas de paysan, et si la société entière est urbanisée, il n’y en a pas non plus’ » [Mendras, 1984, 16].

Le courant marxiste, quant à lui, développe la thèse de l’industrialisation de l’agriculture et met en avant la conception selon laquelle le développement du procès de travail de type industriel est désormais le moyen permettant au monde agricole d’accéder à un mode de vie comparable aux autres catégories sociales. Le processus de modernisation de l’agriculture sera ainsi présenté, dans un premier temps et en référence à une sociologie économique, comme un processus d’absorption de l’agriculture dans le mode de production capitaliste [Jollivet, 2001, 3]. Plus globalement, la question de la modernisation de l’agriculture s’inscrira dans les interrogations des sociologues ruralistes sur l’existence de classe(s) agricole(s) et de classe(s) rurale(s), ou de la structuration sociale de catégories agricoles différenciées d’une part, et l’opposition ville/campagne et la domination économique de l’agriculture par l’industrie d’autre part [Lefebvre, 1951, Jollivet, 1966].

Ainsi, que ce soit du point de vue des thèses marxistes ou du point de vue des recherches fonctionnalistes, les recherches de la sociologie rurale, à ces débuts, rendent bien compte de la perspective ’productiviste’ avancée par la profession autour d’une vision de la modernisation inéluctable de l’agriculture qui se traduit par une assez faible attention au détail du travail que cette modernisation suppose du point de vue des acteurs du monde agricole.