b) L’analyse critique des théories de la diffusion du progrès technique en agriculture

Dans cette version critique de la modernisation de l’agriculture, un deuxième type de travaux traduit les préoccupations portées plus spécifiquement par d’autres sociologues ruraux français à propos des recherches menées sur les changements ’internes’ aux collectivités rurales à travers la question de l’adaptation des agriculteurs au progrès technique. Certains d’entre eux seront ainsi amenés à développer une critique de la théorie de la diffusion du progrès en s’interrogeant « ‘non seulement sur l’opportunité d’une telle innovation mais également sur les conséquences de son intégration dans le système de culture et la vie sociale des agriculteurs’ » [Bodiguel, 1975, 178]. La notion de progrès, telle qu’elle est employée au départ dans un sens strict en référence aux travaux anglo-saxons comme procédant de l’introduction ’d’une innovation’ d’un fait nouveau dans « ‘un ensemble préexistant qu’elle transforme, sera ainsi progressivement atténuée par le constat que les façons de faire traditionnelles des agriculteurs que l’on qualifie de routinières ou d’irrationnelles ont leurs propres raisons d’être (selon la théorie de l’acteur rationnel) et tiennent aussi bien à la situation matérielle des paysans qu’à leurs représentations sociales ’» [Jollivet, 1988, 52].

L’approche développée par Jean-Pierre Darré (1985) s’inscrit dans cette perspective. Elle vise à redonner dans l’analyse une place essentielle au sens que les acteurs donnent à leur activité et à la manière dont, au sein d’un groupe professionnel agricole local, s’élabore à travers le dialogue, la connaissance et se co-construisent des normes relatives aux façons de voir, ces échanges étant soutenus par les réseaux de relations que ces agriculteurs entretiennent au sein du groupe et avec d’autres individus ou groupes d’individus (conseillers techniques, responsables agricoles,...) [Darré, 1985]. En se dégageant d’une conception du développement agricole vue à travers la notion ’d’innovation’ et en portant un intérêt à ’l’inventivité’ des agriculteurs tels que le propose la théorie de la production de normes professionnelles, les sociologues ruraux parviennent ainsi à dépasser les limites d’une théorie ’confrontée’ à l’idée d’une ’résistance paysanne’. Comme le souligne Dominique Jacques-Jouvenot (1997), lors de l’analyse comparative des deux principales théories portant sur les savoirs professionnels en sociologie rurale21, les présupposés selon lesquels les agriculteurs seraient ’résistants’ au progrès proviennent du manque d’intérêt porté aux savoirs empiriques des agriculteurs et aux significations qu’ils leurs donnent.

Le développement de l’étude du changement technique des réseaux de relations et de la production de normes sociales qui en résultent ne donnera cependant pas lieu à un investissement particulier sur la question de la profession agricole en tant que tel. A ce propos, on peut d’ailleurs considérer que si, lors de sa naissance, la sociologie rurale a avant tout appréhendé l’activité agricole en tant qu’elle faisait partie des ’collectivités rurales’, les travaux centrés, dans les années soixante-dix, plus directement sur les problèmes de vulgarisation agricole ne renvoient pas pour autant principalement à un questionnement propre à l’agricole ni au rural mais ont tendance à être focalisés sur les situations de travail et pourraient être transposables à d’autres secteurs d’activités de production22.

Quoi qu’il en soit, au fur et à mesure que la crise du productivisme sera affirmée, la plupart des recherches sur le travail en agriculture, telles qu’elles ont pu être développées par la sociologie des innovations rurales, seront largement délaissées. Les sociologues ruraux s’investissant dans l’analyse socio-politique de la crise de la profession abandonneront ainsi tout un pan de recherche sur le métier d’agriculteur qui sera en partie investi par d’autres disciplines tels que l’ergonomie, la psychosociologie, l’agronomie ou la zootechnie23. Pour ce qui concerne la sociologie, à notre connaissance, seuls quelques travaux contribuent dans les années quatre-vingt à alimenter la réflexion sur les transformations du travail en agriculture en s’intéressant aux pratiques des agriculteurs et à la réflexivité qu’ils ont sur leurs pratiques [Darré, Le Guen, Lemery, (1989)].

Notes
21.

Dans le cadre d’une analyse critique de ses travaux sur les éleveurs de Franche Comté et plus précisément concernant l’analyse d’un groupe d’éleveurs ’réfractaires’ à l’usage de l’insémination artificielle [Jacques-Jouvenot, 1985], l’auteur fait référence aux théories de l’innovation d’une part [Mendras, 1970], et aux théories de la production de normes professionnelles d’autre part [Darré, 1985].

22.

Dans ce cadre, les recherches menées par le Gerdal (Groupe d’Expérimentation et de Recherche sur le Développement Agricole Local) dans la continuité de l’approche développée par J-P. Darré s’intéressent à l’étude des groupes professionnels locaux agricoles mais pourraient être étendues à d’autres groupes de travail en référence à une sociologie des organisations [Agriscope n°7, 1986]. L’activité agricole y est en effet principalement appréhendée à partir de la sphère professionnelle locale essentiellement à travers les dialogues entre agriculteurs et groupes d’agriculteurs.

23.

Les recherches sur le travail en agriculture sont d’abord à référer aux travaux de Nicourt et Filippi (1987) et la démonstration, selon une perspective ergonomique, de l’écart entre travail prescrit et travail réel effectué par les agricultrices du fait d’une non reconnaissance sociale de leur travail sur l’exploitation agricole, à ceux de Michèle Salmona et la poursuite de ses recherches sur une ’psychologie du travail agricole’ (1974) ; et à ceux menés par des agronomes et des zootechniciens du laboratoire Systèmes Agraires et Développement de l’INRA dans le cadre de l’étude des pratiques des agriculteurs [Landais, Deffontaines (1988), Dedieu (1995)].