Section 2.1. L’évolution de la question de la transformation du métier dans la sociologie du travail francais

‘La période de croissance de l’après-guerre a vu naître des schémas explicatifs globaux, fruits de la fascination exercée par une modernité qui pouvait se mesurer chaque jour en termes d’exode rural, de consommation, d’équipements ménagers et de voitures, de transformation des techniques de production et des circuits de distribution, de sécularisation des professions et des institutions. Dans une telle situation les énoncés les plus globalisants, les plus généraux peuvent avoir un sens et le sociologue ne manque pas à se laisser aller à des projections futurologiques abstraites ou à des raisonnements universels. Dans une période de repli de la croissance il redécouvre le spécifique, le local, la trajectoire individuelle, les nuances et la pondération. Sans doute est-ce parce qu’il sait beaucoup plus de choses sur la société et que lui-même s’est professionnalisé en quinze ans mais sans doute aussi est-ce la preuve que son discours – qu’il voudrait parfois hors du temps et de l’espace – est bien ancré dans la conjoncture de sa société ».
Pierre Tripier, dans Durand et al , Le travail et sa sociologie. Essais critiques, 1985, 155.’

Il n’existe pas véritablement de tradition sociologique du travail, ou des professions et des métiers, tout au moins en France, puisque si la sociologie s’est constituée en mobilisant ces thèmes pour expliquer l’évolution de la société, elle ne les a pas pour autant considérés, au départ, en tant qu’objets d’étude particuliers. Ainsi, comme le souligne Pierre Tripier (1997)29, le travail industriel joue un rôle prépondérant dans l’analyse de l’évolution de la société dès le XIXè siècle en tant que ’force transformatrice du monde’, sans pour autant qu’il ne soit analysé en tant que tel, travail et travailleurs étant constitutifs d’une ’mise en scène’ de recherches portant avant tout sur ’l’évolution de l’humanité’30. Les quelques travaux développés, à cette époque à propos de ’l’acte productif’ et des conditions de travail des ouvriers seront peu repris par la suite31.

La sociologie des professions, quant à elle, est ignorée par les sociologues français jusqu’au début des années soixante-dix, période à laquelle est édité un numéro spécial de Sociologie du Travail sur les professions en 1972 puis un texte de Jean-Michel Chapoulie (1973) sur les groupes professionnels32, alors même que dès sa constitution la sociologie avait manifesté un intérêt majeur pour l’étude des métiers et des professions au travers de recherches sur ces thèmes considérés par les fondateurs de la discipline33 comme centraux dans l’émergence et le développement d’une société moderne. Malgré les divergences théoriques qui marquent ces recherches, il ressort de l’analyse proposée par Claude Dubar (1991) que les réflexions ainsi menées sur les ’métiers’ participent à la « ‘construction d’un enracinement du rapport des hommes à leur travail dans une perspective communautaire et tentent de définir les conditions d’une organisation économique socialement viable’ » [Dubar, 1991, 135]. L’importance du développement des professions comme caractéristique majeure des sociétés civilisées est, par exemple, fortement présente chez Spencer (1898) ou, plus encore, chez Weber (1920), qui considère la ’professionnalisation’ comme un des processus essentiels de la modernisation, puisqu’elle est constitutive, selon lui, « ‘du passage d’une socialisation principalement communautaire où le statut social est hérité vers une socialisation sociétaire où le statut social dépend des tâches effectuées et des critères rationnels de compétence et de spécialisation’ » [Dubar, 1991, 136]. L’intérêt accordé à l’analyse des activités professionnelles est alors au centre des préoccupations des sociologues, tant sur le plan empirique que sur le plan théorique, sans que ces recherches soient pour autant affiliées à une ’branche’ de la sociologie des professions en tant que telle. On retiendra également de l’analyse proposée par Dubar (1991) que cette attention portée au mouvement général de ’professionnalisation’ semble dans les sociétés modernes correspondre à un dépassement de l’opposition entre métier et profession même si une distinction est ensuite faite entre la transmission héréditaire des statuts et des métiers et le libre choix individuel des formations et des professions [Dubar, 1991].

Quoi qu’il en soit, pour ce qui en est de la tradition française, la question de la professionnalisation en tant que telle restera très secondaire pour une sociologie qui se voudra avant tout du ’travail’. La création, en 1959, d’une revue consacrée à cette spécialité et la publication en 1961-1962 d’un premier ’traité de sociologie du travail’ délimiterons les contours de cette sociologie principalement centrée sur le travail en entreprise34. C’est donc en référence à la question de l’adaptation au progrès technique ou, dans une perspective marxiste, en termes de division sociale du travail et de rapports sociaux de production que la question des changements dans les activités de travail sera d’abord envisagée. Ce sont alors ces approches que nous allons examiner avant de voir comment elles ont abouti, dans un contexte de ’crise du travail et de l’emploi’, à certaines réorientations et à l’émergence d’une sociologie de l’identité professionnelle.

Notes
29.

La première édition de ce texte est de 1989, cependant nous nous référons ici à la deuxième édition du fait qu’elle a été enrichie par un développement sur la sociologie du travail des années 80-90 et propose notamment une réflexion sur les convergences entre certains champs de la sociologie du travail pris dans un sens large ou des sociologies du travail.

30.

Pierre Tripier cite à ce propos l’analyse de Marx et de l’évolution du travail industriel dans le processus de transformations du capitalisme ou encore Durkheim et le rôle du travail dans le remplacement de la solidarité mécanique par la solidarité organique [Tripier, 1997, 438].

31.

Pierre Tripier fait référence notamment aux travaux de Maurice Halbwachs (1913) dans la filiation de ceux développés par Le play (1806-1882) et Villermé (1782-1863) qui tendent à proposer des remèdes aux situations misérables des ouvriers.

32.

Si un premier texte est produit sur le concept de carrière par Jean René Tréanton en 1960, c’est en effet, d’après Dubar et Tripier (1998), dans une perspective essentiellement critique qu’est proposée, au début des années soixante-dix, une lecture de la sociologie des groupes professionnels anglo-saxonne (Benguigui 72, Maurice 72, Chapoulie 73).

33.

Claude Dubar (1991) reprend les principaux travaux sociologiques traitant de la question des professions chez des auteurs ’classiques’ aussi divers que Le Play, Tonniës, Durkheim, Marx et Engels, Weber à partir de l’analyse de ’la tradition sociologique’ de Nisbet (1966).

34.

La sociologie du travail français sera ainsi d’abord une sociologie du travail industriel, le fait ouvrier y étant un thème central dans les années 50-60, même si, comme le souligne Michel De Coster (1994), on ne peut pour autant parler de ’paradigme ouvriériste’, ni considérer que ce soit le seul thème qui y sera abordé.