2.1.1 La naissance de la sociologie du travail français à partir du ’paradigme du progrès technique’

Les analyses portant sur les premières recherches des sociologues du travail français font fréquemment référence au ’paradigme technologique’ qui les soutient, tel qu’il s’exprime dans leur attention à la concentration du travail dans les entreprises et à la condition ouvrière. Ces recherches sont en effet pour la plupart menées d’abord en réaction à la rationalisation caractérisant le taylorisme. Même si leur orientation idéologique peut être très différente, elles s’inscrivent dans un genre d’approche inauguré par la ’sociologie industrielle’ nord américaine pour étudier non pas les seules activités de l’industrie mais les conséquences en général de la révolution du même nom [Desmarez, 1986]. La naissance de ce courant est associée à l’équipe de Harvard dirigée par E. Mayo qui, entre 1924 et 1932, développera tout un ensemble d’enquêtes à l’usine de Hawthorne de la ’Western Electric Compagny’ avec une attention particulière portée aux relations humaines, ou encore à la « ‘coopération (volontaire ou non) face à la division du travail ’» [Tripier, 1997].

Selon Matéo Alaluf (1986), ces travaux peuvent être considérés comme une réponse aux limites du taylorisme. La prise en considération des conséquences négatives de la parcellisation excessive des tâches engendrée par ce type d’organisation, observables notamment à partir des diminutions de l’efficacité de la production amènera l’école des relations humaines à analyser l’entreprise comme un lieu dans lequel se produisent des ‘« interrelations d’ordre psychologique et social (...) au cours des activités de travail menées en commun’» [Alaluf, 1986, 51-52]. Suivant une telle perspective, l’entreprise se définit comme un ’système social’ au sein duquel se coordonnent des activités menées par des individus en interaction, moyennant l’articulation de deux dimensions, celle ’formelle’ des règlements fondés par l’entreprise et celle ’informelle’ des relations effectives de travail. Ce système social est vu comme ’adaptatif, transformable’ ce qui signifie également que « ‘l’on peut, en conséquence, affirmer la possibilité, dans chaque entreprise, dans chaque atelier, non seulement d’étudier le système social, mais d’intervenir pour le transformer [et] former à l’université des spécialistes de la transformation du système social industriel [développant] une activité d’expert dont le travail va consister à améliorer les systèmes sociaux, les rendre compatibles avec les buts qu’impose le système technique à l’entreprise, en faire surgir des trésors de productivité par l’institution de meilleures relations entre les hommes ’» [Tripier, 1997, 440].

En France, cependant, la sociologie du travail industriel (dans ses expressions académiques tout au moins) se focalisera moins sur les problèmes liés à l’organisation scientifique du travail (OST) que sur les relations entre l’homme et la machine [Friedmann, 1945] avec une attention particulière à la structuration du groupe ouvrier, celui-ci absorbant un grand nombre d’individus issus d’autres groupes professionnels dans les années cinquante [Tripier, 1994]. C’est ainsi la question de l’évolution du travail dans son rapport au progrès technique qui sera au coeur des recherches de la sociologie du travail telle qu’elles seront menées au Centre d’Etudes Sociologiques sous la direction de G. Friedmann35.

La mise en relation entre l’évolution technique et l’évolution du travail est d’abord décrite par Friedmann (1945) à partir d’une conception de la ’dialectique du progrès’. Sa principale préoccupation est de savoir ce qu’il adviendra suite à « ‘l’éclatement progressif des anciens métiers [et à] la dégradation de l’habileté professionnelle’ » qui en résulte [Friedmann, 1963 (1950) 350]. La question posée est de savoir si de cette évolution technologique peuvent émerger de nouveaux métiers qualifiés, fondés sur la maîtrise de techniques de plus en plus complexes et de machines de plus en plus sophistiquées, ou si cette évolution entraîne une déqualification de la main d’oeuvre, (et le passage du couple ’professionnel/manoeuvre’ au couple ’technicien/ouvrier’), accompagnée d’une ’déshumanisation’ définitive du travail. La ’classe ouvrière’ devient ainsi dans cette société ’industrielle’ l’objet d’étude central de la sociologie du travail à partir duquel est envisagée la compréhension de l’ensemble de la société [Friedmann, 1956]. L’évolution technique est alors appréhendée en tant qu’elle détermine l’évolution du travail et de la société.

Face à cette question de la déshumanisation du travail présentée à travers la figure de ’l’ouvrier parcellaire’, être ’désintéressé’ par son travail, Friedmann (1956) s’interrogera ensuite d’une part à la question de la perte de sens de son travail telle qu’elle résulte au moins temporairement lors de changements dans l’organisation du travail engendrée par exemple par l’automatisation et la déqualification du travail et, d’autre part, au rôle ’compensatoire’ que peuvent jouer les activités hors travail (tel qu’elles sont caractérisées par exemple par le développement des thématiques des loisirs et des mass-média) dans l’objectif de revaloriser son travail. Friedman placera ainsi au centre de ses recherches les rapports sociaux ’ordinaires’ [Rolle, 1971, 134] insistant ainsi sur l’attention portée aux rapports au travail et aux significations que les gens donnent à leur travail au delà du rapport entre l’homme et la machine.

Les travaux entrepris au Centre d’Etudes Sociologiques s’efforceront ainsi progressivement de se détacher d’une double critique dont ils font l’objet en cherchant à échapper au déterminisme technologique et à l’évolutionnisme historique, comme tend à le souligner Marc Maurice (1980). Selon cet auteur, si les conceptions des conséquences du progrès technique sur l’évolution du travail sont marquées par l’idée d’attachement de l’homme à la machine36, elles vont être progressivement dépassées par une mise en avant de l’indépendance de l’homme à l’égard de la machine [Maurice, 1994, 235].

Notes
35.

Voir, par exemple, les recherches de Touraine (1955) sur l’évolution du travail ouvrier aux Usines Renault.

36.

Il s’appuie à ce propos sur deux conceptions distinctes, la conception proudhonienne (1846) d’une part, qui voit dans la machine la possibilité de recomposer « le travail éclaté par la division croissante des tâches » et qui est reprise notamment par Friedmann et Touraine et une conception marxiste d’autre part, qui voit dans la machine la « réunion des instruments de travail et pas du tout une combinaison des travaux pour l’ouvrier lui-même » et qui est reprise par Naville et Rolle [Maurice, 1994].