a) Les analyses de la conscience ouvrière

Les recherches de Touraine marquent un premier tournant dans la manière de concevoir la question des transformations du travail dans leur rapport à la technique. Touraine complexifiera, en effet, le schéma de la ’dialectique du progrès’ en substituant à l’approche encore linéaire de l’évolution du travail que proposait Friedmann, à travers le passage de la « disparition d’anciens métiers unitaires » et « l’apparition de nouveaux métiers qualifiés », une succession de « trois phases d’évolution du travail » caractérisée par des rapports contradictoires entre le système professionnel et le système technique, succession qui aboutit à une restriction progressive des déterminismes techniques s’exerçant sur le travail [Maurice, 1994, 237]. Suivant ce schéma, l’évolution du travail taylorisé serait ainsi marquée par le passage d’un système professionnel axé sur le seul métier et, en tant que tel, entièrement basé sur des réalités techniques (phase A) à un système technique (phase C), celui de l’automatisation, défini à partir des conditions sociales des ouvriers, puisque ceux-ci sont dépossédés de la technique. L’organisation du travail à la chaîne (phase B) constituant une simple phase intermédiaire dans ce processus. Autrement dit, on observe une distanciation croissante du travail de l’homme par rapport au travail de la machine qui amène à considérer la valeur sociale du travail non plus au regard du seul système technique (qui n’a plus de sens ’professionnel’) mais au regard de la signification qu’elle prend dans l’ensemble social dans lequel s’inscrivent les travailleurs, car « ‘la valeur objective du travail n’est plus isolable de la valeur qu’il a pour celui qui l’accomplit, pour son groupe social et pour l’ensemble de la société’ » [Maurice, 1980, 27]37.

Ce schéma renvoie en définitive à une modification de la conception de la qualification à resituer dans l’ensemble d’un processus de production qui, s’il est toujours commandé par des facteurs technologiques, dépend aussi d’une ’activité d’invention’ en amont (le monde des blouses blanches) et d’une ’activité de contrôle et surveillance’ en aval (le monde des blouses bleues). C’est en fonction de cette perspective que Touraine (1966) proposera sa vision de ’la nouvelle classe ouvrière’ dans la ’société post-industrielle’. Il dépasse ainsi la question des rapports du travail à la technique telle que formulée par Friedmann, en posant que les évolutions du travail sont à référer à celles de la ’conscience ouvrière’ et du ’mouvement ouvrier’ et que leur appréhension implique une prise en compte des rapports sociaux entre les acteurs, du fait que les ’réalités professionnelles’ des ouvriers ne peuvent pas être déduites simplement des ’réalités techniques’ de l’entreprise [Touraine, 1955].

Si cette approche nous semble particulièrement intéressante, c’est parce que, comme le souligne Tripier (1985), elle assure une articulation entre la sociologie du travail et une sociologie de l’action [Touraine, 1965] qui aboutit, à partir des notions de ’sujet historique’ et de ’mouvement historique’, à une « ‘interprétation macro-économique et sociale du travail’ » conçue comme l’activité créatrice par excellence, c’est-à-dire comme capacité d’une société à se saisir de son propre travail et de ses résultats pour donner un sens à l’action historique [Tripier, 1985, 152]38.

Suivant la voie ouverte par Touraine, la sociologie du travail va porter une attention de plus en plus poussée à l’expérience sociale des ouvriers dans l’explication de comportements au travail. Si la situation de travail structure l’univers professionnel à partir du « ‘travail mécanisé, [du] niveau et de la forme des salaires, [des] méthodes d’organisation et de gestion des entreprises’ » d’autres facteurs externes à l’entreprise sont à prendre en compte pour dégager les comportements au travail des ouvriers. La définition de ’situation de travail’ doit donc permettre de rendre intelligible les relations entre ’classe ouvrière’ et ’société’. Même si la plupart des études menées dans ce domaine restent centrées sur la ’société ouvrière’, les recherches vont ainsi progressivement intégrer les liens entre activité de travail et autres activités sociales. Les sociologues s’intéresseront à de nouvelles questions telles que « ‘les représentations, les rapports d’autorité, les formes d’identité au travail ’» soit à un ensemble de choses qui débordent de l’entreprise [Prost, 1995]39. Ainsi, le paradigme technologique et la conception marxiste d’une classe ouvrière unique et homogène vont progressivement être délaissés au profit de la mise en évidence d’une diversité du travail ouvrier et de ses transformations, analysées de façon privilégiée en termes de ’rapports de classe’ visant à expliquer, par exemple, pourquoi le travail se qualifie dans certains cas alors qu’il se déqualifie dans d’autres cas, cela pour les mêmes branches professionnelles voire les mêmes entreprises.

Notes
37.

D’après Touraine (1955, 119).

38.

P. Tripier (1985) fait ressortir la place accordée par A. Touraine (1965) au travail en tant que condition historique de l’homme, expérience significative, qui permet d’accéder à la compréhension de la société. Il met également l’accent sur le peu d’intérêt accordé à la sociologie du travail dans l’analyse de la société française. Il faudra ainsi attendre le deuxième colloque de Dourdan (1980) centré sur la crise de l’emploi et du travail, intitulé ’L’emploi, enjeux économiques et sociaux’, pour que soit pris en compte le renouvellement de problématiques des sociologues du travail comme nous le verrons dans la section suivante. Voir la publication issue des deux colloques de Dourdan dans Durand et al. (1978) et (1982) ainsi que les analyses critiques proposées à ce sujet dans Durand et al, (1985).

39.

Cet élargissement s’accompagnera d’une visée critique des méthodes d’observation alors dominantes c’est-à-dire des monographies d’ateliers. Si de telles méthodes étaient bien cohérentes avec la vision du travail comme univers clos, entièrement ’contenu’ dans l’enceinte des entreprises, correspondant à la sociologie industrielle issue des travaux de Mayo, elles empêchent en même temps d’accéder à une vision plus globale des ’mouvements sociaux’. Les mêmes critiques sont adressées à l’étude de la ’situation de travail’ telle qu’elle est appréhendée en France à partir de l’observation de postes de travail assorties d’enquêtes par questionnaire et qui nient l’existence de relations ’hors entreprise’. Pierre Tripier note à ce propos l’ampleur de ce type d’approche développé par bon nombres de sociologues du travail français à partir de 1955 jusqu’au début des années soixante-dix [Tripier, 1994, 32].