2.1.3 L’identité au travail et la transformation du travail dans le cadre de la ’sociologie de la crise du travail et de l’emploi’

Dans les années quatre-vingt, on assiste à une multiplication des contributions visant à s’interroger sur la pertinence des travaux réalisés en France notamment pour rendre compte du travail et de ses transformations40. Si cette ’relecture’ permet de mettre en perspective les thématiques et les approches privilégiées par les sociologues du travail en relevant les divergences internes à la discipline et les avancées qui en ont résulté d’un point de vue théorique et méthodologique, elle permet aussi de dégager les nouvelles pistes de recherches qui en sont issues41.

Dans ce contexte, la question des transformations du travail occupe une place particulière. Dans le colloque sur l’emploi de Dourdan II (1980), on relève que tout un ensemble de réflexions portent directement sur « l’adaptation permanente au changement » qu’implique pour les entreprises le passage d’une « politique de fixation de la main-d’oeuvre » à une « politique de recherche de flexibilité » [Dassa, 1985, 181]. Au regard de ces préoccupations, une problématique centrale semble alors se dégager, celle de l’identité et de la dynamique des identités au travail. C’est donc de cette problématique, telle qu’issue des recherches inaugurales menées sur ce thème par Renaud Sainsaulieu (1977) et telle qu’enrichie par les approches cognitivistes (Cicourel, 1972), que nous allons maintenant nous arrêter pour dégager en quoi la notion d’identité peut contribuer à éclairer la question qui est la nôtre de la transformation du métier.

La notion d’identité a pendant longtemps été peu prise en considération, en tant que telle, par les sociologues du travail. Si elle est utilisée, c’est seulement en référence à des concepts plus centraux comme ceux de ’classe ouvrière’ ou de ’mouvements sociaux’. Le terme rarement défini, au demeurant, ne fait alors que désigner « ‘la marque d’appartenance à un collectif, un groupe, ou une catégorie, qui permet aux individus d’être identifiés par les autres mais aussi de s’identifier eux-mêmes en face des autres ’» [Dubar, 1991, 111].

Dubar rappelle ainsi comment l’identité professionnelle renvoie alors « ‘au nom du métier ou de la profession à laquelle chacun est destiné en fonction du milieu socio-professionnel d’où il est issu et de l’apprentissage spécialisé qu’il a subi’ » [Dubar, 1994, 365]. L’enregistrement officiel de catégorisations sociales en référence à la déclaration professionnelle telle qu’elle est effectuée dans le cadre du code des Professions et Catégories Sociales (PCS) a pour effet de renforcer la manière dont se structurent les identités sociales [Desrosières et Thévenot, 1988]. Dans cette acception, l’identité professionnelle est référée à la théorie durkheimienne qui considère les ’groupes professionnels’ en référence à la constitution de ’l’être social des individus’, soit d’un processus de socialisation vu comme un ’processus génétique et historique’ que l’on retrouve également dans la notion d’habitus développée par Bourdieu (1972) [Dubar 1994, 365-366]. Ce sont alors les caractéristiques objectives des situations socio-professionnelles (par intériorisation individuelle des normes sociales) qui déterminent et structurent les positions sociales dans le champ professionnel [Dubar, 1991, 118].

Cependant, le détachement progressif d’une conception en termes de ’classes sociales’, la rupture avec un paradigme technologique déterministe et le recours aux données biographiques vont engendrer un intérêt nouveau pour cette notion d’identité en sociologie [Tripier, 1991]. Si en référence au marxisme, « ‘de nombreux sociologues (...) se sont particulièrement intéressés aux conflits du travail, aux grèves et aux mouvements sociaux, et ont eu tendance à réduire les identités ouvrières ou salariales à des formes et niveaux de la conscience de classe’ », la remise en cause de l’existence d’une classe ouvrière unique et unifiée verra renaître des interrogations quant à la pluralité des ouvriers et du monde du travail et de la manière dont les catégories légitimes ne font qu’influencer les processus de construction des identités professionnelles sans pour autant les déterminer [Dubar, 1994, 369]. L’ouvrage de Sainsaulieu (1977) sur ’l’identité au travail’ marque bien l’ouverture sur la prise en compte de la diversité « des attitudes au travail et des modes de relation entre collègues et avec les chefs, des structures d’organisation et des modes de gestion du personnel » [Dubar, 1994, 371-372] qui s’opère alors dans les années soixante-dix, en opposition à une vision de l’entreprise vue comme un système clos dans lequel il suffirait d’étudier les ouvriers à leur poste de travail. Sainsaulieu (1977) propose ainsi de s’intéresser à la manière dont les identités collectives peuvent être façonnées et transformées par l’expérience au travail. Il centre donc sa recherche sur la manière dont se crée une identité au travail à partir de « ‘l’influence des structures d’organisation sur la qualité des échanges humains, pour en dégager ensuite l’analyse des processus d’un apprentissage culturel dans l’expérience des relations’ » [Sainsaulieu, 1996, 12]. Il procède pour cela à partir d’une observation participante permettant d’appréhender la « ‘signification cognitive et affective des expériences identificatoires’ », en analysant les processus d’interdépendance entre l’expérience de pouvoir en entreprise et celle de l’identité personnelle des individus confrontés aux modalités d’accès à la reconnaissance de soi dans le milieu social du travail. Il part ainsi de recherches axées sur la tradition culturaliste et développe des analyses sociologiques du pouvoir dans l’organisation en redonnant une place à l’acteur social sans se limiter aux conditionnements d’intérêts économiques étant entendu que « ‘l’étude d’un acteur social doit être celle de la compréhension de sa culture propre et des processus de sa genèse comme de son évolution dans les rapports sociaux’ » [Sainsaulieu, 1996, p14].42

Le recours à cette notion d’identité va se développer à partir de la crise économique et sociale dans la fin des années soixante-dix et des conséquences qui en découlent en termes de chômage et de reconversion professionnelle. Sainsaulieu (1980) explicite à ce propos comment « ‘le concept d’identité relativement étranger au vocabulaire des sociologues, rentre brutalement dans le débat théorique comme si les analyses des pratiques, des systèmes, des structures, des idéologies et des conflits ne suffisaient plus à dessiner, dans une réalité sociopolitique mouvante, la cartographie des groupes et des modes de vie en société’ » [Sainsaulieu, 1980, 275]. Il faut dire que la crise invite les sociologues du travail « à analyser, à travers le prisme de l’emploi, les transformations des acteurs sociaux, à analyser comment le patronat, l’Etat, les syndicats et les salariés assument, vivent et agissent cette situation » [Linhart, 1985, 189]. Dassa (1985) pour sa part met en avant le fait que « ‘l’on assiste à une redéfinition des identités sociales et des contours des communautés d’action’ » renvoyant à une problématique ’des communautés pertinente de l’action collective’ proposée par Segrestin (1980) pour s’interroger sur la manière dont on peut rendre compte des ’identités collectives’. Le programme de recherche engagé par Segrestin (1980) sur les ’communautés pertinentes de l’action’ montre bien en quoi cette mutation entraîne un changement d’orientation dans les travaux des sociologues pour qui il s’agit désormais d’identifier les véritables acteurs sociaux constitutifs de ces communautés plutôt que de partir de collectifs constitués en tant qu’ils seraient représentatifs d’une idéologie collective, d’un ’moule commun’. C’est de ce fait plus la question de ’l’être ensemble’ et de l’ajustement entre des espaces communs que de l’appartenance à une classe qui est désormais au centre des problématiques des sociologues du travail [Dassa, 1985, 184-185].

Dubar (1992), proposant une analyse comparative des travaux de Sainsaulieu réalisés dans les années soixante-dix sur les identités au travail et de ses propres travaux sur la socialisation professionnelle dans la fin des années quatre-vingt, met bien en avant comment le passage d’une période de croissance à une période de crise engendre une définition théorique nouvelle de l’identité. Ainsi, alors que Sainsaulieu (1977) s’intéresse aux jeux de pouvoir dans l’entreprise, dans une perspective relativement classique pour la sociologie du travail, Dubar (1991) s’interrogera plutôt sur la mutation des formes de socialisation par le travail et notamment à la socialisation professionnelle et aux crises d’identités professionnelles qui résultent des changements dans l’organisation du travail induits par les nouvelles stratégies patronales, les nouvelles politiques d’emploi, l’accent mis sur la formation continue, etc. Pour ce dernier, la professionnalité et la professionnalisation prennent un sens nouveau du fait que, « ‘parce qu’il connaît des changements incessants, le travail oblige à des transformations identitaires délicates, la formation (intervenant) dans les dynamiques identitaires bien au-delà de la période scolaire’ » [Dubar, 1991, 6]. Dans ces conditions, il importe d’ouvrir de nouveaux champs de recherche, pour rendre compte d’un phénomène jusqu’alors peu pris en compte, selon Georges Latreille (1980) dans les travaux des sociologues du travail, à savoir le rôle des groupes professionnels dans la socialisation des individus [Latreille, 1980, 339].

Parce qu’elle lui semble particulièrement appropriée à l’étude de l’emploi et du travail puisque ces champs de recherche ont acquis une forte légitimité pour la reconnaissance des identités sociales [Dubar, 1991, 126], Dubar propose alors une théorie sociologique de l’identité qui permette de prendre en compte les transformations actuelles du travail. En référence à Erikson (1968), pour qui les individus contribuent à transformer les institutions auxquelles ils appartiennent par les stratégies identitaires qu’ils y déploient [Dubar, 1991], mais en mobilisant surtout un vaste ensemble de théories de la socialisation, cette théorie repose alors sur l’articulation d’une double approche des processus identitaires. Dubar tente, en effet, de rapprocher et de croiser deux traditions opposées, la tradition durkheimienne et culturaliste qui fait de la socialisation initiale les mécanismes déterminants de l’acquisition des identités sociales, moyennant de fortes continuités intra et inter générationelles assurant la reproduction des structures sociales et des formes culturelles, d’une part, et la tradition interactionniste et constructiviste, suivant laquelle les formes identitaires, marquées par des conversions et des reconstructions permanentes, dépendent des systèmes et des jeux de relations auxquels participent les acteurs, d’autre part. Il définit pour cela l’identité comme « ‘le résultat à la fois stable et provisoire, individuel et collectif, subjectif et objectif, biographique et structurel, des divers processus de socialisation qui, conjointement, construisent les individus et définissent les institutions’ », justifiant l’intérêt d’une telle approche au regard d’analyses en termes de ’groupe, statut, classe, etc.’ par le fait qu’une telle approche de l’identité en tant que toujours « ‘construite et à reconstruire dans une incertitude plus ou moins grande et plus ou moins durable’ » permet d’introduire « la dimension subjective, vécue, psychique, au coeur de l’analyse sociologique [Dubar, 1991, 111]. Ce qu’il propose donc, c’est de dépasser l’opposition entre identité personnelle et identité collective en croisant la construction biographique (enracinée dans la socialisation antérieure) et la construction relationnelle telles qu’elles résultent des ’transactions sociales’ [Blanc, 1992] constitutives des activités de travail.

Pour « ‘exprimer à la fois le caractère de plus en plus interactif et réciproque des relations de travail et le caractère de plus en plus intériorisé et incertain des trajectoires professionnelles ’», il convient alors de prendre en compte aussi bien les ’éléments biographiques’ permettant de dégager quelle représentation les individus se font d’eux même et de leur rapport au monde que les éléments ’structurels’ en fonction desquels s’organisent leurs pratiques [Dubar, 1994 377]. A l’axe relationnel développé par Sainsaulieu (1977), Dubar ajoute donc un axe biographique, faisant de la ’double transaction identitaire’ qui résulte de l’articulation entre ces deux dimensions de la construction des identités sociales, le coeur d’une analyse des rapports des individus et des groupes aux travail. Pour appréhender les ’types identitaires’ permettant de rendre compte de la diversité de ces rapports, il s’intéresse alors tout particulièrement « ‘aux mouvements qui affectent les modèles sociaux d’identification (...) qui impliquent des réarrangements permanents (et qui dépendent de) la manière dont (les individus) utilisent, pervertissent, acceptent ou refusent les catégories officielles’ » [Dubar, 1991, 118]. Ainsi, si l’axe relationnel privilégié par Sainsaulieu permet de définir l’identité en tant qu’elle renvoie à des relations de pouvoir, Dubar insiste sur l’intérêt d’une approche transactionnelle pour saisir empiriquement les tensions constitutives d’un ’monde social ou professionnel’.

La ’théorie sociologique de l’identité’ qu’il propose permet donc d’appréhender comment « ‘l’appartenance d’un individu à un groupe, ou le partage d’un ensemble de traits communs souvent considérés comme des prédispositions à adopter certains comportements’ » doivent être articulés avec le fait que « ‘chacun se caractérise par tout un ensemble d’expériences biographiques et de relations sociales qui ont toutes les chances d’être différentes’ » [Dubar, 1991]. De ce fait, cette théorie participe bien à la réorientation qui s’opère depuis les années soixante-dix vers une prise en compte toujours plus poussée du rôle des travailleurs eux-mêmes dans les transformations du travail moyennant des analyses combinant des approches macro-sociale et micro-sociale des métiers et de leurs évolutions. D’un point de vue méthodologique, cette réorientation se traduit par l’accent mis sur des procédures d’enquêtes qualitatives. De telles procédures semblent en effet plus appropriées du moment où l’on considère que chaque individu d’un même groupe d’appartenance se caractérise par un ensemble d’expériences biographiques et de relations sociales qui fait qu’il a tendance « ‘à définir sa situation et à justifier ses comportements de manière spécifique liée à la fois à son histoire et à son univers relationnel’ ». A l’opposé de l’idée selon laquelle l’appartenance d’un ensemble d’individus à une même ’classe’ se traduisent par le fait qu’ils possèdent les mêmes dispositions ou références, elles permettent de coller au plus près de l’hétérogénéité des pratiques de travail et de métier et des discours sur ces pratiques.

L’examen de la sociologie du travail montre comment, principalement centrées sur le groupe social ouvrier et sur la question de la transformation de la classe ouvrière, les recherches menées dans ce domaine ont d’abord majoritairement traité la question de la professionnalisation sous l’angle du rapport à la technologie, tout en cherchant à se détacher d’une lecture déterministe des relations entre travail et progrès technique. Nous retiendrons également de ce parcours comment le renouvellement de perspectives opéré dans les années soixante-dix a abouti à une articulation de plus en plus étroite entre sociologie du travail et sociologie de l’action, moyennant une attention de plus en plus poussée aux conditions et aux processus de ’définition’ des situations de travail et notamment celle de définition de la situation et l’utilisation de méthodes d’observation de la construction du travail et des métiers, à partir de ’lieux-temps-activités’ multiples. Ce renouvellement se traduit par l’idée que c’est à partir d’une sociologie du ’travailleur’ plus que d’une sociologie du travail et par la montée de l’intérêt porté à la notion d’identité professionnelle que l’on peut appréhender précisément la question des transformations du travail43. Mais si la notion d’identité professionnelle a une valeur heuristique certaine, il convient aussi de porter une attention à d’autres développements théoriques plus directement centrés sur la construction des mondes professionnels par les acteurs eux-mêmes. Ce sont les développements plus marqués par une perspective socio-cognitive [Berger et Luckman, 1986] que nous allons donc aborder dans la section qui suit, consacrée à la sociologie des professions anglo-saxonne. C’est en effet sur la base d’une certaine convergence existante entre les évolutions de la sociologie de travail telles que nous venons de les retracer et cette sociologie des professions, telle que récemment ’redécouverte’ en France, que nous avons progressivement élaboré le type d’approche du travail et de ses transformations qui a guidé notre recherche, et c’est donc cette convergence qu’il nous faut mettre en évidence.

Notes
40.

Sur ce point nous renvoyons à la synthèse effectuée par Claude Durand et al. (1985) ainsi qu’aux ouvrages de Pierre Rolle (1988) et Sabine Erbès Seguin (1988) consacrés à un bilan critique de la sociologie du travail au regard des nouvelles formes d’emploi et nouvelles techniques d’une part, et aux nouvelles manières d’interpréter les institutions et coalitions dans le travail d’autre part.

41.

sur l’inventaire détaillé de ces pistes de recherche voir Tripier (1997), De Coster et Pichault (1994).

42.

Une progression peut être notée dans la manière dont Sainsaulieu détachera progressivement son analyse des catégories salariales existantes pour prendre en compte, dans la définition de modèles typiques, la manière dont ’les mêmes positions identitaires peuvent être investies par les membres de diverses catégories socioprofessionnelles’ [Dubar et Sainsaulieu, 1992, 329].

43.

Tripier (1989) souligne pour sa part comment le renouvellement de perspectives de la sociologie du travail (largement marqué par l’influence récente d’une sociologie interactionniste) a deux conséquences principales. La première se lit dans l’extension du champ d’application de la sociologie du travail. On s’intéresse désormais à l’ouvrier, mais également à la fois aux travaux manuels et intellectuels, salariés et indépendants, touchant alors à un grand nombre d’emplois, de métiers et de professions et de catégories socio-professionnelles. La deuxième conséquence est la dissolution de la sociologie du travail dans la sociologie générale. Le travail sur les itinéraires et le destin professionnel permettant de sortir de la seule sphère du travail pour appréhender le travailleur dans son rapport avec le type de société dans lequel on vit [Tripier, 1997].