2.2.1 La théorie fonctionnaliste : une théorie restrictive des professions et de la professionnalisation

La conception fonctionnaliste qui préside à la construction même de la sociologie des ’professions’ s’est affirmée suite à la crise de 1929. Suivant Pierre Desmarez (1986), elle correspond à une position prise par certains sociologues animés par la volonté de promouvoir une sociologie ’neutre’ et ’impartiale’ face aux tenants de la première école de Chicago critiqués pour leur ’empirisme’. ‘Le département de sociologie de Chicago avait été créé par Small en 1892. Il incitait ses étudiants à la recherche active afin de régler les problèmes sociaux. Cette option théorique et méthodologique va donner lieu au développement d’une ’opposition entre une sociologie ’morale’ et ’impliquée’ et une sociologie qui se constitue comme une « communauté scientifique abritée du monde extérieur » [Dubar, 1991, 136]. Cette opposition va conduire à une inversion de priorités qui se traduira par un déplacement des recherches de l’étude des groupes sociaux les plus démunis à celle des couches les plus aisées de la population. La sociologie des professions va ainsi se démarquer très nettement des orientations suivant lesquelles avaient été auparavant engagée l’analyse de tels collectifs, orientations marquées par une attention plutôt portée sur les classes populaires et qu’illustrent bien les recherches de Thomas et Znianecki (1919), sur ’The Polish Peasant’. Ce déplacement accompagne la promulgation aux Etats-Unis, dans les années quarante, du ’Taft Hartley Act’ qui lie l’existence d’une profession à la reconnaissance juridiquement sanctionnée d’une association regroupant des membres exerçant le même métier à condition qu’ils soient munis d’une ’certification’ attestant du suivi d’un certain cursus universitaire, que leur activité soit ’socialement nécessaire’ et qu’ils s’engagent à respecter un code de déontologie, supposant l’acceptation de certaines formes de contrôle et de coercition [Tripier, 1991, 143]. La sociologie classique des professions s’appuiera alors sur cette définition juridique pour la mise en place de son objet même.

Si la sociologie fonctionnaliste des ’professions’ qui se constituera dans les années trente se réfère bien à la conception élaborée par Durkheim (1893), des groupes professionnels comme corps intermédiaires entre l’Etat et les individus assurant une fonction de stabilisation indispensable pour lutter contre la tendance à l’anomie qui caractérise les sociétés modernes, elle restreint donc cette fonction aux seules ’professions établies’. A la différence du paradigme ’ouvriériste’ de l’école de Harvard, les notions de métier (craft) et d’emploi (occupation) n’y sont pas prises en compte. C’est sur les seules ’professions réglementées’ que reposent donc les travaux qui vont contribuer à la construction de la théorie fonctionnaliste des professions, travaux que nous illustrons ici à partir d’une évocation succincte des recherches de A.M. Carr-Saunders et P.A. Wilson (1933), et de Talcott Parsons (1955)45.

Dans l’étude qu’ils ont mené sur l’histoire des professions pour dégager ce qui conditionne la capacité d’un groupe à s’affirmer professionnel, Carr-Saunders et Wilson (1933) présentent celles-ci comme correspondant à des « activités de service, réclamant une formation longue et spécialisée et nécessitant une autorisation d’exercer délivrée, sur la base d’un diplôme, par des associations exerçant ainsi un monopole » [Dubar et Tripier, 1998, 75]. Ils définissent ainsi les Professions comme des sous-ensembles sociaux caractérisés essentiellement par l’exercice exclusif d’une activité et l’indépendance du contrôle qu’ils assurent sur cette activité. La Profession est définie comme un système fermé, porteur d’une identité spécifique. Autonome, elle est seule apte à former et à certifier ses membres. Ces traits constitutifs se retrouvent dans les travaux de T. Parsons (1955) sur les professions médicales et juridiques [Dubar et Tripier, 1998], mais sous une forme plus élaborée.

Parsons (1955) définit le rôle professionnel du médecin à partir de sa relation au malade. Pour lui, c’est l’obligation réciproque entre le médecin d’une part qui a le devoir de s’occuper du malade et le malade d’autre part qui doit se confier au médecin dans son domaine légitime d’exercice qui est à la base de « la professionnalisation du rôle médical » telle qu’elle s’inscrit « à travers des institutions de formation, de soin, de contrôle professionnel, etc. » [Dubar, 1991, 139]. Sur la base de cette notion d’obligation réciproque, il restreint alors la liste des ’professions établies’ à quatre domaines, la médecine, le droit, la technologie et l’enseignement, domaines qui sont ceux dans lesquels existent une telle obligation réciproque et qu’il oppose, d’une part, au monde des affaires et, d’autre part, à l’administration [Dubar, Tripier, 1998]. Selon lui, le professionnel est un médiateur entre « ‘une tradition culturelle dont il est le gardien, et des besoins pratiques’ ». Il est à la base de la régulation de l’ordre social, les quatre domaines professionnels qu’il identifie correspondant aux quatre sous-systèmes et aux quatre grandes fonctions qu’il propose de distinguer dans sa théorie générale du système social. L’enseignant assure « les processus de socialisation » des jeunes et l’intériorisation du système culturel, des « impératifs fonctionnels du système social ; la médecine gère « ‘le contrôle social individualisé et incorporé en rétablissant l’équilibre organique et psychique des individus’ » ; la justice « ‘veille à la continuité des normes, à leur ancrage dans des valeurs et à leur application’ » ; et enfin les ’ingénieurs’ assurent « ‘l’efficacité instrumentale de la science dans le monde quotidien’ » [Dubar et Tripier, 1998, 86]. Les Professions sont ainsi au coeur de la théorie de la structuration sociale de l’action de Parsons.

Comme le souligne la plupart des analyses qui leurs sont consacrées46, c’est donc bien sur l’étude des ’professions établies’ que porte essentiellement l’approche fonctionnaliste des Professions. Les traits caractéristiques associés à la définition d’un groupe professionnel varient en fonction des auteurs mais, comme le note J.-M. Chapoulie (1973), deux éléments s’y retrouvent toujours. Le premier a trait à une conception de la profession comme ’communauté éthique’, unie autour de valeurs partagées et de ce que W.J. Goode (1957) appelle « une même éthique de service » sensée s’exprimer dans un code de déontologie qui permettrait à la fois de réguler la concurrence interne à la communauté et de lui assurer une autonomie relative par rapport aux autorités légales. Le second est relatif à la possession d’un savoir spécialisé (et pas seulement pratique), fondé en théorie, comme y insiste Wilensky (1964). Selon C. Dubar et P. Tripier, ce sont ainsi « ‘la compétence techniquement et scientifiquement fondée et l’acceptation d’un code éthique commun’ » [Dubar et Tripier, 1998, 87] qui sont à la base de la lecture fonctionnaliste des professions.

Une telle lecture est cependant porteuse de contradictions qui en révèlent les limites. En effet, alors même que les fonctionnalistes justifient leur attention au fait professionnel par l’extension observable dans les sociétés modernes « de la sphère du professionnalisme, au détriment de celle du travail manuel ou du travail intellectuel de routine non professionnel », leur définition restreinte de la profession ne leur permet pas de rendre compte de la professionnalisation en tant que tendance générale des sociétés modernes. Comme le souligne Dubar et Tripier (1998, 80), pour Carr-Saunders et Wilson (1933), « ‘les professions sont (...) la formule de l’avenir des sociétés modernes’ », et plus généralement, les fonctionnalistes conçoivent la professionnalisation de certaines ’occupations’ (emplois) comme le moyen de « ‘réduire l’injustice sociale et de permettre progressivement au plus grand nombre d’accéder au monde des professions’ ». Cependant, tout en affirmant la possibilité d’une ’professionnalisation’ des métiers manuels, Carr-Saunders et Wilson établissent aussi « une ligne de démarcation » très stricte entre les professionnels et les « personnes non qualifiées », la « profession » ne pouvant correspondre selon eux qu’à « ‘la fusion de l’efficacité économique et de la légitimité culturelle’ ». [Dubar 1991, 137-138]. Le « schéma de professionnalisation » proposé par T. Parsons (1955) renforce encore la rupture établie par les fonctionnalistes entre ’monde professionnel’ et ’monde non professionnel’, du fait du son application à l’étude des seules professions ’typiques’, fondées sur certains ’critères’ qui leur sont spécifiques. Et H. Wilsensky (1964), sur ce point, insiste bien sur le fait que l’obligation de « ‘se doter d’un cursus universitaire qui transforme les connaissances empiriques acquises par expérience en savoirs scientifiques appris de façon académique et évalués de manière formelle (...) n’est pas accessible à n’importe quel type d’emploi [ni] à n’importe qui’ » [Dubar et Tripier, 1998, 91].

Le modèle élaboré par les fonctionnalistes pour l’étude des professions, calé sur certains groupes professionnels particuliers seulement, va donc donner lieu à de multiples critiques. Un premier type d’objection se traduira par l’appel à une approche élargie des professions. Aux travaux de Parsons sur la profession médicale, il sera ainsi opposé que le rôle du médecin ne peut pas exister sans le rôle du patient. Suivant cette perspective, les sociologues des professions seront invités à s’interroger sur les ajustements entre rôles que suppose la constitution de telles formes sociales. D’un autre coté, ce seront les limites d’une théorie qui ne permet pas de rendre compte des variations de pratiques et des diversités de positions observables dans une communauté professionnelle qui seront mises en évidence. Plus fondamentalement, enfin, c’est la possibilité d’établir sur la seule base des professions établies que sont par exemple la médecine ou la justice un idéal-type opérationnel pour une théorie générale des professions qui sera contestée, quelle que soit la prégnance idéologique de ces modèles particuliers sur les processus de professionnalisation à l’oeuvre dans les sociétés modernes47.

Howard S. Becker (1962), notamment, s’interrogera sur ’l’objectivité’ même d’une analyse prétendant rendre compte d’un phénomène aussi complexe que la professionnalisation à partir d’une définition fixée a priori de ce qu’est une ’vraie profession’. Il suggérera alors de considérer les professions « ‘simplement comme des occupations qui ont eu suffisamment de chance pour acquérir et préserver dans le monde actuel du travail la propriété d’un titre honorifique’ » [Maurice, 1972, 215], point de vue qu’illustre bien la direction suivant laquelle la sociologie des professions a entrepris de dégager les limites du fonctionnalisme, celle d’une approche interactionniste.

Notes
45.

Dubar (1991) fait référence à l’ouvrage de Talcott Parsons ’Eléments pour une sociologie de l’action’ (1955) Paris, Plon.

46.

Nous pouvons citer notamment les textes de Chapoulie (1973), Dubar et Tripier (1998) en prenant note de leurs travaux antérieurs.

47.

J.-M. Chapoulie (1973) rappelle comment les ’professions’ qui se voyaient reconnaître un grand prestige social dans les classes moyennes et populaires sont des métiers qui ont servi de modèle professionnel aux constructions d’associations se donnant pour but la professionnalisation et aux sociologues qui voulaient étudier la division du travail. Ce modèle professionnel défini comme un ensemble de représentations d’une forme de division du travail a, selon l’auteur, joué un rôle important en tant que stéréotype social structurant les actions collectives des membres d’un même métier. Il fait référence à l’institutionnalisation de nombreux métiers à partir des années 1945 dans les pays anglo-saxons. « De très nombreux groupes professionnels ont prétendu à un statut analogue de celui des professions établies et, pour justifier de cette prétention, constituèrent des institutions semblables à celles du corps médical » [Chapoulie, 1973, 99].