2.2.2 L’approche interactionniste : les professions comme construits sociaux

L’approche interactionniste des professions est principalement associée au nom de E. C. Hughes, qui va assurer l’élargissement de l’étude des professions établies à celle des métiers et en renouvellera profondément le cadre conceptuel. Selon E. C. Hughes « ‘la voie à suivre pour comprendre ce que signifient les professions établies dans notre société consiste peut-être à étudier la façon dont les métiers s’efforcent de se transformer ou de modifier leur image, ou les deux, au cours d’un processus visant à la ’professionnalisation’ ’» [Hughes, 1996, 110-111]. Il propose ainsi de renverser la perspective fonctionnaliste en partant du principe que ceux qui occupent des emplois non reconnus détiennent eux aussi des connaissances professionnelles et cherchent également tout au long de leur cheminement professionnel à améliorer leur position [Ibid, 114-115]. La professionnalisation désignera alors le processus selon lequel un corps de métier tend à s’organiser sur le modèle des professions établies [Chapoulie, 1973, 89]. En outre, par cette approche de la professionnalisation, Hughes entend aussi bien traiter ce qu’il advient d’un métier que l’évolution d’un individu au cours de l’apprentissage de son métier.

Hughes part du principe que, dès qu’elles le peuvent, les occupations c’est-à-dire les métiers cherchent à se professionnaliser. « ‘Les occupations essaient de se créer un ordre qui valorise ce qu’elles considèrent être le travail bien fait, se dotent de moyens pour fermer leur territoire d’exercice, éloigner les profanes et substituer la ’loi de la séniorité’ à la loi de la concurrence’ » [Tripier, 1998, 34]. Pour rendre compte de ce processus de professionnalisation des métiers, Hughes propose les notions de ’licence’ (en tant qu’autorisation d’exercer) et de ’mandat’ (en tant que mission reconnue) qu’il emprunte directement à la sociologie classique des professions. Il constate, d’abord, une certaine inégalité dans l’accès à la professionnalisation. Certains ont plus de chance que d’autres d’accéder au statut de professionnel du fait que la société transfère un certain nombre de ses fonctions essentielles à des professions reconnues en échange de quoi il leur est accordé certains privilèges. Ces transferts sont le produit d’une négociation, entre la profession concernée et l’Etat, des avantages matériels et symboliques qui lui sont accordés. Il relève ensuite, que malgré cette inégalité dans les possibilités de s’engager dans une transaction de ce type, chaque groupe de métier a tendance à considérer son activité comme ’essentielle’ et à s’engager dans la production d’une argumentation destinée à faire la preuve de la « valeur éminente de son activité professionnelle pour obtenir cette licence qui le protège de la concurrence et ce mandat qui donnera une reconnaissance à son travail ». Il insiste donc sur le fait que la licence et le mandat sont « ‘l’objet de conflits politiques entre groupes professionnels en compétition [ce qui engendre] des critères d’autorisation d’exercer ou d’obligation de missions qui évoluent, ce qui modifie en permanence la configuration des professions’ » [Dubar et Tripier, 1998, 103-105]. Selon Hughes, un groupe devient ainsi une profession au moins pour un temps, dès lors qu’il réussit à faire reconnaître sa licence et son mandat48.

En partant de notions empruntées aux marchés du travail fermés, Hughes affiche, en opposition à une conception ’fixiste’ de la professionnalisation, et en rupture avec l’approche fonctionnaliste des professions, une vision conventionnaliste qui appelle une attention portée aussi bien aux métiers les plus marginaux qu’aux professions établies49. La ’dynamique des professions’ [Strauss, 1992] apparaît finalement l’objet central d’une sociologie des professions. Il met également l’accent sur le fait que les groupes professionnels sont des construits qui reposent comme le souligne J.-M. Chapoulie (1973) sur les catégories de pratique ordinaire : « ‘ces groupes ont tous en commun d’être constitués sur la base du métier, catégorie de la pratique quotidienne dont la définition ne peut être systématique’ » [Chapoulie, 1973]. Il apparaît enfin soucieux de combiner des aspects individuels et collectifs de la professionnalisation en proposant de s’intéresser au « mouvement des individus dans les positions professionnelles en même temps qu’à celui de leur profession dans la société », ce qui le conduit à traiter non seulement la ’licence et le mandat’ mais aussi la ’carrière’ comme des entités mouvantes et toujours à reconstruire » [Tripier, 1998, 35].

Notes
48.

Tripier (1994) souligne comment, si la confiscation monopolistique de certaines activités ’essentielles’ est à la base des inégalités entre professions certifiées et autres métiers, il reste qu’il s’agit bien d’un monde dans lequel règne la concurrence (contrairement à ce que peuvent prétendre les fonctionnalistes) connaissance que les Professions cherchent à dissimuler pour justifier le traitement de faveur qu’elles revendiquent.

49.

C’est ainsi que Hughes invite ses étudiants à s’intéresser à des métiers qui ne sont pris en compte ni par la sociologie du travail ’industriel’, ni par la sociologie des professions classiques.