a) La notion de carrière comme premier signe d’expression de la dynamique des professions

Par la notion de carrière, définie comme « ‘parcours suivi par une personne au cours de sa vie’ », Hughes entend ainsi élargir la notion de ’carrière bureaucratique’, à partir de laquelle il reprend l’idée que si tout le monde n’a pas la chance d’avoir une ’carrière toute tracée’, pour laquelle à chaque étape le ’carriériste’ reçoit ’une quantité d’argent, d’autorité et de prestige’, la plupart des travailleurs « ‘suivent une carrière (même si celle-ci n’est) ni organisée ni définie de façon consciente’ » [Hughes, 1996, 175-176]. Ainsi, avec le passage de la question de départ « ce métier est-il une profession ? » à la question : « ‘dans quelles circonstances, les individus se caractérisant par un même métier s’efforcent-ils d’en devenir titulaires ?’ », Hughes propose de saisir l’évolution d’un métier à partir de l’observation des changements survenant au niveau de l’organisation interne du métier et de la place occupée dans la division du travail.

Il part alors de l’idée que ces carrières ont de nombreuses régularités et que le travail du sociologue consiste à découvrir, à partir du recueil de l’histoire de vie des travailleurs, ces régularités propres à certains métiers, ou encore « ‘à trouver l’ordre quel qu’il soit, que peut suivre la vie des personnes à mesure que celles-ci grandissent et étudient ; à mesure qu’elles font des choix ou en subissent, qu’elles sont mises sur la touche ou bousculées par les circonstances ; à mesure que leur énergie, leur talent et leur sagesse croissent ou déclinent ; à mesure qu’elles se consacrent à leur travail et qu’elles s’y attachent plus profondément, ou, à l’inverse, qu’elles s’y ennuient, s’y sentent frustrées et, peut-être, qu’elles abandonnent un type de travail pour un autre, ou bien fuient tout travail ’» [Hughes, 1996, 176]. Il montre comment l’observation des gens dans leur travail permet de cerner ’l’activité centrale dans un métier’, de prendre en compte la ’hiérarchisation des activités’ en fonction de la ’valeur’ et du ’prestige’ qui leur sont accordés, à considérer la « ‘position prise par une personne au fur et à mesure qu’elle avance dans sa carrière’ » etc. Et il ajoute enfin, « ‘une telle étude, comme toute étude qui a pour objet la société, vise ainsi à se placer au point de rencontre entre une société stable mais néanmoins changeante, et l’être humain unique, qui n’a que peu d’années à vivre, mais dont les descendants sont à l’évidence très semblables à leurs parents’ ». [Ibid, 176-177].

Hughes précise également comment certaines dimensions particulières du travail peuvent être explorer à partir de cette notion de carrière qui mériterait, selon lui, d’être développée. Il présente le cas de certains professionnels qui doivent effectuer une reconversion professionnelle du fait qu’ils exercent une profession à risques ou qui implique des limites d’âge etc., et s’attendent à ’mettre fin à leur carrière’ (exemple des sportifs professionnels). La notion de carrière permet alors de s’intéresser à la manière dont les professionnels sont dans l’obligation de redéfinir leur activité de travail, d’effectuer une reconversion professionnelle après un tournant biographique (turning point) de leur carrière. Ces cas permettent à Hughes de définir la carrière comme « ‘une suite d’alternatives conditionnées par la division du travail, elle même évolutive’ ». Il évoque également succinctement comment le système social est lui même soumis à des changements importants (du fait de mouvements sociaux, de développements technologiques etc.) qui nécessitent que le travailleur, au cours de sa vie, change de métier ou acquiert de « ‘nouvelles connaissances pour accompagner ces changements’ », sans que cette situation axée sur la mobilité des individus ne soit pour autant envisagée très différemment des reconversions biographiques présentées précédemment. Ce qui apparaît finalement le plus central dans l’usage de cette notion de carrière consiste à présenter comment « ‘à mesure qu’une personne progresse dans son métier, les décisions qu’elle a déjà prises tendent à limiter les alternatives qui restent ouvertes, même si pendant les périodes de transformations rapides apparaissent des possibilités (et des tentations) nouvelles et inattendues’ » [Ibid, 184]. On pourrait dire à ce propos que, les travailleurs gagnent en expérience, notamment dans une situation relativement stable et que le travail du sociologue consiste à porter au jour les régularités qui en résultent, sans que l’on soit vraiment en mesure de dire ce qu’il en est lors des périodes de profonds bouleversements.