b) Les notions de segments et de mondes professionnels comme deuxième type d’expression de cette perspective marquée par la dynamique des professions

Quoi qu’il en soit, Hughes suggère ainsi des pistes de recherches qui donneront lieu au développement d’autres travaux qui contribueront également à renforcer cette perspective conventionnaliste en opposition aux approches fonctionnalistes. Les notions de segments professionnels de R. Bucher et A. Strauss (1961)50 d’une part et de mondes sociaux de H.S. Becker (1979) de l’autre seront alors des références centrales pour qui veut poursuivre, dans cette perspective interactionniste, l’analyse de la division sociale du travail dans son rapport au changement.

Contrairement au fonctionnalisme, Bucher et Strauss présentent une profession comme un « ‘monde non homogène en constante évolution, composé de ’segments’ porteurs chacun de conceptions (idéologies) différentes quant à la spécificité de leur pratique et de leurs activités centrales, porteurs aussi d’identités différentes, et qui se transforment, se maintiennent, se développent et/ou disparaissent’ » [Baszanger, 1992, 22]. Dans la ’dynamique des professions’ Bucher et Strauss (1961) utilisent cette notion de segments professionnels pour exprimer cette diversité ’de groupements qui émergent’ au sein d’un même univers professionnel. « ‘On ne s’attend pas dans ce monde à ce que les membres d’une profession aient les mêmes intérêts : l’important c’est qu’ils en persuadent l’extérieur, les professions sont un conglomérat lâche de segments réunis sous le même drapeau’ » [Bucher, Strauss 1961/1992, 68]. Ces ’segments professionnels’ sont donc formés aussi bien de positions différentes dans le même univers professionnel que de définitions différentes de ce qu’est un professionnel ». [Tripier, 1994, 44-45]. Cette conception de l’activité de travail permet ainsi de prendre en compte la manière dont les membres d’une même profession « ‘ont aussi des conceptions différentes de ce qui constitue le centre de leur vie professionnelle’ »  [Bucher, Strauss, 1992, 73].

L’organisation d’une profession est ainsi « ‘modelée par la compétition et les conflits entre segments en mouvement. Et en deçà de ce cadre général, lorsqu’on étudie la pratique quotidienne (...), de nombreux compromis s’élaborent entre les représentants des différentes idéologies des segments professionnels en présence, avec les clients aussi, (..) et également, à un niveau micro-social, entre les philosophies propres des personnes liées, elles, à leurs biographies individuelles’ » [Baszanger, 1992, 22]. Un travail est effectué par ces différents segments pour s’approprier des positions de pouvoirs dans les associations ou les comités officiels. Ainsi, lorsque un segment sort de l’ombre, « ‘il devient plus vulnérable et s’expose à des contre-offensives de la part des autres segments. [Il] devra alors passer des alliances, faire des compromis, peut-être renégocier ses frontières avec d’autres segments. En cas de victoire d’un nouveau segment, le groupe composant l’ancien noyau dur peut se trouver remplacé par un autre et provoquer une restructuration en profondeur du groupe professionnel en entier’ » [Dubar, Tripier, 1998, 106]. On voit bien comment dans ce cadre Bucher et Strauss contribuent à redéfinir les groupes professionnels comme des mouvements sociaux à travers la description de l’existence de segments professionnels pris dans une compétition permanente et qui implique que les individus ou groupes en renégocient les frontières.

H.S. Becker (1983) pour sa part, introduira la notion de mondes sociaux (social words), pour parler de « ‘l’ensemble des individus et des organisations dont l’activité est nécessaire pour produire les événements et les objets qui sont caractéristiques de ce monde’ ».51 H.S. Becker (1983) conclut à ce propos qu’il peut ainsi exister une multiplicité de mondes qui coexistent et qui peuvent « ‘s’ignorer, être en conflit, entretenir une relation de symbiose etc., (...) être durables ou éphémères’ ». Il ajoute qu’une même personne peut participer à plusieurs mondes en même temps ou successivement ou bien encore ne faire partie que d’un seul d’entre eux. A partir de ce terme de mondes sociaux que Becker utilisera pour appréhender les mondes de l’art et décrire des typologies d’artiste52, il s’efforce de relier « ‘des langages, des représentations et des croyances (sur ce qu’est l’art véritable, le public visé, les meilleurs techniques) à des réseaux de partenaires et des institutions légitimes (des lieux, des objets, des personnes extérieures au groupe)’ ». Selon lui, les ’mondes sociaux’ sont à la fois des ’schémas conventionnels’ (systèmes de croyances partagées) et des ’réseaux de chaînes de coopération’ (ensembles d’individus coordonnés) nécessaires pour l’action ». La notion de mondes sociaux contribuera ainsi à renforcer celle de segments professionnels suggérant ainsi de mettre l’accent dans l’étude des ’mondes professionnels’ sur la ’dynamique des professions’.

Les principales notions présentées ici, licence et mandat, carrière, segments et mondes professionnels permettent de donner une vue d’ensemble des perspectives interactionnistes sur le travail. Elles ouvrent des pistes particulièrement fécondes pour l’appréhension de la dynamique des groupes professionnels. Cependant, comme le fait remarquer J.M. Chapoulie (1973), l’intérêt porté par ce courant de recherche aux relations sociales concrètes a une contrepartie. Si les travaux interactionnistes permettent de rompre avec la représentation des professions proposée par le fonctionnalisme, ils ne permettent pas d’appréhender l’articulation entre ces relations sociales effectivement observables et « ‘les propriétés que les groupes professionnels doivent à leur position dans la structure de la classe’ » [Chapoulie, 1973, 113].

Ainsi la manière dont la dynamique interne des professions peut être perturbée par des éléments qui lui sont ’externes’ n’est pas abordée en tant que tel dans le cadre des négociations internes à ces mondes professionnels. Cette absence peut se comprendre dans la mesure où les analyses proposées par les fondateurs de l’approche interactionniste des professions ont été réalisées dans un contexte stable caractérisé par des changements de type plus inhabituel que radical même si Hughes a bien souligné l’intérêt, dans une telle approche, des périodes de ’grandes transformations’ avec les mobilités et les reconversions qu’elles induisent [Hughes, 1996, chapitre 11].

Cette perspective théorique, centrée sur les significations données par les individus sur leur pratique conduit également à minimiser l’analyse de la structuration même de ces mondes professionnels dans lesquels les individus agissent. Si la conception interactionniste du travail porte un intérêt aux points de vue à partir desquels les travailleurs appréhendent leur métier et ses transformations à partir des significations qu’ils attribuent à leur activité, elle ne permet toutefois pas de rendre compte du ’cadre’ dans lequel s’inscrivent les points de vue des acteurs en tant qu’ils renvoient à des positions spécifiques. La référence à cette perspective demandera donc que l’on s’interroge, compte tenu de la question de recherche qui est la notre, sur la manière de rendre compte de la structuration sociale de la profession agricole. Néanmoins, cette perspective a l’intérêt de s’écarter du cadre « sur-socialisé » proposé par T. Parsons dans lequel les individus sont appréhendés uniquement en tant que membres d’un groupe relativement homogène partageant des idées, des valeurs, des définitions de rôles et des intérêts communs pour s’orienter vers une conception dans laquelle est donnée une importance aux activités des individus en tant qu’elles sont des composantes essentielles de l’identité sociale [Strauss, 1992]. Cette conception interactionniste largement marquée par les perspectives théoriques et méthodologiques constitutives de la ’tradition’ de l’école de Chicago, s’oppose ainsi à la sociologie classique du travail centrée sur l’Industrie qui met l’accent essentiellement sur les formes de division du travail en tant que « relation nécessaire entre l’énergie dépensée dans des activités frustrantes et pénibles et de maigres salaires [et auquel Hughes] oppose une vue qui inclut la perspective de toute une vie avec l’entrée dans celle-ci, le déroulement d’une carrière, plus ou moins ordonnée, ses bifurcations possibles, ses promesses, quelquefois illusoires, ses règles proclamées et parfois respectées » [Tripier 1998]. Pour ce qui concerne notre objet d’étude, on retiendra également le caractère opératoire de ce programme de recherche, et du renouvellement de perspective de la sociologie du travail français, par la prise en compte des relations et des biographies qui permettent en plus de se détacher du caractère restreint de ’l’atelier’ étudié sans rapport à l’histoire de vie, et au caractère réservé à quelques professions qui seraient au-dessus de toute concurrence. De plus, nous devons mettre l’accent sur le caractère dynamique de la professionnalisation qui est le point d’ancrage entre les doubles dimensions biographiques et relationnelles, individuelles et collectives dans cet univers en mouvement.

Comme nous l’avons précisé dans l’introduction de ce chapitre, un changement de perspectives est engagé en sociologie depuis les années quatre-vingt53 et a donné lieu à un renouveau d’analyses concernant l’étude du travail provoqué par les questionnements sur la transformation et la diversification des contenus de travail, en lien avec la prise en compte de la question sociale de l’emploi et du travail [Erbès-seguin, 1988]54. Cette évolution qui considère désormais l’activité de travail dans ses relations aux autres activités sociales est plus directement perceptible à travers un investissement nouveau pour une sociologie qui appréhende les ’groupes professionnels’ en tant qu’ils « ‘constituent des processus dynamiques ayant une histoire et présentant variations et diversité selon notamment les champs professionnels - les conditions sociales d’émergence - les modes de construction, de légitimation et éventuellement d’institutionnalisation’ » [Lucas 1994, 20]. Les problématiques ainsi inscrites avec une attention portée à ’la genèse et la dynamique’ des groupes professionnels sont révélatrices de cette ouverture d’une sociologie des professions au sens large.

L’avènement d’une discussion à la croisée des chemins sur la sociologie des groupes professionnels et la tentative d’identifier et d’évaluer les facteurs qui influencent la dynamique des groupes professionnels permet d’échapper aux problématiques classiques de la sociologie des professions et du travail. Tout en étant soucieux de prendre en compte la diversité de logiques d’actions qui peuvent animer ces groupes, et qui demandent de s’intéresser à la constitution singulière de chacun d’entre eux, la ’sociologie des groupes professionnels’ s’intéresse à la ’dynamique des professions’ d’autant plus que celle-ci se trouve impliquée dans un contexte de remise en cause d’un nombre non négligeable de groupes professionnels relatif à l’évolution de nouvelles formes d’organisation du travail. Y. Lucas (1994) relève, à ce propos, comment pour ce qui concerne le colloque sur la sociologie des groupes professionnels de 1994, l’ensemble des thématiques qui y sont développées renvoient toutes, d’une manière ou d’une autre, à la question de la transformation des groupes professionnels en référence à des mutations récentes dans la sphère professionnelle [Lucas, 1994, 23].

L’accent est alors aussi bien mis sur la question de la déprofessionnalisation des ’professions’ que celle de la professionnalisation des ’métiers’. Y. Lucas (1994) remarque à ce propos comment les contributions proposées dans les années 80-90 tendent à démontrer la fragilité des frontières entre ces acceptions, les définitions traditionnelles étant bousculées du fait notamment que l’accent est désormais mis sur le caractère instable et/ou dynamique des groupes professionnels, qui touche aussi bien au métier de secrétaire qu’à la profession médicale [Descolonges, 1996]. Comme le souligne Y. Lucas (1994)55 cette mutation est en partie due à une nouvelle manière d’appréhender cet objet d’étude et renvoie, selon nous, aux avancées théoriques et méthodologiques entreprises en sociologie du travail et des professions tel que nous avons cherché à le mettre en lumière dans ce chapitre.

C’est donc dans le contexte de ce rapprochement entre sociologie du travail et sociologie des professions et de l’éclosion du questionnement sur la construction de ces groupes professionnels que nous proposons d’inscrire le cadre de recherche qui est le nôtre à propos de la question de la transformation du métier d’agriculteur. A partir de la montée d’une ’sociologie des travailleurs’ et la construction, pour rendre compte des transformations actuelles du travail, d’une théorie sociologique de l’identité professionnelle d’une part, et de l’observation du passage de l’étude des professions établies à celle de l’ensemble des métiers d’autre part, nous considérons ainsi pertinent, compte tenu du fait que les agriculteurs sont aujourd’hui invités à se transformer, de nous interroger sur ce qu’ils font de cette invitation. Dans ce cadre, il nous semble qu’une perspective interactionniste et compréhensive (au sens ou elle importe de dégager lors de l’interprétation sociologique la construction du sens que les individus donnent à ce qu’ils font) moyennant certains ajustements peut être appropriée, pour rendre compte de ce que font de cette situation les agriculteurs, pris dans un contexte de déstabilisation. Et c’est à partir de ces choix théoriques et méthodologiques et de ce qu’ils impliquent, que nous nous sommes efforcée dans le chapitre suivant de mettre en place un cadre d’analyse adapté au traitement de notre question de la transformation du métier d’agriculteur.

Notes
50.

Repris dans Strauss, 1992. Pages 67 à 86.

51.

il présente cette formulation comme quelque peu tautologique mais qui a plusieurs intérêts. En considérant l’oeuvre en référence aux mondes relatifs à cette oeuvre, l’auteur suggère notamment 1) ’d’envisager l’oeuvre comme étant la création collective de tous ceux qui y ont collaboré, 2) que les acteurs de ce monde coordonnent leurs activités en référence à un ensemble de conventions 3) que ce monde se compose de ceux dont l’activité est essentielle au processus de production quelque soit le produit final’ [Becker, 1983].

52.

Il montre la pertinence de cette conception qui part des milieux qui se qualifient eux même d’artistes plutôt que de partir d’une définition a priori et donc discriminatoire [Becker, 1983].

53.

Touraine (1981) parle à ce propos d’une ’critique de la sociologie’ qui viendrait faire suite à vingt ans de ’crise et décomposition de la sociologie classique’ et à partir de laquelle il serait désormais temps d’engager une reconstruction de la sociologie.

54.

Cette question sociale de l’emploi et du travail est par ailleurs au centre de certaines recherches portant par exemple sur la disqualification sociale des chômeurs de longue durée [Paugam, 1991] ou la désafilliation [Castel, 1995].

55.

« Si l’on maintient, pour la clarté de l’exposé, la distinction initiale entre ’professions’ (au sens de professions établies) et professions (au sens large), on peut déjà noter, en s’appuyant sur des travaux récents (...) que cette dichotomie n’est pas totale : les changements qui se produisent actuellement au sein même des ’professions’ (...) rendent de plus en plus fragiles ou incertaines leurs traits caractéristiques traditionnels. (...) les ’professions’ ont actuellement tendance à se ’déprofessionnaliser’ tandis que de nombreuses professions plutôt vues comme des métiers (’occupations’) acquièrent des caractéristiques jusqu’ici réservées aux ’professions’. Il se peut d’ailleurs que la constatation de ce double mouvement inversé ne constitue pas le coeur du débat, qui se nourrirait plutôt de nouvelles approches dans la manière d’étudier aussi bien les ’professions’ que les professions » [Lucas, 1994, page 13].