3.1.1 Synthèse des éléments conceptuels concernant la transformation du métier

De la présentation des apports de la sociologie du travail et des professions sur la question de la professionnalisation effectuée dans le chapitre précédent, il ressort assez nettement que les professions sont à appréhender comme des construits sociaux. Partant de là, c’est à partir, plus précisément, de la notion de la définition de situation telle que formulée par les interactionnistes que nous avons entrepris de positionner notre recherche. Nous entendons prendre ainsi en considération la formulation de Thomas selon laquelle « si des hommes définissent des situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences ». Dit autrement, nous proposons, pour rendre compte de ce qu’est un métier, de nous appuyer de manière inductive sur les points de vue que les individus ont sur leur activité professionnelle et sur la capacité qu’ils ont à négocier la définition de leurs rôles professionnels56. Traiter la question de la définition d’un métier de la sorte, permet de penser l’activité de travail sans l’enfermer dans un monde qui serait étanche et coupé de la société et de rendre compte également de la diversité de significations qui peuvent être assignées à une même profession par ceux qui en sont les principaux acteurs.

Nous adhérons ainsi à la façon dont, de manière assez unanime depuis le début des années quatre-vingt, la sociologie du travail tend à accorder un intérêt au travailleur autant qu’au travail qu’il est censé effectuer, pour rendre compte de son activité professionnelle. La voie que nous avons décidé de suivre ici pour analyser la transformation du métier d’agriculteur s’inscrit donc dans une perspective compréhensive qui consiste à prendre au sérieux et à rendre compte des significations que les individus attribuent à leur activité. Appliquée à l’étude du travail, cette démarche permet de rompre avec une conception du travail qui serait séparé des autres activités humaines (division des sphères d’activités travail/loisirs etc.,) telle que la propose le courant fonctionnaliste. Elle se démarque également d’une conception centrée sur les seuls rapports de force induits par les processus structurels de la ’division’ du travail (vision marxiste du travail aliéné)57. Ce qu’elle vise, en effet, en référence à une sociologie ’interprétative’ d’inspiration webérienne58 telle que développée par des sociologues comme Schütz (1987) ou Berger et Luckmann (1986), c’est à appréhender « ‘l’activité de travail dans son rapport à l’activité sociale et à la vie quotidienne’ » [Van Haecht, 1986].

Dans cette optique, le travail du sociologue réside alors dans l’interprétation des significations produites par les acteurs pour donner un sens à ce qu’ils font dans leur rapport au monde du travail, en les référent au contexte qui les rend signifiantes. Plus précisément, la démarche compréhensive consiste à prendre en compte ’l’intelligence pratique des acteurs’, ou encore « ‘à expliciter et à analyser avec les différentes catégories d’acteurs concernés par les situations qui sont les leurs, dans lesquelles ils doivent agir et qu’ils transforment ainsi par leur action’ » le sens qu’ils donnent à leur activité [Freyssenet, 1994, 107].

Pour expliciter comment peut être menée une telle analyse, nous nous arrêterons sur les notions qui nous sont apparues particulièrement opérantes pour appréhender la manière dont les individus rendent compte de leur métier et de ses transformations. La façon dont un métier prend sens et se transforme étant très dépendante de l’itinéraire professionnel et familial de ceux qui l’exercent, c’est la notion de carrière telle que définie par Hughes (1996) que nous avons d’abord mobilisée. Cette notion apparaît en effet particulièrement appropriée pour appréhender les transformations identitaires qu’appelle le fait que, comme le souligne Dubar, l’identité au travail est aujourd’hui régulièrement « confrontée (à des) transformations technologiques, organisationnelles (qui impliquent) des ajustements et des reconversions successives » et qu’elle est donc « ‘fortement marquée par l’incertitude alors même qu’elle accompagne théoriquement le passage de l’adolescence à la vie adulte et donc à une forme de stabilisation sociale’ » [Dubar, 1991, 122]. A travers la notion de carrière, nous portons ainsi une attention particulière aux cadres de références préétablis à partir desquels les individus définissent leur activité.

Nous avons pris ensuite en considération la manière dont l’intérêt porté à la division sociale du travail et plus spécifiquement aux interactions qui y sont produites permettent d’appréhender la dynamique professionnelle et notamment les relations opérées entre les différents segments professionnels. Ces notions sont en effet particulièrement opérantes pour décrire le cheminement et le cours des actes de travail tout en faisant ressortir les transformations et les conflits d’intérêts qui sont produits à cette occasion. Elles ouvrent une piste dans la prise en considération des différentes activités de travail ainsi que de leur place plus ou moins centrale et mouvante pour les individus dans l’exercice de leur fonction tout en rendant compte également des valeurs distinctes que ces fonctions et ces actes de travail peuvent avoir selon les individus appartenant à des mondes professionnels distincts. Elles permettent de prendre en compte le processus selon lequel est organisée l’activité à partir des « ‘relations qu’entretiennent les différents segments professionnels et sociaux qui y exercent leur activité’ » en fonction « des sens de missions » qui y sont discutés et défendus [Strauss, 92, 94]. Les notions de ’transactions’, de ’segments professionnels’ et de ’dynamique professionnelle’ permettent ainsi de porter une attention particulière aux jeux de relations au travers desquels les individus expérimentent la validité de leurs cadres de références et les ajustent.

Nous avons enfin ajouté aux deux aspects précédents un intérêt porté à la manière dont la définition d’une profession renvoie au fait que les acteurs sont à même de trouver dans la pratique des preuves de la validité de leur cadre de référence. La notion, présentée par Strauss (1992) ’d’arc de travail’, rend bien compte de l’importance, dans la définition de la situation donnée, au rapport aux choses. Selon Strauss, le travail est ainsi envisagé comme une trajectoire composée de différentes phases reliées par différents points donnant une idée générale du plan d’ensemble du travail. L’arc de travail caractérise, dans ce plan d’ensemble, la gestion et la mise en forme des ’lignes de travail et des tâches’ coordonnées entre elles à partir du ’travail d’agencement’ effectué par les individus [Strauss, 1992, 191]. A travers la notion d’arc de travail nous portons donc une attention particulière à l’activité même de travail et au travail d’agencement qu’il recouvre.

Nous considérons ainsi que ces notions permettent d’appréhender les processus de transformation de l’activité, les changements des segments professionnels étant « imposés par des transformations de leur appareil conceptuel et technique, de leurs conditions institutionnelles de travail, et par des transformations de leurs relations avec d’autres segments et d’autres métiers » [Bucher et Strauss, 1992, 82]. Nous concevons ainsi notre dispositif de recherche à partir de l’articulation entre différents éléments conceptuels (notamment ceux de carrière, segments professionnels et arc de travail) pour appréhender notre question, prenant en compte les « ‘processus de segmentation (...) toujours à l’oeuvre qui amènent la confrontation et parfois l’affrontement de ’définitions différentes des activités de travail’ ’» [Dubar et Tripier, 1998, 106]. C’est donc bien dans une perspective interactionniste du travail, telle qu’elle est présentée synthétiquement par Dubar et Tripier (1998) comme des « ‘’mondes’ correspondant à des ’définitions de situations’ qui se sont forgées au cours de ’carrières’, modales ou déviantes, dans un processus de socialisation professionnelle qui segmente perpétuellement les groupes en fonction des croyances et des formes de reconnaissances différenciées’ » [1998, 103-104] que nous avons inscrit notre recherche portant sur la question de la transformation du métier d’agriculteur.

Partant de cette définition, il semble intéressant toutefois de compléter ce ’tableau interactionniste’ par quelques apports supplémentaires pour aborder la question de la transformation d’une profession. Du fait de nos objectifs et de la question qui est la nôtre, l’inscription dans cette perspective interactionniste nécessite en effet quelques aménagements permettant d’une part, de prendre en compte le phénomène particulier de crise propre à notre champ de recherche, et d’autre part, de renforcer l’attention portée aux cadres préétablis qui soutiennent l’activité de définition de la situation de travail des individus.

Notes
56.

Nous renvoyons ici à la distinction opérée précédemment (cf. Section 222) entre le métier et la profession. C’est à partir de l’appréhension du métier comme « catégorie de la pratique quotidienne » [Chapoulie, 1973] que nous entendons chercher à rendre compte des dynamiques d’une profession.

57.

Il s’agit bien, comme le précise Anne Van Haecht à propos de la démarche socio-anthropologique adoptée par Pierre Bouvier (1983), de s’intéresser à la ’place occupée par le travail dans le système de significations orientant toute l’activité humaine (plutôt qu’au) sens vécu du travail’ Van Haecht, 1986, 350.

58.

Concernant la sociologie compréhensive nous nous reportons d’abord à la définition qu’en donne Max Weber [1995, 28].