3.1.2 La prise en compte du caractère de ’crise’ de la profession

Nous pouvons tout d’abord renforcer ce cadre conceptuel en mettant l’accent sur le caractère spécifique de remise en cause de la profession tel que nous avons pu le présenter pour le secteur d’activité agricole dans le premier chapitre. Associé à une sociologie plus compréhensive, c’est à partir notamment du contexte de crise du travail et de l’emploi que les sociologues du travail en France ont été amené à reconsidérer la question de la mutation des groupes professionnels. Bien que les approches interactionnistes permettent de prendre en compte les négociations et les ajustements entre segments professionnels quant à la définition de l’activité, elles sont cependant insuffisantes pour rendre compte de situations de crise professionnelles. Nous avons vu, en effet, comment ces périodes de crises n’étaient que succinctement évoquées par les interactionnistes lors, par exemple, de reconversions spécifiques à certains types de carrières particulières et limitées. Il semble pourtant que si le caractère avec lequel un segment professionnel peut se trouver menacé et engendrer un travail spécifique de la part des acteurs pris dans cette situation, ce travail spécifique mené par ces acteurs mérite selon nous une attention particulière.

Pour combler ces insuffisances, nous nous sommes appuyée sur les suggestions faites dans les années quatre-vingt par des sociologues du travail intéressés à la question de la crise d’une profession. Nous nous sommes référée ainsi aux analyses produites par C. Paradeise (1985) sur la fabrication de nouvelles ’croyances’ professionnelles. S’interrogeant sur la manière dont les médecins, pourtant considérés comme des ’modèles de la profession’, sont amenés à faire face à une crise de légitimation, elle montre que si le succès des candidats à la professionnalisation « ‘dépend de la valeur argumentative en vue de la conquête d’un statut, (...), la permanence des professions établies, quant à elle, dépend de leur capacité à entretenir la relation entre leurs arguments fondateurs et leur pratique’ ». Elle rappelle ainsi la nécessité pour ces professionnels d’effectuer un travail permanent d’entretien de la ’croyance’ interne et externe sur laquelle la profession se justifie afin de maintenir l’adéquation, du besoin et de la relation entre savoir et besoin [Paradeise, 1985, 18].

Nous nous sommes également référée, dans une perspective plus large, aux préoccupations de Freyssenet (1994) sur la notion de travail. Partant du constat qu’il existe une part d’incertitude au travail, il est ainsi selon lui impératif de s’interroger sur les présupposés et les représentations du travail à partir desquelles sont produites les « ‘régulations et les conventions macro et micro sociales, formelles et informelles qui sont des guides et cadrent l’action’ ». Toutefois, il spécifie que « ‘ces institutions [professionnelles] entrent en ’crise – mutations’ lorsque l’incertitude au travail et/ou du marché changent de forme, comme c’est le cas aujourd’hui, exigent d’en inventer d’autres’ » [Freyssenet, 1994, 119].

Des propositions issues de telles approches, nous avons retenu l’idée que le caractère spécifique de crise nécessitait que l’on porte une attention au fait que dans de telles situations, il est nécessaire pour les individus qui les vivent d’inventer de nouveaux cadres de l’action. Du fait de la situation quelque peu singulière que nous souhaitions examiner dans le cadre de notre recherche, il nous a alors semblé que c’était plutôt en renforçant la prise en compte de significations produites à l’occasion de ces changements par les individus qui vivent dans ce contexte particulier que l’on pouvait rendre compte des actes de travail.

Nous avons repris alors l’idée selon laquelle « ‘les acteurs disposent tous de capacités critiques, ont tous accès bien qu’à des degrés inégaux, à des ressources critiques, et les mettent en oeuvre de façon quasi permanente dans le cours ordinaire de la vie sociale, et cela même si leurs critiques ont des chances très inégales de modifier l’état du monde qui les entoure selon le degré de maîtrise qu’ils possèdent sur leur environnement social’ » [Boltanski, Chiapello, 1999, 54]59. C’est ainsi en référence à une sociologie de la justification [Boltanski, Chiappello, 1999, 62] en tant qu’elle permet de s’interroger sur la manière dont lors de situations critiques « ‘sont définis et redéfinis les cadres et les règles de l’activité de travail’ » [Cottereau, 1994] que nous avons trouvé matière à compléter le cadre théorique de notre recherche. Au-delà de l’affirmation générale du caractère de construit social d’une profession, c’est donc à la manière dont s’effectue cette construction, quand les acteurs sont amenés à s’engager dans tout un travail de redéfinition de ce qu’ils font, que nous nous sommes interrogée plus spécifiquement, prenant en compte le travail d’argumentation fait par les acteurs lorsqu’ils « ‘élaborent des discours sur l’action, ou pour reprendre les termes de Paul Ricoeur (1983), accomplissent le travail de mises en intrigues de leurs actions’ » [Boltanski, Chiapello, 1999, 56].

Nous retiendrons donc finalement comment nous avons proposé de porter une attention particulière au travail de justification que font les individus qui est particulièrement visible lors de situations de crise [Van Haecht, 1986]. On est, en effet, en droit de penser que pendant de telles périodes d’incertitude, les individus touchés par cette crise s’expriment de manière plus vive et plus ouverte sur ce qu’était le métier, les incertitudes actuelles, la manière dont ils anticipent les scénarios possibles pour l’avenir, les tactiques qu’ils essayent de mettre en oeuvre pour résoudre leurs problèmes, en bref, la manière dont ils se justifient sur la position qu’ils sont amenés à adopter, les déplacements de sens qu’ils opèrent, dans le cadre de la décomposition / recomposition de la profession.

Toutefois, l’intérêt porté à l’invention de ’nouveaux cadres’, nécessitait alors qu’on leur donne une place importante. Nous avons donc également retenu l’idée selon laquelle si ces situations de crise rendent davantage perceptibles les réajustements opérés par les individus pour rendre compte de leur activité professionnelle, et des glissements de sens qui sont alors effectués à ces moments-là, elles ne remettent cependant pas tout en cause, certains ’cadres de référence’ étant là pour assurer un minimum de stabilité nécessaire aux réaménagements entrepris par les acteurs et sont également présents dans des situations plus ordinaires. Et c’est bien pour cela que nous avons cherché à renforcer dans notre cadre d’analyse l’intérêt porté aux cadres de référence à partir de la notion de champ professionnel.

Notes
59.

Voir également à propos de la présentation de la ’reconstruction de la compétence des acteurs’ pages 61 et suivantes.