3.1.3 Une lecture complémentaire en termes de ’champs professionnels’

La notion de ’mondes professionnels’ telle que celle-ci est présentée notamment par Strauss (1992) et Becker (1983) peut être complétée par celle de ’champs professionnels’. Sans prétendre inscrire l’intégralité de notre recherche dans le cadre de la théorie générale des champs, telle qu’elle est développée par Pierre Bourdieu, nous adhérons cependant au principe qu’il défend selon lequel les concepts sont provisoires et sont appréciés en fonction de la valeur heuristique qu’ils peuvent avoir dans la « science en train de se faire » [Bourdieu, 1992]. C’est alors plus précisément parce qu’il nous semble que la théorie des champs, peut nous permettre de conforter la construction de notre dispositif de recherche que nous souhaitons ici reprendre certaines de ces caractéristiques.

La notion de ’champ professionnel’ peut être considérée comme assez proche à certains égards de celle de ’monde professionnel’. Ces deux notions présentent en effet une même vision des professions comme des espaces de jeux animés par les mouvements (désajustements/réajustements) occasionnés par les ’compétitions et les conflits’ entre différents ’segments professionnels’ ou entre une diversité ’de positions objectives dotées de différentes espèces de pouvoir’60.

Cependant, quand Bourdieu écrit que « penser en termes de champ, c’est penser relationnellement », ce n’est pas pour rendre compte, à la différence de la conception en termes de mondes professionnels, des interactions entre les individus61, mais des ’relations objectives’ des agents, relations qui existent « indépendamment des consciences et des volontés individuelles » et qui sont capables « d’orienter ou de contraindre [les] pratiques ou [les] représentations [des agents sociaux] » [Bourdieu, 1987, 147]. Autrement dit, si les notions de ’monde’ et de ’champ’ mettent toutes deux l’accent sur la dimension ’structurelle’ des professions, elles ne le font pas du même point de vue. L’une se réfère à une conception holistique de la société62, l’autre à une conception individualiste.

Il semble alors intéressant de chercher à faire tenir ensemble ces deux approches. En effet, nous avons vu que la conception interactionniste du travail permet de prendre en considération les principaux points de vue à partir desquels les travailleurs – en tant qu’ils se présentent comme tels et ceci quelle que soit leur position - appréhendent leur métier et ses transformations en référence à une sociologie de la connaissance, c’est-à-dire à partir de l’idée que les significations des individus prévalent sur les structures sociales dans la définition des règles du jeu (si on se réfère à la définition de la situation) et des mondes professionnels. Cependant, la référence à la théorie des champs (et à la prise en compte de la structure et de la dynamique d’un champ professionnel) peut nous permettre d’appréhender dans quel ’cadre’ s’inscrivent les points de vue de ces acteurs en tant qu’ils sont à référer à des positions spécifiques. Le recours à la notion de champ professionnel est ainsi intéressant pour dégager la ’toile de fond’ que représente une structure sociale plus stable et durable que les individus qui la composent même si cette structure peut également être amenée à se modifier. Il permet notamment de prendre en considération la critique adressée par J.-M. Chapoulie (1973) aux travaux des interactionnistes quant au manque d’intérêt porté aux positions sociales des individus et de chercher à mieux articuler la description fine des récits de vie des travailleurs avec la manière dont les considérations qu’ils développent sont en partie relatives à leur position dans le ’champ professionnel’.

Dit autrement, nous pensons que la prise en compte des positions des acteurs dans le champ professionnel peut apporter un éclairage supplémentaire sur la composition de ces différents mondes professionnels. Nous proposons ainsi d’associer à la notion de carrière celle de trajectoire, et à la notion d’interaction celle de position afin d’articuler dans notre recherche une vision subjective à une vision plus objective de la question de la transformation du métier. Cette articulation renvoie ainsi à la présentation des deux caractéristiques objectives et subjectives de l’identité professionnelle présentée par C. Dubar (1991) du fait que si la notion de ’carrière’ fait ressortir le ’fil de vie’ avec ses brisures individuelles ou collectives, ’l’habitus’ met l’accent sur les ’dispositions’ des individus.

Finalement, nous avons retenu l’idée de faire appel à la théorie des champs pour préciser le cadre dans lequel s’effectue le processus de déstructuration/restructuration d’une profession en tentant de relier les différents types de discours des individus sur le sens de l’activité professionnelle exercée à des types de position dans le champ professionnel, afin de mieux saisir les transformations de ces mondes professionnels.

Notes
60.

Rappelons ici la définition que donne Bourdieu d’un champ : « en termes analytiques, un champ peut être défini comme un réseau, ou une configuration de relations objectives entre des positions. Ces positions sont définies objectivement dans leur existence et dans les déterminations qu’elles imposent à leurs occupants, agents ou institutions, par leur situation actuelle et potentielle dans la structure de la distribution des différentes espèces de pouvoir (ou de capital) dont la possession commande l’accès au profits spécifiques qui sont en jeu dans le champ, et du même coup, par leurs relations objectives aux autres positions (domination, subordination, homologie, etc.) » [Bourdieu, 1992, 73].

61.

Suivant cette approche, en effet, les structures sociales ne font ’qu’influencer’ les processus de construction des identités professionnelles sans pour autant les déterminer.

62.

On notera cependant sur ce point que si P. Bourdieu écarte dans la première phase d’analyse d’un champ, les représentations sociales des agents, il considère toutefois celles-ci nécessaires afin de rendre compte « des luttes quotidiennes, individuelles et collectives, qui visent à transformer ou à conserver ces structures » [Bourdieu, 1987, 150], même si les « stratégies des agents dépendent de leur position dans le champ » [Bourdieu, 1992, 78].