La troisième opération de recherche a consisté en une enquête par entretien réalisée auprès d’une vingtaine d’éleveurs charolais correspondant aux différents ’cas de figure’ ’pertinents’ mis en évidence dans la phase exploratoire de ce travail pour appréhender la question des transformations du métier d’éleveur. L’enquête auprès des informateurs avait en effet pour objectif de relever la diversité de type de rapport au changement ou encore les principales ’figures professionnelles’ renvoyant, selon la synthèse de l’analyse produite par les informateurs privilégiés sur la représentation du monde de l’élevage, aux différents ’segments professionnels’ de l’élevage. Il est cependant important de préciser que cet échantillon ne se voulait pas ’représentatif’ de l’ensemble des éleveurs charolais mais bien de la diversité de cas de figures relative à la transformation du métier.
Du fait du caractère particulier du choix des personnes à enquêter, très directement lié aux résultats issus de l’enquête exploratoire, nous n’insisterons pas pour l’instant sur les caractéristiques de l’échantillon ainsi constitué. Nous reviendrons à la fin du chapitre 6 sur l’opération de traduction qu’a induit une telle démarche et évoquerons alors à cette occasion les limites d’un tel procédé ’d’échantillonnage’69.
Cette dernière opération de recherche avait pour objectif principal de permettre une analyse destinée à appréhender, à partir du recueil d’expériences singulières, comment les éleveurs participent à la définition des ’normes’ d’exercice de leur métier en prenant en compte le caractère multidimensionnel de cette définition. Deux éléments distincts devaient donc, selon nous, guider notre travail d’enquête. Le premier renvoie à la nécessité de caractériser la diversité de conceptions que les éleveurs peuvent défendre vis-à-vis de la question des transformations de l’exercice de leur activité professionnelle. Le deuxième consiste à rendre compte de la manière dont ces conceptions relatives au rapport au changement renvoient à une diversité d’identités professionnelles et de positions dans le champ professionnel qui est le leur.
Différents types d’informations devaient donc être collectés compte tenu du caractère multidimensionnel de notre cadre d’analyse et afin de saisir le sens que les éleveurs donnent à leur expérience du changement en référence à une sociologie compréhensive. Pour cela, nous avons organisé la construction de notre guide d’entretien en nous assurant, d’une part, qu’il permettait de donner libre cours à ce qui du point de vue de l’éleveur est considéré comme important de dire sur son métier (entretien semi-directif) et d’autre part, qu’il prenait bien en compte les différentes dimensions à explorer afin de répondre au caractère multidimensionnel de cette transformation. Nous avons pour cela constitué notre guide d’entretien à partir de quatre étapes renvoyant à la prise en compte du caractère biographique, relationnel, matériel et conceptuel du métier tel que nous l’avions prévu lors de l’élaboration du dispositif de recherche.
Le récit de vie70
La première partie du guide d’entretien visait à la saisie de l’itinéraire des éleveurs enquêtés. Centrée sur le récit de vie des éleveurs, depuis leur installation jusqu’au jour de l’enquête, elle se voulait nous permettre d’accéder à la manière dont était déroulée leur ’carrière professionnelle’ avec l’intention d’appréhender comment leur rapport au changement s’inscrit dans une certaine continuité et dans certaines ruptures biographiques. Cette première étape devait permettre de faire émerger les choix, les pressions, les hésitations... relatifs à leur parcours professionnel et familial ;
Les relations professionnelles
La deuxième partie du guide d’entretien portait sur les relations sociales des éleveurs ainsi que sur la description de leur ’univers professionnel’. Elle cherchait à prendre en compte la manière dont les éleveurs font références à certains ’mondes’ et se positionnent au regard des conceptions qui y ont cours quant à ce qu’est et ce que doit être l’élevage. Elle visait donc à appréhender les différents segments professionnels et les différentes transactions entre ces segments qui sont aussi constitutives du métier d’éleveur.
La description des activités de travail
La troisième partie du guide d’entretien avait été conçue afin de prendre en compte les activités de travail à proprement parler, de leur place et leur importance sur l’exploitation (agenda de l’exploitant, liste des différentes tâches de travail effectuées sur l’année etc.) et de la façon dont elles étaient distribuées entre ceux qui y participaient (collectif familial, salariés éventuels, entraide avec les voisins, etc.). Elle avait pour principal objectif de reconstituer l’arc de travail de chaque enquêté et le sens qu’il pouvait ainsi donner à ses pratiques professionnelles.
La discussion sur les transformations du métier
La dernière partie du guide d’entretien renvoyait plus directement à la question de la transformation du métier de manière générale et des projets envisagés par les enquêtés. S’appuyant sur les événements marquants du secteur d’activité de l’élevage, elle devait nous permettre de caractériser la manière dont ils avaient vécu et vivaient certains événements (moyennant quel genre de participation, quels types d’incertitude.. ). Elle cherchait à mettre en relief la dimension ’conceptuelle’ du métier, à partir de la saisie des réactions des éleveurs aux perturbations qui peuvent affecter leurs activités, en examinant comment ces perturbations étaient interprétées, discutées, à partir de quels points de vue, au travers de quelles réflexions, se traduisant par quelles perspectives envisagées, donnant lieu à l’engagement de quelles initiatives, négociées avec qui, etc.
Une fois les entretiens réalisés et la retranscription intégrale des discours des éleveurs effectuée, deux phases d’analyses ont été réalisées. Nous les présenterons de manière détaillée ultérieurement et nous nous limiterons donc ici à en exposer les principes généraux. La première a concerné la manière dont les éleveurs se sont positionnés vis-à-vis des transformations en cours dans leur métier. Elle a abouti à la construction d’une typologie des ’rapports au changement’ exprimés par les éleveurs. C’est en effet bien la manière dont les éleveurs ont explicité, au travers de l’examen des différentes dimensions de l’activité, comment les transformations qu’ils vivaient affectaient la définition qu’ils donnaient de leur métier qui a été ici mise en évidence. La deuxième phase d’analyse a eu quant à elle comme objectif de faire un lien entre cette typologie et la manière dont ces éleveurs se positionnaient dans le champ professionnel agricole. Pour cela, l’examen d’éléments biographiques et relationnels des enquêtés a permis de définir des types de formes identitaires relatives à la transformation du métier.
Au total, l’enquête a été effectuée auprès de vingt et un éleveurs, à partir principalement, des informations issues de l’enquête exploratoire. Comme se fut déjà le cas pour l’enquête auprès des informateurs privilégiés, l’échantillon ainsi constitué n’est pas représentatif de l’ensemble des éleveurs, mais tend à prendre en compte, de manière exhaustive, la diversité de ’cas de figure’ relative à la transformation du métier puisqu’il s’agissait de s’interroger sur la manière d’accéder à une représentativité des types de changements même si nous souhaitions également, dans un second temps, rendre compte de la position de ces éleveurs dans le champ professionnel de l’élevage.
Consciente du nombre de cas de figure limités à partir duquel nous avons mené cette recherche, nous pouvons toutefois préciser le fait que la singularité de cet échantillon nous est apparue dès le départ comme le moyen le plus à même de porter au jour les principaux éléments rapportés par les éleveurs quant à la crise de leur profession, dans un laps de temps raisonnable. Cette diversité de cas de figure a ainsi été appréhendée comme autant d’opportunités d’intervenir à un moment particulier et de la vie professionnelle de l’enquêté, et de l’histoire même de la profession.
Ainsi, si nous considérons la carrière de l’éleveur comme entrecoupée de séquences singulières ou de turning points, il va de soi qu’à chaque enquête, nous sommes intervenue à un moment singulier de la réflexion de l’éleveur sur ce qu’il fait qui est propre à chacun. Cela signifie que cette diversité de cas nous assure la prise en compte de différents types de « séquences » et de retours réflexifs sur ses séquences, selon que l’enquêté vient par exemple de s’installer ou est en phase de prendre sa retraite, mais également en prenant en compte le fait de la singularité avec laquelle il vit sa propre entrée ou sortie de la profession. Ainsi, du fait que l’on ait à faire à une multitude d’expériences, nous ne pensons pas que cette singularité nuise à la construction rigoureuse d’une analyse de la transformation du métier, mais au contraire, elle permet de l’enrichir. Ces expériences singulières servent à mettre en évidence un certain nombre ’d’expériences’ constitutives du métier.
On peut également s’interroger sur la manière d’appréhender ici le temps du déroulement de l’enquête dans un ’temps’ social plus large. En effet, pour ce qui nous concerne, et alors que nous travaillons sur la crise de la profession agricole, on peut s’interroger sur la place et l’influence que peuvent avoir certains ’événements’ lors du travail de terrain. Nous avons réalisé nos enquêtes sur un laps de temps assez long (principalement entre 1998 et 2000), prenant en compte les saisons auxquelles les éleveurs étaient plus disponibles, mais aussi la période de lancement de l’enquête où il s’agit de vérifier la cohérence du guide d’entretien, et faire si nécessaire quelques réajustements, celle de l’enquête proprement dit et celle d’enquêtes complémentaires. Parallèlement, le ’temps de la profession’ qui encadre le début et la fin de nos enquêtes s’étale sur des périodes où des ’pics’ de crise de la profession plus ou moins forts et réguliers. Le premier correspond à la crise de la vache folle, ou crise de confiance des consommateurs de 1996, et avait été précédé de la réforme de la PAC de 1992, le dernier renvoie à la médiatisation de certaines revendications d’agriculteurs et de consommateurs telles qu’elles n’ont cessé de se développer depuis l’été 1999 (sous la figure emblématique de José Bové, lors du sommet de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) à Seattle à l’automne 99, etc.) et précédant d’autres crises plus actuelles.
Cependant, nous avons profité de cet étalement dans le temps des enquêtes pour voir comment différents éléments de débats relatifs à l’exercice du métier d’éleveur permettaient de faire ressortir les réactions des éleveurs face à la multiplication des perturbations auxquels ils accordent une importance variable et qui viennent remettre en cause diversement l’idée qu’ils se font du métier. Nous avons donc considéré les perturbations présentes à un moment donné sur la scène publique principalement comme un point d’appui dans la discussion lors de l’entretien, prenant en compte la manière dont ils s’insèrent ou non dans la logique même de raisonnement de l’enquêté à propos du discours qu’il tenait sur son métier.
Notre dispositif de recherche ainsi explicité, nous pouvons préciser la manière dont nous avons organisé la présentation des résultats de notre travail. Celle-ci s’effectuera en deux temps. Dans la deuxième partie de ce texte, nous rendrons compte, à partir des deux premières opérations de recherche, de l’état et de la dynamique du monde professionnel charolais. La troisième partie de cette thèse sera ensuite plus directement consacrée à la présentation et l’analyse de l’enquête auprès des éleveurs et à l’interprétation que nous avons tiré de l’ensemble des résultats de ce travail.
Les guides d’enquête sont reproduits en annexe II.
Nous avons préféré employer ici le terme de récit de vie plutôt que celui d’histoire de vie afin de distinguer, comme le propose Daniel Bertaux, « l’histoire vécue par une personne (du) récit qu’elle pouvait en faire, à la demande d’un chercheur, à tel moment de son histoire » [Bertaux, 1997, 6].