4.1.3 Un repli exclusif sur l’élevage bovin lors de la crise industrielle nivernaise de la seconde moitié du 19e siècle

Les documents analysés concernant l’élevage charolais s’accordent sur le fait que cette activité n’a pris son essor que vers 1840, c’est-à-dire avec le développement d’un véritable ’élevage de sélection et d’embouche’ que la crise industrielle, qui va toucher cette région dans la seconde moitié du 19e siècle, va encore renforcer. Au cours de cette période en effet, les avantages sur lesquels s’était fondé le développement du Nivernais vont se voir profondément remis en cause. Le développement du réseau ferré contournant le Morvan et le Nivernais va d’abord se traduire par un effet de ré-enclavement, ramenant ces régions à la situation qui était la leur avant le développement des voies navigables. Le développement de techniques nouvelles et l’épuisement des gisements de minerais nivernais, ensuite, entraîneront une délocalisation de l’industrie sidérurgique au profit de la Lorraine et de ses gisements de fer. Dans ce contexte, l’élevage bovin va apparaître comme une solution de repli pour atténuer les effets des difficultés qui affectent alors l’économie nivernaise [Jobard, 1971, cité par Cavailhès, 1989, 14].

Les maîtres de forge et propriétaires forestiers investissent ainsi directement dans l’élevage charolais dont ils avaient déjà le contrôle. A partir des années 1860, le bétail est expédié en train dans les grandes villes, pour leur consommation, et dans les départements du nord, producteurs de betteraves, où les animaux sont engraissés77. Ce formidable accroissement de débouchés, accentué par une hausse de la consommation de viande bovine du fait du développement de l’urbanisation et de l’amélioration des conditions de vie, aboutira donc à un début de ’spécialisation’ de la zone Charolaise-Nivernaise dans l’élevage78. D’abord porté par d’anciens industriels, ce mouvement va rapidement s’accentuer. Selon Cavailhès (1989), en effet, la hausse de la demande a entraîné celle des prix de la viande de boeuf entre 1860 et 1900, alors même que les prix des céréales chutaient du fait de l’ouverture du marché agricole. On va donc assister, du coté des agriculteurs à un abandon de la céréaliculture au profit de l’élevage allaitant aussi bien en Saône-et-Loire [Boivin, 1924] que dans la Nièvre [Diffloth, 1904]. La période du derniers tiers du 19e siècle est ainsi marqué par « ‘l’extension du cheptel charolais au-delà du noyau Nivernais et Charolais traditionnel et également [par] la densification de ce système là où il s’était tout d’abord implanté ’» [Cavailhès, 1989, 16]79. Pour le Morvan, par exemple, le canton de Château-Chinon perd 754 hectares de terres labourables, 306 ha de bois, 738 ha de landes et gagne 2 648 ha de prés et de prairies, pendant que le canton voisin de Montsauche en gagne également 3 109 entre 1851 et 1905. L’Autunois et le Morvan vont passer, entre 1880 et 1910, de 26 252 à 56 000 hectares de prairies naturelles. Ainsi, même dans des zones agricoles qui ne peuvent engraisser de boeufs, faute de terres d’embouche, c’est vers l’élevage de bovins maigres que l’on va se tourner du fait de l’ouverture de débouchés offerts par l’accroissement des possibilités d’expédition d’animaux maigres par le réseau ferré80. Et l’importance qu’a joué l’élevage bovin dans la sortie de la crise qui menaçait alors ces régions est bien exprimée par les propos, rapportés par Vigreux (1970), de nouveaux éleveurs affiliés à la Société d’Agriculture d’Autun : « c’est l’élevage et le commerce du bétail qui sont notre source la plus sûre de bénéfices : ils nous ont permis de traverser les crises quand il y a eu la grande chute du prix des céréales ».

Au total, l’effectif bovin va s’accroître d’un tiers entre 1862 et 1929 dans les départements de la Nièvre et de la Saône-et-Loire. Cette expansion des productions animales (bovins essentiellement mais aussi porcins et avicoles) se traduira par une nette amélioration de la situation économique de l’agriculture de ces départements. L’augmentation sensible, sur cette période, de la proportion de surfaces agricoles réservées aux herbages confirme bien cette reconversion massive81.

Cette spécialisation dans l’élevage bovin destiné à l’engraissement va s’étendre aux départements voisins. Ainsi, la race charolaise, bénéficiant d’une renommée faite par les emboucheurs, se répand, au début du 20e siècle, dans les départements de l’Allier, de la Loire, de la Creuse, de l’Indre, de l’Yonne et de la Côte-d’Or, quels que soient le type de sol et la structure des exploitations. ‘« La grande majorité des éleveurs n’ayant pas d’herbage se prêtant à l’embouche, s’est orientée vers la production d’animaux maigres. Le système d’élevage adopté dans les grands domaines du Nivernais s’est répandu dans l’ensemble de la zone d’élevage de la race, quelle que soit la dimension de l’exploitation ’» [Spindler, 1991]82. A partir des années vingt, le boeuf sera remplacé par le cheval en tant qu’animal de trait, et le charolais deviendra alors exclusivement un animal de boucherie.

Notes
77.

Ce qui a pour conséquence de réduire la durée de l’acheminement du bétail de trois semaines pour un convoi à pied à deux jours par chemin de fer.

78.

La consommation de viande double entre 1852 et 1882 selon Chauvot (1979) cité par Cavailhès (1989).

79.

En 1862, les surfaces en fourrages occupent déjà 30% de la SAU dans la Nièvre alors que la proportion ne dépasse pas 18% dans les régions limitrophes.

80.

Ces boeufs maigres, destinés à être mis à l’engrais, sont achetés par des exploitations du nord de la France en automne à la sortie des herbages pour les engraisser à l’auge l’hiver et les vendre au printemps.

81.

La surface en prairies naturelles est multipliée par deux entre 1892 et 1929, date à laquelle elle représentait 41% de la surface cultivée. Durant cette période, dans les départements de la Nièvre et la Saône-et-Loire les jachères reculent et les prairies artificielles se développent. Elles représentent plus de 22% des terres labourables en 1929 contre 16,4% en France [Spindler, 1991, Richard, 1978].

82.

L’expansion herbagère qui s’est opérée parallèlement à celle du bétail blanc pendant deux siècles (1770-1990) a d’abord été très précoce dans le Brionnais où le relief accidenté rendait le labour difficile. Elle s’est ensuite rapidement étendue dans les cantons agricoles du Nivernais et du Morvan. Elle s’est, enfin plus tardivement, développée dans des régions agricoles plus céréalières comme, par exemple, l’Auxois, longtemps considéré jusqu’au début du 20e siècle comme le grenier de la Côte-d’Or. L’invasion herbagère du Haut Morvan, longtemps accrochée à sa maigre polyculture vivrière, sera enfin en grande partie postérieure à la dernière guerre [Bonnamour, 1966].