4.2.1 La puissance des négociants emboucheurs du Brionnais

Le contexte singulier dans lequel quelques commerçants du Brionnais et du Charolais ont développé l’embouche et leur rôle précurseur dans le développement agricole qui leur est attribué peut s’expliquer par la spécificité des droits d’usage des terres de ces régions agricoles. Contrairement au reste de la campagne française, et même de la Bourgogne, où prédomine, encore au 18e siècle, l’usage des communaux, les propriétaires de ces deux petites régions disposent de leur terre en toute liberté, comme le montrent les commentaires des propriétaires des régions limitrophes contenus dans certains documents d’archives. En 1761, Claude Varenne de Bersest évoque le cas de ces propriétaires du Charolais et du Brionnais qui selon lui doit être développé. « ‘Dans le Brionnais et le comté de Charollais83, l’administration des terres diffère entièrement du reste de la Bourgogne. Le territoire des paroisses est partagé en domaines, en métairies plus ou moins considérables et chaque domaine est imposé d’héritages rapprochés les uns des autres et presque tous clos de fossés et de haies sans distinction de prés ou de terres labourables dont le Maître jouit en vrai propriétaire. (...) Chacun de ces deux petits baillages nourrit proportionnellement beaucoup plus de bétail qu’aucun autre baillage de la province et d’une espèce forte supérieure ; c’est dans ces deux pays seulement qu’on engraisse des boeufs pour le Service des Boucheries dont les habitants porteraient encore plus loin les avantages s’ils s’appliquaient à faire des prairies artificielles’ » [Bougler et al., 1973, 7-8]84.

Bien que l’on ne puisse déterminer ici l’origine précise du privilège attribué aux propriétaires Brionnais et Charolais, nous pouvons faire l’hypothèse que leur ’réputation’ et leur ’puissance’ y participent très directement, comme tend à nous le suggérer cet extrait d’un document visant à promouvoir le charolais bourguignon : « ‘la puissance et surtout la fortune de ces marchands emboucheurs étaient bien souvent largement supérieures à celles des nobles de la région. Ce tiers-état ’éclairé’ préfigurait d’une certaine manière la Révolution Française, époque où la vente des biens nationaux se traduit dans les campagnes par la vente des prés communaux. Les grandes familles d’emboucheurs rachètent les meilleurs prés. C’est la consécration de ce type de commerce et l’acte de noblesse de la race charolaise. Louis XVIII refusera de supprimer les droits de propriétés agricole ne souhaitant pas affronter la puissante corporation des marchands emboucheurs ’»85. Ces marchands emboucheurs, bénéficiant d’avantages certains, sont ainsi considérés comme les précurseurs d’un modèle de développement à suivre. Comme l’observe Spindler (1991) « ‘dans [le Brionnais] comme dans le Charolais voisin, les tenanciers des grands domaines ont eu plus tôt que ceux des régions voisines le droit de clore leurs herbages. Ils ont été des précurseurs pour les soins apportés aux surfaces en herbe et pour la conduite de l’élevage et de l’engraissement. Les bovins élevés dans le Brionnais se sont rapidement répandus dans le Charolais dont ils ont pris le nom et jusqu’aux rives de la Saône. Ce bétail était au début du 19e siècle très recherché par la boucherie de Lyon et de ses environs. L’accroissement de la demande et le prix élevé payé pour les animaux Charolais ont amené très tôt certains éleveurs à se spécialiser dans l’engraissement de boeufs à l’herbe’ » [Spindler, 1991, 153].

L’histoire de l’introduction et de l’extension de l’élevage charolais à la Nièvre, et plus précisément la partie du Nivernais central de ce département, fait également référence à l’action de cette puissante corporation des négociants-emboucheurs. Elle est souvent présentée dans les livres d’histoire, mais également dans les guides touristiques, à partir du récit de Claude Mathieu, fils d’un des plus gros commerçant en boeufs et emboucheur dans le Brionnais, qui su ’créer’ et ’multiplier’ les prairies sur lesquelles peuvent paître les bêtes à cornes, ce développement tenant presque, à la lecture de ce récit, du prodige. « ‘Selon la tradition, Claude Mathieu, né à Oyé (Saône-et-Loire) le 9 octobre 1738, devient fermier de la terre d’Anzely, près de Saint-Benin d’Azy et amena avec lui son bétail charolais et ses habitudes de travail. Fils d’un des plus gros commerçants en boeufs de la province, il avait des moyens financiers et avait pratiqué l’embouche en charolais. Il arrivait dans une ferme où tout était à faire, mal entretenue et mal reliée au village, mais retrouvait un sol favorable, à savoir les mêmes terrains argilo-calcaires du lias que ceux de son pays natal. Il transforma peu à peu sa ferme, créa des prairies et multiplia son bétail dont il tira un parti habile. Il devint fort riche et acquit beaucoup de considération ; en 1789, il fut élu député de la Constituante, il mourut en 1793’ » [Thuillier, 1974, 59].

Et là encore, la capacité de ces Brionnais à valoriser terres et bétail est donnée en exemple : « ‘En peu de temps, l’aspect de la terre d’Anzely fut complètement transformé et bientôt, à la place des terrains dont la culture dispendieuse ne laissait aux détenteurs qu’un bénéfice illusoire, on vit s’étendre d’immenses prairies couvertes de bêtes blanches dont l’exploitation dans sa plus grande simplicité n’occupait que quelques domestiques’ » [Bougler et al., 1973, 9]86. Le récit du passage, d’un ’bénéfice illusoire’ à un développement de l’activité d’élevage contenu ici dans la figure des négociants-emboucheurs représentés par Claude Mathieu, marque bien l’esprit dans lequel va être entérinée une certaine idée du développement agricole de cette région. « ‘En tout cas, [Claude Mathieu] représente bien ces hommes qui ont oeuvré à l’essor du charolais à la fin du 18e siècle et dans le courant du 19e. Ce n’est pas un paysan mais un riche laboureur. C’est un bourgeois, fils de très gros commerçants, disposant d’importantes ressources financières, opérant de grandes améliorations foncières et pratiquant l’embouche. Tous les prophètes du charolais en Nivernais lui ressembleront : propriétaires de bois, maîtres de forges, et surtout après 1830 grands propriétaires légitimistes. Ils ne manquent pas de moyens financiers, exploitant des domaines de plus de 100 hectares de terres cultivables’ » [Thuillier, 1974, 59].

La corporation des négociants-emboucheurs joue un rôle manifeste dans la reconnaissance du développement agricole de la région d’élevage du charolais, les signes distinctifs énoncés à leur égard (puissance, richesse, réputation, considération...) caractérisant cette première figure forte de l’élevage charolais.

Notes
83.

Si le ’charolais’ s’écrivait indifféremment avec un ou deux ’l’ à cette époque il tend actuellement à être orthographié avec un ’l’ pour ce qui concerne la production de viande ou la région ’charolaise’ et deux ’l’ pour ce qui concerne les produits fermiers tel que le fromage de chèvre ’charollais’.

84.

D’après Claude Varenne de Berest, (1761) documents d’archives repris dans ’l’état économique de la bourgogne à la veille de la révolution’ – Paul Destray, (1911) bibliothèque de Nevers puis cité dans Bougler et al., 1973.

85.

D’après ’le Charolais, grand cru de Bourgogne’, document réalisé par le Conseil Régional de Bourgogne, Catherine Bernardis (coord), 20 pages.

86.

D’après Chamard, cité par E.Reverend du Mesnil, éleveur à Oyé (Brionnais) et repris par Bougler et al., 1973.