4.2.2 L’essor au 19e siècle des premiers industriels ’agronomes’

La révolution de l’élevage en Nivernais de 1800 à 1850 de Thuillier (1975)87 est le principal travail historique sur lequel nous pouvons nous s’appuyer pour décrire les transformations agricoles de la Nièvre dans la première moitié du 19e siècle. Cet historien montre comment l’élevage bovin nivernais a connu de profondes transformations sous l’impulsion de quelques grands éleveurs, insistant sur le fait que déjà à cette époque, les choix concernant les orientations à prendre en élevage, étaient difficiles à mettre en oeuvre. Les sources sur lesquelles il s’appuie (rapports de personnalités diverses, de vétérinaires, de sous-préfets, etc.) mettent en évidence l’état de ’sous-développement’ dans lequel se trouvait alors cette région du point de vue des techniques culturales, et elles indiquent que l’intérêt pour l’amélioration de l’élevage bovin était alors restreint à un réseau de quelques riches éleveurs (propriétaires ou fermiers) et notables88. Le grand mouvement de développement de cette zone herbagère du milieu de la France était ainsi réservé à ces quelques pionniers, ceux que l’on peut compter parmi ’les premiers agrariens’ [Duby., Wallon, 1976a, 50-51]89. On ne cesse ainsi de rencontrer dans les livres portant sur l’histoire du Charolais ces ’figures de l’élevage’ qui auraient eu « ‘une capacité d’adaptation, en particulier aux techniques nouvelles et appartiennent à la grande génération des métallurgistes et hommes d’affaires du 19e : les Dufaud, les Benoist d’Azy, les Martin, les Boignes’ » qui auraient su conjuguer le « ‘génie technique le plus sûr et le calcul des risques en affaires qui ordonnent et y parachèvent les grandes transformations industrielles ». Et associés à ces industriels créateurs, les inventeurs de la race charolais : «  Mathieu, Hervieu, Delafond et Barbier, et d’autres encore qui surent à partir de la souche de Durham et en dehors d’elle, conjuguer l’heureuse harmonie du gène et du sol’ » [d’après Stainmess, guide touristique ’Nivernais-Morvan’, 1989, p13]. Ces mêmes guides relatent le rôle déterminant de certains propriétaires dans l’amélioration de la race charolaise dans la deuxième moitié du 19e siècle et dans la diffusion de l’élevage charolais à l’ensemble de la petite région charolaise.

Cependant, nous avons vu dans la section précédente, comment, ces propriétaires avaient tout intérêt à développer cette activité d’élevage directement liée à l’industrialisation de la région. C’est donc eux qui seront détenteurs et à l’origine de la création des Comices Agricoles, des Sociétés d’Agriculture, des concours d’animaux pour la boucherie et d’animaux reproducteurs des livres généalogiques de la race, des fermes modèles90, etc., affirmant et défendant par la même occasion l’existence de l’élevage charolais et leur suprématie. Nous pouvons citer ici, quelques-uns des principaux promoteurs du développement de l’élevage bovin qui figureront parmi ces premiers agronomes. On retrouve après la ’figure-type’ du négociant-emboucheur corporatiste, représenté par Claude Mathieu, celle du propriétaire et notable nivernais ainsi que celle de l’industriel, intéressés au développement de la sélection de la race bovine charolaise. Ainsi, nous pouvons prendre l’exemple d’André-Marie Dupin, grand bourgeois, né à Varzy (dans le département de la Nièvre) en 1783, avocat en 1800, puis procureur de la cour de cassation, président de la chambre des députés, ’citoyen’ du Morvan, appelé le ’roi de Clamecy’. « ‘Il contribuera à désenclaver le Morvan en développant le flottage, en ouvrant des routes et des ponts et en mettant en chantier avec le préfet Badouix, les comices agricoles’ », [Guide touristique, le ’Nivernais-Morvan’, 1989, 14].

Cet intérêt pour le développement de l’élevage s’exprime également à travers son expansion dans les pays voisins de la Saône-et-Loire, en Nivernais d’abord, sous l’impulsion, comme on l’a vu, de Claude Mathieu, mais aussi dans le Cher (vallée de Germigny) où J. Chamard, originaire de Saône-et-Loire s’établit en 1815. Ces ’figures’ de l’époque mobiliseront, selon Thuillier (1975), des sommes considérables pour le développement de techniques modernes tels que les prairies artificielles ou l’irrigation91 et seront à l’origine de la création des sociétés agricoles. Dans les années 1830, les grands propriétaires s’organisent au travers de la création de la Société d’Agriculture d’Autun [Vigreux 1970]. Celle-ci est formée de notables ruraux qui décident de faire fructifier leurs terres « et de faire sortir la région de son arriération au plan agricole ». Les principales expériences de ces ’agronomes’ reposent sur un nouvel assolement quinquennal, le développement des amendements avec de la chaux et du fumier, la culture de nouvelles espèces et variétés, l’importance accordée à l’élevage, l’amélioration des prairies par les systèmes d’irrigation, l’introduction d’outils nouveaux (charrues, etc.).

Anne Bourdon (1998) parle à ce propos de ’l’encadrement de la race’ tel qu’il est effectué par une ’élite agricole’ qu’incarnent les ’figures de l’élevage’ soucieuses de la promotion, en opposition à une agriculture qui serait ’sous-développée’, de méthodes d’agriculture ’moderne’ (que ce soit en matière d’alimentation, de soins vétérinaires, de techniques de reproduction des animaux ou en matière de rotation des cultures, d’amendements et d’implantation des prairies artificielles). L’intérêt porté au développement de l’élevage charolais se retrouve à travers les concours, lieux sur lesquels on expose ses ’réussites’ agricoles. Les concours d’animaux de boucherie ou de reproducteurs se veulent distinguer les fermiers qui mènent des essais d’amélioration de la race et apportent un soin particulier dans la sélection de ses reproducteurs. Ils apparaissent dès la première moitié du 19e siècle, dans le but d’encourager le progrès technique en élevage et de faire évoluer la race. Leur organisation est également à mettre en relation avec l’importance croissante de la demande de viande des centres urbains comme le montre la création, en 1884, du concours d’animaux de boucherie du marché de Poissy92. Le bétail n’est alors plus considéré comme le complément indispensable des seules spéculations végétales, mais exploité pour lui-même.

La figure type de l’industriel nivernais et le notable rural, rendent bien compte du ’fond d’élitisme’ à partir duquel est renforcé le développement de l’élevage charolais tel qu’il a d’abord pu s’exprimer à travers la corporation des négociants-emboucheurs. Et c’est à partir de ces quelques figures, cette ’élite agricole’, et des débats que va susciter la caractérisation d’un modèle de la race que va être défini l’exercice de cette ’noble’ activité, comme nous allons le voir maintenant.

Notes
87.

Cf. également l’analyse qui en est fait dans Cavailhès et al., (1991) pp. 88; 107-109 et dans M. Blanc (1979) pp.36-37.

88.

En se référant à l’évolution de l’élevage pour ce qui concerne la France, on constate que si la révolution a provoqué de profonds changements avec l’affirmation de la notion de propriété, la perte progressive du droit de vaine pâture et un début d’intensification de la culture de prairies artificielles, renvoyant à l’idée d’une ’révolution agricole’ par analogie à la révolution politique et sociale, il reste que les animaux sont encore jusqu’au environ de 1825 négligés [Risse, 1994].

89.

Voir aussi pour le même ouvrage p116-118 ’l’agromanie’ qui se développera à partir des années 1830 et renvoie bien à cette minorité d’innovateurs agricoles.

90.

Et notamment selon Diffloth (1904) de la vacherie d’Oyé ’créée en 1880 à l’instigation de M. Audiffred député de la Loire et encouragée par des aides nationales et départementales [qui] propose tous les ans des reproducteurs à la vente’ [Bourdon, 1998, 18].

91.

Difflorth (1904) fait également référence aux Mathieu, Paignon, Chamard, Ducré, Massés.

92.

Le concours général agricole sera lancé en 1870 à Paris, il est créé par une élite qui désirait démontrer la supériorité des races anglaises et notamment pour les bovins de la race Durham, Jean-Luc Mayaud (1991).