4.2.3 Des partisans des croisements au développement de la race pure : la naissance d’un ’standard’ de la race charolaise

La race charolaise se distingue nettement dans la deuxième moitié du 19e siècle du reste de la production agricole et elle se démarque des autres races nationales. L’intérêt porté à la race charolaise est également perceptible à travers les livres de zootechnie qui s’intéressent à la question de l’origine et de l’évolution et/ou de la définition de la race, [Létard, Theret, 1957 ; Bougler et al., 1973]. D’après les zootechniciens, la race charolaise se serait progressivement différenciée à partir de la population à robe blanche dominante qui occupait le Nord-Est de la France jusqu’aux limites du Jura [Bougler et al., 1973, 3]. Si l’origine de la race reste floue, on peut par contre retracer l’histoire de son évolution93. D’après les analyses de ces zootechniciens, trois grandes périodes sont à retenir dans cette évolution. La première correspond à la naissance de l’élevage des boeufs charolais dans les prés d’embouche du Brionnais-Charolais et à la première extension de cet élevage aux régions voisines, notamment le Nivernais et le département de l’Allier. La deuxième correspond aux essais de métissage effectués dans le but d’améliorer la race. La troisième renvoie à une sélection en race ’pure’ et à la délimitation des petites régions agricoles de la région charolaise. La première de ces périodes ayant été déjà évoquée précédemment, nous ne reprendrons que les deux dernières.

Les essais de métissage sont liés à l’introduction en France d’animaux de la race Durham dans les années 1820-1830. La reconnaissance du caractère ’modèle’ de l’Angleterre en matière de développement agricole [Thuillier, 1975] va en effet alors contribuer au lancement de croisements entre cette race et la race charolaise, croisements effectués avec l’encouragement des pouvoirs publics pour améliorer les capacités d’engraissement de cette dernière. Si le charolais est en effet une race robuste, ses aptitudes bouchères était un objet de débat dans un contexte de pénurie de viande. Certains propriétaires, généralement autant intéressés par les progrès techniques de l’industrie naissante que par le développement de l’élevage charolais, vont donc profiter de leurs voyages d’affaire pour ramener des animaux de race Durham d’Angleterre. En 1822, six vaches et un taureau sont importés par Brière d’Azy, et en 1830, d’autres animaux seront ainsi acheminés d’Angleterre en France par le comte de Bouille. Les croisements Charolais-Durham donneront naissance à une race nivernaise, les commerçants-emboucheurs de Saône-et-Loire restant plus réservés à leurs égard. Anne Bourdon (1998) montre bien, à ce propos, comment les partisans de l’introduction du Durham s’intéressent avant tout à l’optimisation des performances de la race tandis que les partisans de la race pure sont plus attachés au caractère de polyvalence attribué à la ’Charolaise’ qui reste également une source d’énergie motrice et garde de meilleurs qualités laitière, caractéristique essentielle pour les exploitations de polyculture élevage de la petite paysannerie propriétaire [Bourdon, 1998, 18].

Ces croisements seront cependant assez rapidement remis en cause et ils seront progressivement abandonnés au profit d’un recentrage sur la race pure symbolisée par la création, à la fin du 19e siècle, d’un livre généalogique de la sélection de la race. En 1850 des polémiques éclatent entre tenants et opposants du croisement Charolais-Durham, polémiques sur son bien-fondé qui se traduira par de vifs débats entre la Nièvre et la Saône-et-Loire [Meiller, Vanier, 1974]. Si, en effet, pour certains zootechniciens de l’époque, le métissage entre le Durham et le charolais lorsqu’il est réalisé avec ’habileté’ améliore la race ’Charolaise-Nivernaise’ [Diffloth, 1904, 370], les essais montreront aussi que les améliorations obtenues en matière de précocité et de masse musculaire des animaux, sont à relativiser au regard d’une diminution de l’aptitude au travail et de la qualité d’engraissement des animaux [Rossignol et Dechambre, 1894, 158]. Ces croisements seront donc abandonnés dans les années 1870, mais les débats qu’ils ont provoqué, entre les éleveurs de la Nièvre et ceux de la Saône-et-Loire, laisseront des traces profondes comme le montre les difficultés auxquelles donnera lieu la mise en place du ’Herd-book’ charolais.

En 1863, la Société d’Agriculture de la Nièvre, décide la création d’un Herd-book permettant d’identifier, en les y inscrivant, les animaux jugés les plus aptes à une amélioration de la ’race Nivernaise’ du fait de l’excellence de leur conformité aux critères standards correspondant à cette race [Bourdon, 1998, 17]. A partir de 1866, elle organise donc à cette fin des concours reproducteurs. En 1882, les ’Charolais’ ouvrent, en réponse aux Nivernais, un ’Herd-book de la race charolaise pure’ afin « d’assurer le maintien et la pureté de la race et de contribuer à son amélioration par la sélection intelligente et continue » [Bougler et al., 1973, 18]. La création de ces deux Herd-book concurrents marque bien les divergences de position existant entre les deux départements en matière de pratiques de croisement. Et si, une première tentative de fusion entre les deux Herd-books de Nevers et Charolles, a lieu en 1912 à l’instigation de la Société d’Agriculture de la Nièvre, ce n’est qu’en 1919 qu’elle aboutit, les Nivernais renonçant à imposer à la race le nom de ’charolais-nivernais’ plutôt que celui de ’charolais’94.

C’est à partir de cet intérêt renforcé, porté à la sélection, que seront définis en 1923, lors du congrès des livres généalogique, les principaux points du standard de la race comme suit : « ‘robe uniformément blanche ou quelquefois crème, sans tache. Muqueuses blanc rosé, tête relativement petite, courte, à front large, à profil plus ou moins plat, à chignon rectiligne, à chanfrein droit et court, cornes rondes, blanches, allongées, oreilles moyennes, minces et peu garnies de poils, yeux grands et saillants, joues fortes, mufle large, encolure courte, peu chargée de fanon, poitrine peu profonde, côte ronde fondue avec l’épaule, dos horizontal et très musclé, rein très large et épais, hanches légèrement effacées, très larges, ainsi que la croupe, culotte rebondie, et très descendue, ligne du dessous parallèle à celle du dos, queue sans saillie trop prononcée, effilée et terminée par une touffe de crins fins, membres courts et bien d’aplomb, sans excès de finesse, peau peu épaisse moyenne mais très souple’ » [Bougler et al., 1973, 20-21]. La définition de ce standard ne cessera d’évoluer progressivement vers la recherche de différents éléments : « ‘amélioration de la conformation et de l’épaisseur de la masse musculaire, poitrine plus profonde, membres raccourcis mais sans exagération, pour conserver l’aptitude à parcourir d’immenses pâturages et gagner des points d’eau parfois très éloignés ’» [Ibid., 21]. Fin des années cinquante, un second livre (livre B) sera ouvert afin de permettre l’inscriptions d’animaux répondant aux standard de la race mais non issus de parents inscrits (au livre A) [Bougler et al., 1973].

On peut donc noter, à travers la recherche de critères standards de la race, comment l’animal s’est trouvé au centre d’une polémique opposant deux figures principales de l’élevage et deux régions agricoles distinctes, l’une renvoyant au système agro-industriel-intégré Nivernais et l’autre à l’activité de négoce et d’embouche du Brionnais-Charolais. La figure du sélectionneur, qui apparaît ici à travers ce débat, rend compte également, à partir de la mise en valeur du boeuf blanc comme symbole de ’l’animal noble’, de la manière dont s’est développé un encadrement de la race charolaise qui sera effectué par une population d’éleveurs privilégiés restreinte comparée à la masse paysanne de ces régions d’élevage95.

Notes
93.

Il reste que l’hypothèse la plus vraisemblable sur l’origine de la race charolaise est celle proposée par Rossignol et Dechambre (1894) selon laquelle elle appartiendrait à une population nombreuse de la variété jurassique dont on retrouve les traces dans les gisements préhistoriques notamment en Suisse. La race charolaise serait alors issues de croisements entre la race femeline (race à robe blonde ou rouge clair des vallées de Franche-Comté), la race bressane (à la robe froment) et le ’petit charolais’ (à la robe café au lait très clair, avec des muqueuses blanches et au poil frisé). Selon les zootechniciens, les croisements se seraient améliorés dans ces formes dans les ’fécondes prairies’ du Brionnais, du fait d’une nourriture riche et abondante et auraient donc donné naissance à la race charolaise à la fois apte au travail et à l’engraissement [cité par Bourdon, 1998, 15].

94.

L’inscription des animaux sur le livre généalogique ne sera possible que pour les animaux issus de parents déjà inscrits et jugés conformes à la race. J. Taraud, 1971, parlera de la situation de rente dans le domaine de la production de reproducteurs du fait de la faible ouverture à l’inscription de nouvelles souches acceptées par le herd-book jusqu’aux années cinquante. En 1920, 149 élevages nivernais et 120 élevages de Saône-et-Loire totalisant 2 640 animaux sont inscrits au Herd-book [Lanier, 1975].

95.

Le herd-book charolais en même temps qu’il vise à améliorer les caractéristiques de la race montre bien comment cette activité est réservé à une élite. Avec une sélection du nombre d’animaux restreint aux plus conformes de la race et aux seuls sélectionneurs inscrits sur le livre généalogique des bovins de la race’, ces sélectionneurs sont les seuls éleveurs autorisés à commercialiser des animaux ’inscrits’.