4.3.1 Le lent processus de ’démocratisation’ de l’élevage bovin à l’ensemble de la population agricole

La description que nous avons donnée jusqu’à présent de l’histoire de l’élevage charolais depuis le 18e siècle, a surtout mise en évidence le rôle de certaines ’élites’. Aussi loin que l’on remonte dans le processus de construction de l’élevage charolais, depuis l’embouche pratiquée dans le Brionnais jusqu’au couplage qui va s’établir entre industrie et agriculture dans le Nivernais, la structuration du ’commerce charolais’ et des activités d’élevage (création de comices agricoles et de société d’agriculture vers 1830 par exemple) apparaît essentiellement portée par de riches négociants ou industriels. Il est frappant de voir ainsi, comment les récits de ’fondation’ de l’élevage charolais mettent en avant quelques individus emblématiques seulement. Claude Mathieu, par exemple, est présenté comme s’il avait été à lui seul capable de faire, d’une exploitation ’mal entretenue ou tout était à faire’, un modèle de développement rationnel de l’élevage.

Pourtant la France rurale des 17e et 18e siècles est caractérisée par une diversité de population, au sein de laquelle la paysannerie est largement dominante [Duby et Wallon, 1976a], et la Bourgogne n’échappe pas à ce constat. On peut ainsi distinguer, pour ce qui concerne la Bourgogne rurale du 18e siècle, trois principaux groupes sociaux [Richard, 1978, 244] :

  • le groupe que constituent les marchands de villages, les ’chirurgiens’, les notaires ;

  • certains artisans qui prennent des domaines seigneuriaux en lien avec les laboureurs ; quelques cultivateurs aisés qui envoient leurs enfants à la ville pour qu’ils entreprennent des études ;

  • le gros de la population des villages constitués de manouvriers ou de vignerons (qui ont des terres mais n’ont pas d’animaux de traits pour les mettre en culture et un peu de bétail pour le laitage), des artisans (tisseurs, tonneliers, qui exploitent également quelques parcelles), et enfin des journaliers, moins nombreux mais qui sont régulièrement menacés par la mendicité.

L’activité agricole se distribue entre ces trois groupes sociaux. L’élevage charolais ne peut donc être référé à une ’paysannerie unifiée’, la lecture que nous venons d’en faire ne permettant pas de rendre compte de l’activité agricole de la plupart des petits paysans. De plus, le peu de références que nous avons eu l’occasion de relever à propos de ces paysans, est, le plus souvent, chargé de jugements négatifs à leur égard. C’est le cas, par exemple, lors de l’accusation faite par de riches propriétaires des droits d’usage donnés à ’ces pauvres habitants de la paroisse’ de faire paître leurs quelques animaux sur des terres qui ne leur appartiennent pas et qui, de ce fait, nuisent au progrès agricole, ceux-ci s’enfermant dans une ’routine’ et refusant de prendre en compte les améliorations techniques proposées par cette ’agromanie’.

On peut ainsi observer, qu’il n’y a pas, durant cet essor de l’élevage charolais, une extension uniforme de cette activité à l’ensemble de la paysannerie, et rappeler que ce système d’exploitation n’est pas à la portée de tous, tant il demande de terres et de capitaux. En dépit de la révolution française, les terres de ces régions sont restées très concentrées, et l’activité d’élevage est donc réservée à ’une élite’, une nouvelle aristocratie, la noblesse d’affaire et la bourgeoisie industrielle, principaux propriétaires fonciers de ces régions durant toute la première moitié du 19e siècle, [Cougy, 1975]96. Le caractère aristocratique de cet élevage s’étend aussi bien sur l’Autunois, dans le Bourbonnais que sur le Morvan ou le Nivernais97. La révolution française ne remet pas en cause ce partage. Les grands domaines seront vendus à une bourgeoisie dont la fortune foncière était déjà amorcée en 178998. Finalement, la ’seule’ révolution que l’on peut percevoir se situe en dehors de la paysannerie. Elle concerne d’abord le transfert de biens de l’aristocratie de l’ancien régime à de ’nouveaux riches’ : « la vente de biens nationaux amène un bouleversement dans la répartition de la propriété foncière : ce sont les bourgeois, commerçants, artisans, fermiers, qui achètent à bas prix les terres du clergé et des émigrés ; ils deviennent ’ nouveaux riches’ et puissants fermiers grâce à ces grandes propriétés démembrées. Pour les métayers rien ne change dans leurs conditions matérielles » [Gagnon, 1920, cité par Cavailhès et al. 1991, 16]. Et c’est avec l’arrivée des ’fermiers généraux’, employés par ces nouveaux propriétaires terriens pour gérer leurs domaines quand ils ne s’en chargeaient pas directement, que se développe l’activité d’élevage. A partir de la moitié du 19e siècle, nous avons montré comment suite à des crises dans la sidérurgie et le bois, les capitaux chassés de l’industrie seront investis vers l’agriculture. Ce n’est qu’à partir de 1870 (avec notamment le partage des biens communaux) que les méthodes de l’élevage et de l’embouche se répandront plus largement, l’instauration, en 1880, des crédits d’embouche (crédits à court terme correspondant à une campagne) facilitant l’accès à cette activité à un plus grand nombre d’agriculteurs.

En résumé, si l’élevage charolais se développe dès le 18e siècle, il reste longtemps cantonné à une ’élite’, même si peu à peu les pâturages se développent au détriment de la culture et de la forêt et si l’élevage du bétail blanc99 s’intensifie afin de répondre aux débouchés toujours plus important du fait notamment de l’ouverture des voies de communication100 et de l’essor de la commercialisation [Bougler et al., 1973]. Pendant longtemps, les petits cultivateurs, généralement métayers, consacrent leur terre à la culture de céréales. Ainsi, si jusqu’à présent, nous nous sommes attachée à décrire le développement de l’élevage charolais à partir de quelques figures emblématiques, marchands-emboucheurs, maîtres de forges, industriels des hauts fourneaux, etc., mettant en exergue leurs intérêts et leur passion pour le développement de cette race blanche, il est toutefois important de se pencher sur le ’masse’ de la population agricole des petites régions d’élevage charolais.

Notes
96.

Cet auteur à partir d’une étude sur les mouvements fonciers montre comment succède au démembrement du monopole de la noblesse après la révolution, une noblesse d’affaire et bourgeoisie industrielle puis un développement du fermage.

97.

Voir Cavailhès et al., qui font référence à différentes études présentées dans leur synthèse bibliographique : Gagnon 1920 ; Cognard, 1963 ; Cougy, 1975 ; Vigreux, 1970, qui analysent entre autre les rapports de force qui opposaient ici ou là propriétaires, fermiers régisseur et métayers.

98.

D’après le préfet en place en 1817 « la vente de ces biens n’a pas eu la même influence qu’ailleurs sur la division des propriétés ». Selon l’historien Stainmess (1989), il y a eu des récupérations après coup, et souvent, plutôt transfert que recul de la grande propriété. En 1820, lors de la confection du premier cadastre, les propriétés de plus de 100 ha occupent 48% du sol. Les grands propriétaires possèdent en moyenne 500 ha, les bourgeois, 200 ha [Boichard, 1971].

99.

La race charolaise est notamment décrite par la couleur de sa robe, la couleur blanche est prédominante, mais elle est parfois gris-froment, voir tachetés de rouge. Voir la représentation picturale de Rosa Bonheur ’le labourage nivernais’ 1848, Musée d’Orsay reproduite dans G. Duby, A. Wallon, 1976a, face à la page 113.

100.

Et notamment la construction de voies navigables avec l’ouverture, pour ce qui concerne la Bourgogne, du canal du charolais en 1793, du canal de bourgogne en 1833 et du canal du nivernais en 1842.