4.3.2 Petits paysans, métayers et grands propriétaires face à l’élevage bovin

Bien que l’on ait pu noter dans la section précédente, que peu de travaux relatent la vie des ’ paysans’ bourguignons dans la phase de construction de l’élevage charolais, on peut toutefois décrire quelques traits particuliers de l’agriculture du 19e siècle à partir notamment de la distinction entre, au nord de la Nièvre de petites propriétés, le ’Nivernais des villages’, et au centre et au sud, le Nivernais des domaines, la ’grande et noble propriété forestière’ exploitée le plus souvent en métayage. A propos du Morvan, Vigreux (1998) distingue trois zones. Une bande centrale et orientale, d’Avallon aux limites de l’Auxois, dans laquelle la grande propriété n’atteint pas 50% du sol. C’est là où dominent les moyens paysans (10 à 20 ha). La bordure occidentale de Cervon jusqu’à Nolay où les grands domaines représentent entre 50 et 60% du sol. Une troisième zone allant de la Nièvre à la Saône-et-Loire où la grande propriété représente plus de 60% voire 70% de la superficie agricole.

A partir de ces descriptions sommaires, nous avons choisi d’observer plus en détail, deux types d’agricultures distinctes, la première est liée aux exploitations de grandes tailles qui font appel au métayage, la seconde renvoie à la zone de montagne du Morvan, sur laquelle dominent les exploitations plus modestes où subsiste encore au 20e siècle une polyculture élevage vivrière.

En opposition à un développement agricole pensé par et pour une élite, Emile Guillaumin, fils d’un métayer du bourbonnais et ’écrivain-paysan’101, met en évidence les différends entre grands propriétaires et métayers, souvent renforcés par le rôle d’intermédiaire du ’ fermier général’. Il donne une toute autre vision du développement agricole dans la petite région du charolais que celle généralement présentée par les Sociétés d’Agricultures102. Son récit de ’la vie d’un simple’, écrit en 1943 et portant sur le 19e siècle, est, en effet, un des principaux textes sur lesquels il est possible de s’appuyer pour décrire la masse des paysans qui fait face à cette nouvelle aristocratie du 19e siècle à travers la description de la famille de métayers. Le métayage est alors un mode de faire valoir dominant à cette époque. Il est en usage dans les exploitations de taille importante, ces métairies disposant généralement d’une main-d’oeuvre abondante et bon marché. D’après ce récit, le système de production agricole est basé sur un système de polyculture et de production d’animaux de charroi. Il est le seul texte qui présente les conditions difficiles de travail de ces métayers : « ‘la condition du métayer, c’est d’abord la dureté du labeur quotidien, sans garantie de résultats, les aléas climatiques ou les épidémies des animaux pouvant brutalement anéantir le produit de longues et nombreuses journées de travail. Mais il y a aussi l’insécurité devant la maladie ou les accidents professionnels, les mauvaises conditions de logement, la nourriture peu variée et parfois à peine suffisante, l’absence quasi totale de loisirs, l’analphabétisme ’» [Guillaumin, 1943 cité par Cavailhès et al. 1991, 29].

D’après Guillaumin « ‘le métayage donne des résultats remarquables grâce à une population docile et encore prolifique’ » [Ibid]. Les propriétaires cherchaient des familles nombreuses. Dans la vie d’un simple, les enfants de sept à huit ans sont employés pour garder les bêtes. Une ferme d’une centaine d’hectares du nivernais employait, vers 1900, huit à dix personnes à temps plein sans compter les journaliers pour les périodes de pointe. On voit bien comment gravitent autour des propriétaires terriens tout un ensemble d’exécutants, chargés de la partie active du travail du sol et du soin des animaux.

C’est également un des rares textes qui décrit la difficulté des négociations vues par les métayers face à des fermiers généraux ou des propriétaires très durs en affaire qui n’hésitent pas selon lui « ‘à tirer le maximum de bénéfices d’une position où ils sont tout puissants, le métayer étant placé devant l’alternative de se soumettre ou de rechercher une autre métairie (...). Les fermiers généraux apparaissent comme des personnages-clés du fonctionnement des exploitations et sont particulièrement détestés des métayers. Ces derniers doivent, en effet, mener régulièrement d’interminables négociations pour obtenir leur dû sur les produits de la vente, mais aussi pour s’incliner devant les décisions d’hommes soucieux avant tout de leurs propres intérêts’ » [Cavailhès et al. 1991, 29].

Sont ainsi également évoquées certaines réflexions concernant l’idée de la ’routine’ dans laquelle les paysans ’s’entêteraient’ à s’enfermer. Le partage des ressources récoltées entre métayer et propriétaire distinguait les bénéfices réalisés sur la vente des animaux et le lait qui restait la seule propriété du métayer. On peut comprendre alors, par exemple, pourquoi le propriétaire a tout intérêt à sélectionner des types d’animaux qui ont une bonne aptitude bouchère, ce qui expliquerait l’engouement, dans ces régions d’embouche dans lequel le métayage est important, pour les bêtes de formes que l’on retrouve lors des concours d’animaux de boucherie. Le métayer, quant à lui, était farouchement opposé aux métissages avec des animaux qui n’amélioraient pas les aptitudes laitières et qui n’avaient aucun intérêt de leur point de vue, voire contribuaient à réduire un peu plus leurs maigres ressources.

D’après les sources disponibles, les métayers ont pourtant joué un rôle considérable dans le développement des prairies naturelles vers 1855. C’est eux qui ont drainé, défriché ou asséché gratuitement les terres, même si se sont les propriétaires qui en ont retiré un avantage. Les conditions précaires de ces métayers (les baux ne sont alors que d’un an), les servitudes qu’ils doivent effectuer, ne seront officiellement dénoncées qu’à partir de 1904, avec la création du premier syndicat paysan bourbonnais, ’la fédération des travailleurs’.

Il reste que le bien fondé de ce mode de faire valoir sera longtemps discuté. Si certains économistes et agronomes le dénonceront « comme un ’système vicieux’, impuissant à chasser la misère des campagnes et appelé à disparaître », d’autres défendront l’idée que l’association entre propriétaire et métayer est « un excellent moyen pouvant contribuer puissamment à l’élan de la culture et au perfectionnement du bétail », parce qu’on peut être plus exigeant avec un métayer qu’avec un fermier pour autant que le métayer « ‘suive avec docilité, bonne volonté, les ordres ou conseils donnés, sans chercher à agir selon son caprice’ » afin de contribuer à la bonne marche de l’exploitation [d’après Archer 1922, cité par Cavailhès et al. 1991, 20]103 .

C’est également à travers le travail d’un historien sur les relations sociales dans le Morvan dans les années 1845 et suivantes que l’on peut approcher la place de l’élevage charolais au 19e siècle pour la masse des petits paysans. D’après Marcel Vigreux (1970), au début du 19e, l’Autunois est partagé entre quelques grands propriétaires, (qui détiennent les deux tiers du sol) et une masse de petits propriétaires, ne pouvant vivre qu’en louant quelques parcelles ou en se louant comme journalier dans les grosses exploitations.

Il montre comment, face aux efforts consentis par les grands propriétaires à travers la création d’une Société d’Agriculture pour sortir la région de son arriération au plan agricole, les innovations techniques préconisées par ces agromanes ne concernent finalement qu’une proportion limitée d’éleveurs, puisque la majorité des paysans n’y ont pas accès. Non seulement ils n’ont pas les moyens de mettre en oeuvre les progrès techniques, même s’ils ne sont pas farouchement hostiles à la modernisation de l’outillage [Duby, Wallon, 1976a, 117], mais encore, ils sont plus vulnérables lors des crises économiques agricoles. Les crises céréalières104 marquent bien cette inégalité du fait qu’ils sont avant tout cultivateurs, alors que les riches propriétaires bénéficieront d’une hausse des prix sur l’élevage bovin. De plus, ces paysans sont souvent sur des régions naturelles difficiles. Ainsi, il note qu’en Morvan, le boeuf ne pèse que 300 à 350 kg, au lieu de 500 dans les plaines bordières, la vache 200 au lieu de 300. Les boeufs sont engraissés au bout de cinq à huit ans, pour être vendus à des marchands. Mais les bovins sont avant tout considérés comme un outil de travail et traités comme tel. Les étables sont exiguës, le fourrage de qualité médiocre. Toutefois, les caractéristiques de ces exploitations sont le plus souvent présentées comme la conséquence d’un manque de volonté de la part des paysans. « Le Morvan ne produit pas la moitié du fourrage nécessaire pour hiverner le bétail qu’il possède aujourd’hui. Cette situation s’explique par la faiblesse des moyens mis en oeuvres par les cultivateurs de ce temps » [Belgrand, 1851]. Et il est également fait état de l’archaïsme des méthodes de culture et des techniques agricoles [Vigreux, 1998, 64].

Si la description faite par certains historiens de ces régions d’élevage charolais permet de rendre compte de la diversité des catégories sociales des villages, elle permet également de relever comment sont déclinés plusieurs types de ’fonctions agricoles’, selon la diversité des activités attribuées mais aussi en fonction du statut juridique et du mode de faire valoir d’usage des sols dont ces paysans bénéficient. L’étude de Vigreux (1998) sur le développement agricole du Morvan distingue, à ce propos, d’abord, de grands propriétaires possédant entre 50 et 200 ha, ensuite, les propriétaires exploitants en faire-valoir direct sur de très petites exploitations, qui dominent en nombre, et enfin, un prolétariat agricole diversifié (journaliers, domestiques et locataires (fermiers et métayers)), dépendant des rentiers du sol. Il montre comment la masse des petits paysans (qui n’ont souvent seulement qu’un couple des vaches pour la charrue et la charrette, ou des exploitations très morcelées insuffisantes et manquent de prés pour nourrir suffisamment leur animaux) sont souvent contraints d’exercer des métiers complémentaires, utilisant d’ailleurs leurs bêtes pour cela, comme c’est le cas des galvachers qui se louaient avec leurs boeufs pour tracter le bois. Ces paysans effectuent également des migrations saisonnières temporaires en complément du travail de la terre.

A la lecture de ces analyses, il est ainsi difficile de considérer cette masse paysanne d’un point de vue homogène sous un même vocable. D’ailleurs, le vocabulaire caractérisant cette diversité agricole se spécialise à partir du 17e siècle. Jusqu’alors, l’élevage n’est pas considéré en tant que tel puisque les boeufs sont avant tout des animaux de traits. Le vocabulaire va permettre de distinguer les salariés (journaliers, bouviers, galvachers) des producteurs indépendants et les spécialisations (paysan, cultivateur, éleveur, engraisseur emboucheur, sélectionneur etc.). Certaines pratiques apparaissent plus récemment que d’autres dans le dictionnaire comme c’est le cas par exemple du sélectionneur, définit en 1923 alors que le terme d’engraisseur remonte à 1636. Comme le note Sylvain Maresca (1985) à propos de la notion de métier, ces « ‘nouveaux mots servirent à spécifier le travail des gens de la campagne. En dépit de leur généralité initiale (’laboureur’, ’cultivateur’, ’ agriculteur’), ils amorcèrent une rupture avec le terme de ’ paysan’ en appelant à une définition toujours plus technique de l’activité, prémice d’une idée de métier’ » [Maresca,. 1985a, 189].

Quoi qu’il en soit, si la situation de ces ’paysans’ s’améliore à partir de la fin du 19e siècle, il faudra cependant attendre l’entre-deux-guerres et la baisse sensible de main-d’oeuvre pour que les conditions de vie de ces petits paysans changent. On peut noter, par exemple, que les profondes mutations concernant les contrats de métayage (modification des baux, suppression de l’impôt colonique) et parfois le passage au fermage n’auront lieu qu’à partir des années trente105, les revendications du syndicat des métayers au début du siècle n’ayant pas, dans un premier temps, réussi à obtenir gain de cause106. On voit alors comment le système charolais loin de se réduire à une ’élite’ est plutôt caractérisé par de fortes inégalités sociales.

Notes
101.

Emile guillaumin dirigera le journal ’le travailleur rural’ et sera l’auteur de nombreux articles dans lequel il défend la cause paysanne.

102.

Voir aussi le numéro de la revue ’Construire – perspectives’ n°60 mai-juin 1983 ’les luttes paysannes de 1850 à 1930’. Le syndicalisme des métayers sera créé en 1904 fondé sur le modèle du syndicat ouvrier avec des revendications qui portent notamment sur l’abolition du paiement en espèce auxquelles les métayers sont soumis, sur la rétribution des services fournis, et sur l’amélioration de l’habitat. Ils visent à remettre en cause l’hégémonie des grands propriétaires et luttent pour l’affranchissement de leur tutelle.

103.

J. Archer (1922) défend la thèse de l’intérêt du métayage comme mode de faire valoir.

104.

Et notamment celle de 1846 due aux mauvaises récoltes et celle de 1873 qui sera suivie d’une grande dépression et donnera lieu à la mise en place de mesures protectionnistes.

105.

L’instauration du statut du fermage ne sera effectué qu’à partir de 1946.

106.

voir C. Gagnon (1920) et la description du basculement vers le rachat par certains métayers, suite à l’augmentation du prix du bétail, de leur domaine. De là, sera issue la société d’agriculture de l’Allier, aux mains de cette nouvelle génération de propriétaires ’instruits, expérimentés qui secouent apathies et routines, améliorent les cultures et sélectionnent le bétail’ d’après Gagnon cité par Cavailhès et al, 1991, page 16.