4.3.3 Situation de l’élevage charolais au début du 20e siècle

Avec l’exode rural, et progressivement l’investissement des disponibilités financières en dehors de l’agriculture, les grandes propriétés nobles et bourgeoises reculent au début du 20e siècle107. Selon Bourdon (1998), l’encadrement de l’élevage est réorganisé dans l’entre-deux-guerres par l’Etat avant d’être confié aux ’grands éleveurs spécialisés’ [Bourdon, 1998, 19].

De nombreux fermiers ont pu racheter leur terre et devenir propriétaires. Le développement de la moyenne propriété continuera après guerre engendrant selon Boichard (1971) une classe de paysans moyens. Celle-ci progressera au détriment de la grande propriété, mais également en récupérant une partie des petites propriétés, qui appartenaient à des paysans qui pour survivre se louaient en partie sur d’autres exploitations en tant que journaliers ou salariés agricoles, et qui ont profité du mouvement d’exode vers les centres urbains. L’évolution s’est donc accompagnée d’une concentration assez marquée des exploitations : les très petites propriétés ont disparu, tandis que la propriété d’étendue moyenne de 40 à 60 hectares s’est développée aux dépens à la fois de la petite et de la grande propriété, même si certaines spécificités régionales perdurent. La Nièvre, en 1929, est un des départements qui compte le plus d’exploitations agricoles dépassant 100 hectares108. Par contre, le nombre d’exploitations moyennes (10 à 50 hectares) est relativement faible, et il y a encore une masse de très petites exploitations dans lesquelles les agriculteurs trouvent des revenus complémentaires plus ou moins aléatoires comme journaliers, artisans, travailleurs saisonniers [Spindler, 1991].

Si les exploitations de type polyculture élevage, se sont orientées vers l’élevage de charolais, cet animal ’noble’ n’est bien souvent cependant qu’une production parmi tant d’autres. Selon Geoffroy (1978), le mouvement de spécialisation de l’élevage charolais est freiné par la crise économique des années trente. En 1950, pour une ferme de cinquante hectares située en Sologne Bourbonnaise, Spindler (1991) note ainsi qu’elle comprend trente quatre bovins, dont dix vaches, trois chevaux, cinq truies, cent cinquante à deux cents volailles et, pour une ferme de trente hectares située dans le charolais, il relève dix vaches, trois truies, trois chevaux, une centaine de volailles. De plus, à partir de la fin du 19e siècle, l’élevage du cheval se développe en complément de l’élevage charolais et il est utilisé pour remplacer les boeufs au travail. Le cheptel caprin est également en progression dans cette zone. Dans beaucoup de petites exploitations, la chèvre, fournit en effet, l’essentiel des produits laitiers destinés à la famille.

Ainsi, si l’élevage du boeuf charolais est alors spécifique à la petite région de production du charolais, cette zone reste en même temps diversifiée par la production d’autres types d’élevages (caprin, ovin, volaille, porcin,...), l’élevage du charolais restant pendant longtemps un luxe. C’est alors progressivement que les exploitations agricoles de ces zones se sont orientées vers le ’tout charolais’. Mais cette spécialisation recouvre elle-même une diversité de produits comme le montre l’étude réalisée par Naudin (1916) pour la Nièvre au début du 20e siècle. Sur une même exploitation, ainsi, on peut distinguer :

Des analyses qui précédent, on retiendra ainsi l’idée qu’au début du 20e siècle, l’agriculture du bassin charolais a principalement trait à l’élevage charolais même si les activités qui s’y rapportent sont jugées plus ou moins ’nobles’ et rémunératrices, et demandent des compétences particulières se traduisant par des différenciations sociales assez marquées, comme par exemple la distinction entre ’éleveurs’ et ’engraisseurs’. On peut, à ce propos, rendre compte de la division technique de la production des bovins charolais qui repose en partie depuis le début du siècle sur la distinction entre les ’éleveurs’ et les ’engraisseurs’. Celle-ci prend en compte les conditions naturelles, le parcellaire et la richesse des régions. « La flore prairiale de l’Auxois permet d’engraisser des animaux sans achats exagérés d’aliments pour compléter la ration ; alors que les terres ingrates du Morvan permettent d’élever des animaux gras, mais non de les emboucher » [Cavailhès, 1989, 16]. Certains auteurs ne manquent pas de faire remarquer les différences de positions économiques et sociales associés aux conditions naturelles des régions agricoles [Cognard 1963, Bonnamour, 1966]. « Il faut voir l’amertume de l’éleveur (du Morvan) qui calcule qu’en six mois, l’emboucheur va gagner sur sa bête trois à six fois plus que lui en trois années » [Bonnamour, 1966, 77].

A travers cette description des différentes activités liées à l’élevage bovin charolais au début du siècle, il est ainsi possible de rendre compte à la fois d’une certaine homogénéité de la ’zone charolaise’ du fait de sa production dominante et spécialisé de l’élevage charolais, et de certaines inégalités fortes entre l’exercice de différentes activités de l’élevage constitutive de ce ’monde professionnel de l’élevage charolais’.

L’objectif principal de ce chapitre était de proposer une lecture du socle sur lequel s’est constitué le monde professionnel de l’élevage charolais. Comparée à l’histoire rurale française, l’évolution de l’agriculture de la région charolaise a suivi, jusqu’au début du 20° siècle, les grandes tendances de développement agricole observées au niveau national. Ainsi, peu de distinctions sont à noter, à propos des différentes catégories sociales, du contexte économique et social (crises de surproduction, développement des axes de communication et diffusion des marchandises etc.). Toutefois la région que nous avons décrite est marquée par la spécialisation dans la production d’animaux de boucherie.

Ce qui a d’abord été le privilège de quelques grands marchands et industriels de la Saône-et-Loire et de la Nièvre au début du 19e siècle deviendra peu à peu l’orientation principale de l’activité agricole de toute une région agricole109. Cependant, nous avons également noté que cette production est marquée par une forte hiérarchie entre différentes couches sociales qui sont plus ou inégalement reconnues comme détentrices de la ’bonne’ orientation du développement agricole sur cette ’zone’ en fonction de différents intérêts et conceptions de l’élevage charolais. La manière dont deux ’types’ de notables se sont opposés au 19e siècle sur la définition de la race ou encore l’expression de la condition sociale des métayers sont significatifs de la diversité de conceptions qui ont transcendées le développement de ces régions d’élevage [Geoffroy, 1978].

Enfin, si la démocratisation progressive de cette activité semble bien affirmée à partir de la fin du 19e siècle, il reste que le métier d’éleveur charolais demeure fortement marqué par le développement particulier de l’élevage charolais tel qu’il s’est constitué à travers l’idée d’une activité nobiliaire, distinctive, réservée à quelques ’figures de l’élevage’. La manière dont les éleveurs peuvent ainsi faire référence, encore aujourd’hui, à certains ’marqueurs’ de la profession tels que, par exemple, les concours de boucherie et d’animaux reproducteurs, la détention d’animaux inscrits ou encore l’appartenance à un comité agricole, révèlent la prégnance de cet héritage culturel et social singulier du ’métier d’éleveur charolais’.

Notes
107.

Selon Boichard, 1971, la surface moyenne de la grande propriété noble passe de 507 ha en 1833 à 257 ha en 1914; et la propriété bourgeoise de 202 ha à 150 ha pour la même période.

108.

Selon J-B. Viallon, 1976, la proportion des exploitations de plus de 50 ha est deux fois plus importante en Bourgogne qu’en France.

109.

Une présentation géographique du bassin de l’élevage charolais est faite en annexe I-1