Chapitre 5. L’élevage charolais dans le mouvement de professionnalisation de l’agriculture

‘ ‘S’il y a une vérité, c’est que la vérité du monde social est un enjeu de luttes : parce que le monde social est, pour une part, représentation et volonté ; parce que la représentation que les groupes se font d’eux mêmes et des autres groupes contribue pour une part importante à faire ce que sont les groupes et ce qu’ils font. La représentation du monde social n’est pas un donné, ou, ce qui revient au même, un enregistrement, un reflet, mais le produit d’innombrables actions de ’ ‘construction’ ‘ qui sont toujours déjà faites et toujours à refaire. Elle est déposée dans les mots communs, termes performatifs qui font le sens du monde social autant qu’ils l’enregistrent, mots d’ordre qui contribuent à produire l’ordre social en informant les groupes qu’ils désignent et qu’ils mobilisent.
Pierre Bourdieu, « ’ ‘La paysannerie’ ‘, ’ ‘une classe objet’ ‘ » 1977, p2.’ ’

Toutes les analyses qui portent sur l’émergence du métier d’agriculteur partent de l’idée selon laquelle la ’véritable’ révolution agricole, et, par conséquent, cette émergence ne s’effectue que dans les années d’après guerre, suite à une crise profonde de ’l’état de paysan’ et de l’organisation sociale dans laquelle s’inscrivait cet état, celle de la France rurale telle qu’elle s’était stabilisée tout au long du 19e siècle. Même si dans la deuxième moitié du 19e siècle, la création de tout un ensemble d’organisations110 participent à la mise en place d’une professionnalisation des activités agricoles par la manière dont elles contribuent à les encadrer, il est en effet, difficile jusqu’alors de parler ’d’un’ métier d’agriculteur. Hubscher (1997) s’interroge bien sur l’existence d’une identité paysanne et de ses fondements au 19e siècle, mais sans pouvoir la référer directement au métier d’agriculteur [Hubscher, 1997, 65]111. Et selon E. Weber (1976), renvoyant sur ce point aux analyses de Roberd Redfield, il convient de faire une distinction entre « le paysan pour lequel l’agriculture est un mode de vie, non une source de profit, et l’agriculteur qui pratique l’agriculture comme une industrie, et considère la terre comme un capital et une marchandise. En ce sens, pendant une grande partie du siècle, la plupart des français qui travaillaient la terre et beaucoup de ceux qui la possédaient étaient des paysans, conservant les anciennes manières, produisant sans trop se soucier du marché, s’en remettant essentiellement à la productivité naturelle de la terre » [Eugen Weber, 1976, 175-176].

Comment va donc s’opérer le passage de ’l’état’ de paysan au ’métier’ d’agriculteur dans la première moitié du 20e siècle ? C’est ce que nous allons chercher à expliciter dans ce chapitre, pour examiner comment le monde de l’élevage charolais s’est inscrit dans cette transformation et dans le champ professionnel qui en a résulté. Pour cela, nous commencerons par revenir sur l’analyse sociologique des fondements de la ’modernisation’ de l’agriculture que nous avons présentée dans notre première partie en examinant de manière plus approfondie, comme y invitent Coulomb et Nallet (1980)112, les origines et les modalités de cette mutation113. La présentation de la manière dont ont émergé, au travers de tout un ensemble de débats, la volonté de mettre fin au ’retard agricole’ français et une certaine orientation qui a conditionné le devenir ultérieur de ce secteur nous permettra ensuite de montrer comment la ’modernisation de l’agriculture’ s’est traduite au niveau du monde de l’élevage charolais et a abouti dans les années quatre-vingt à un renouvellement de la façon d’envisager la question de la redéfinition du métier d’éleveur.

Notes
110.

Notamment la création des Chambres d’Agriculture, du Ministère de l’Agriculture, des Syndicats agricoles.

111.

L’auteur renvoie à Henri Mendras (1970) page 49 et à l’imprécision du terme paysan qui définit un état et non un métier.

112.

Coulomb et Nallet (1980) montrent bien comment l’analyse simpliste qui considère la modernisation de l’agriculture comme résultant d’un élan collectif poussé par les jeunes agriculteurs de la JAC (jeunesse agricole catholique) qui seront à l’initiative de la création du centre des jeunes agriculteurs en 1956 ne suffit pas à rendre compte de l’histoire de la transformation des organisations professionnelles agricoles et aboutit à passer sous silence les conditions d’apparition de ce groupe issu de la JAC et également tout un pan de l’histoire du développement de la politique agricole pourtant essentiel dans la construction de l’agriculture ’moderne’.

113.

Nous tâcherons ici toutefois de nous en tenir au ’cadre’ dans lequel s’est engagé ce processus de modernisation, nous ne reviendrons donc pas directement sur la remise en cause du modèle productiviste suffisamment décrite dans le premier chapitre, ni sur le phénomène de ’crise’ qu’il traverse, ces points étant discutés ici seulement à propos du monde de l’élevage charolais soit dans la deuxième section.