5.1.1 Manifestations et prise de conscience du ’retard agricole’ français depuis la fin du 19e siècle jusqu’aux années cinquante

Le déclin de l’agriculture française qui caractérise la fin du 19e siècle est généralement référé à un manque de volonté de développer réellement ce secteur d’activité au même titre que les activités industrielles, même si la création, en 1851 des Chambres d’Agriculture116, celle en 1881 d’un Ministère de l’Agriculture et la reconnaissance de l’agriculture au même titre que d’autres activités professionnelles par l’autorisation donnée, en 1884, à la création de syndicats agricoles témoignent aussi de la montée de l’attention portée à ce secteur. A la fin du 19e siècle, en effet, l’état va décider de mettre en place des mesures protectionnistes pour faire face aux crises économiques françaises et lever l’inquiétude qui pèse sur le secteur agricole du fait de l’ouverture de marchés au reste du monde, ouverture qui se traduit par l’essoufflement de certains secteurs industriels et la crise des revenus des céréaliers dans les années 1880-1890. La mise en oeuvre de cette politique de repli associée au nom de Jules Méline alors ministre de l’agriculture de l’époque, sera considérée comme ce qui marquera le coup d’arrêt du progrès agricole initié au 18e siècle.

Les orientations agricoles qui seront prises au niveau des pouvoirs publics sont perceptibles, selon Muller (1984), à travers le rôle de ceux qui ont en charge le développement agricole durant cette période. Il existe en effet un continuum dans la conception de l’agriculture française entre les anciens notables et les institutions républicaines, continuum qui s’exprime à travers ’le rôle de maintenance’ de la paysannerie que partage les uns et les autres. Du point de vue de l’organisation de la profession, il faut rappeler que ce sont les grands propriétaires qui organiseront le premier mouvement professionnel agricole entre 1880 et 1914. Déjà à l’origine de la Société des Agriculteurs de France en 1867, ils s’approprieront les instances syndicales lors de la création du Syndicat Central des Agriculteurs de France en 1885, puis de l’Union Centrale des Syndicats Agricoles, les républicains n’ayant pas réussi à s’imposer dans cette structure. L’aristocratie rurale cherchera ainsi à préserver sa situation de rente foncière par le maintien de la petite paysannerie et du salariat agricole [Coulomb, Nallet, 1980, 14]. Face à ce ’syndicalisme de marquis’, les républicains à tendance radicale chercheront à rivaliser en s’impliquant auprès des paysans d’un point de vue économique à travers le mouvement coopératif117. Ils créeront des coopératives, des mutuelles et des caisses de crédit.

Dans les deux cas, le mouvement professionnel agricole n’est pas le fait de paysans mais celui de la grande propriété terrienne d’un côté et de la bourgeoisie rurale de l’autre. Employant des moyens assez semblables pour assurer leur domination sur la masse paysanne, ces deux rivaux s’accordent également sur deux points. Ils cherchent d’abord à lutter contre l’exode rural pour préserver leur ’clientèle’ (celle qui assure leurs rentes foncières dans un cas et constitue une proportion non négligeable de l’électorat dans l’autre cas). Ils soutiennent, ensuite, tous deux la politique protectionniste de l’agriculture développée par Jules Méline, politique rassurante, qui prolonge cette idée de la nécessité du maintien d’une masse paysanne dans les campagnes.

Cependant, cette même conception globale de l’agriculture est mise en oeuvre par ces deux groupes sociaux avec des intentions distinctes. Pour les grands propriétaires, il s’agit de séparer l’agriculture de l’industrie pour préserver une main-d’oeuvre rurale abondante et bon marché. Ils organisent pour cela des syndicats sur la base du village, puis des coopératives régionales de syndicats de village qui excluent toute représentation directe des paysans. A l’opposé, les républicains, qui cherchent à détourner la paysannerie de l’aristocratie à des fins politiques, mettront sur pieds des coopératives d’exploitants agricoles basées sur une adhésion individuelle, et dans lesquelles les exploitants ont un droit d’expression et sont soutenus par le Ministère de l’Agriculture. Au travers de ce mouvement coopératif, ils soutiennent une certaine autonomie économique de l’exploitation agricole [Coulomb, Nallet, 1980, 15].

En dépit de la politique agricole mise en place sous Méline, la crise agricole – crise des revenus (divisés par deux) et crise de structure due à l’exode rural - se verra amplifiée, suite à la première guerre mondiale. Cette crise relance ainsi le débat sur les conditions économiques et sociales de la production agricole. Cela d’autant plus que l’agriculture française a du mal à subvenir aux besoins alimentaires de la population française alors même que la population active agricole est encore majoritaire par rapport aux autres secteurs d’activités et reste sensiblement supérieure à la plupart des pays développés de l’Europe occidentale. En 1929, il faudra alors recourir à l’importation de divers produits alimentaires tels que la viande et certains produits dérivés de la production animale (oeufs, beurre, etc.). On commence donc à s’inquiéter devant l’aggravation de la situation et à parler du ’retard’ agricole français. Une des principales causes de ce retard qui va être dénoncé est la conception même de l’agriculture qui avait conduit à la mise en oeuvre du protectionnisme, celle d’une économie semi-autarcique, engagée dans une forme de développement telle qu’ : « on allait voir subsister, jusqu’en 1945, une agriculture d’un type particulier, où l’immense majorité des exploitations pratiquait un système de polyculture élevage peu élaboré, peu intensif, ayant des caractères nettement archaïques. Adoptant très lentement les progrès techniques, ce système, d’une faible productivité, allait dégager très peu d’excédent de main-d’oeuvre. Pendant un demi-siècle, tout le monde pensa que cette routine somnolente participait de l’essence éternelle de l’agriculture » [Gervais et al. 1965, 31].

Si la réflexion sur l’insertion de l’agriculture dans une économie de marché ne s’est pendant longtemps pas posée dans les mêmes termes que pour la plupart des autres secteurs productifs (industrie, artisanat, etc.), c’est que l’agriculture n’était pas appréhendée comme devant directement répondre à des exigences économiques, mais plutôt comme contribuant indirectement au développement industriel en alimentant la population ouvrière. L’agriculture est utilisée à des fins de ’reproduction’ et non à des fins ’productives’ par les propriétaires fonciers qui en commandaient l’organisation [Lamarche, 1987]. Le paysan « ‘n’est ni un salarié, ni un capitaliste, mais un fournisseur de marchandises qui accepte de continuer à travailler tant que le prix qu’il retire de la vente de ses produits lui permet de reproduire sa force de travail ’» [Duby et al., 1976b, 436]. De ce fait, ce secteur ’à part des autres’ va être de plus en plus considéré comme archaïque. Comment en effet approvisionner des villes en pleine croissance à partir d’une ’économie de cueillette’, lorsque les paysans vendent au marché « ‘une année un veau de lait, l’année suivante, un beau boeuf gras, à moins que ce ne (soit) une pauvre vieille vache épuisée par dix vêlages’ » [Gervais et al. 1965, 36] ?

A la fin de la première guerre mondiale et du fait d’une modification de l’organisation sociale de l’agriculture engendrée par une accélération de l’exode rural118, le débat concernant la place de l’agriculture dans la société se pose donc à nouveau et engendre de nouvelles oppositions autour, cette fois-ci, de quatre groupes principaux. Aux deux groupes précédents, il faut ajouter de nouvelles associations de grands exploitants119 et des organisations de petits exploitants120. Avec l’exode rural, l’organisation des campagnes se modifie sensiblement, puisque la plupart des activités non agricoles ont disparu laissant la place à une plus grande proportion de paysans moyens, de moins en moins enclins à se soumettre à la tutelle de l’aristocratie foncière en déclin. Bien que cette couche de paysans n’ait pas encore les moyens de s’exprimer directement, une couche d’agriculteurs dirigeants de grandes exploitations mécanisées va s’imposer au sein du mouvement professionnel, et avec elle, l’idée d’une prise en main de l’agriculture par les agriculteurs eux-mêmes. Ainsi, « ‘le développement du capitalisme, en amont et en aval de la production agricole (engrais, machines, concentration dans les industries de l’alimentation), oblige l’agriculture à redéfinir sa place dans le mode de production dominant ’» [Duby et al., 1976b, 432]. La ’masse’ paysanne qui avait à faire à quelques notables se transforme et on voit apparaître de nouvelles distinctions. L’émergence d’un mouvement des ’cultivateurs-cultivants’ bretons, dans les années trente, est ici particulièrement éclairante. Ceux-ci proposent une représentation de l’agriculture organisée autour de trois catégories sur la distinction desquelles ils insistent : les salariés agricoles, les propriétaires ’aux mains blanches’ et la classe émergente de ces paysans cultivateurs, qui exploitent eux-mêmes leur propre terre. Même s’ils n’arriveront pas sur-le-champ à se faire entendre, il est intéressant de voir comment s’impose peu à peu un mouvement professionnel agricole enfin organisé par les paysans eux-mêmes. On peut noter aussi l’émergence de mouvements de ’paysans-ouvriers’ qui s’affilieront aux syndicats ouvriers.

Dans cette deuxième phase de ’modernisation’, le débat s’ouvre à une plus grande proportion d’individus ou groupes d’individus intéressés par l’avenir de l’agriculture. Certains perdent une partie de leurs prérogatives, d’autres gagnent un droit d’expression. Trois catégories sociales (grande propriété foncière, bourgeoisie rurale et nouvelle classe dirigeante agricole) sont alors présentes sur le devant de la scène professionnelle et oeuvrent pour des intérêts divergents121. Cette nouvelle classe de dirigeants paysans renvoie à de gros producteurs qui ont développé de nouvelles associations agricoles (notamment dans la viticulture, la céréaliculture, les betteraviers), des systèmes interprofessionnels afin d’organiser des marchés garantis par le biais de l’Etat et résorber les crises qui touchent leurs secteurs de productions spécialisés. C’est la fin de l’apogée de l’encadrement par des structures traditionnelles et le début de l’expression d’une ’conscience collective’ des agriculteurs, même si ce changement se manifeste essentiellement dans un premier temps par la mise en place d’une nouvelle élite. Au travers des luttes entre ces différents protagonistes, c’est l’idée corporatiste qui va alors progressivement s’imposer. Cependant une distinction est à noter dans le rapport de ces courants à l’Etat et à l’industrie. Si pour les grands propriétaires, attachés à une politique conservatrice, le corporatisme doit permettre de renforcer une opposition à l’intervention de l’Etat, pour les agriculteurs ’capitalistes’, à la recherche d’une parité avec l’industrie, il apparaît comme un moyen de pression pour obtenir un soutien de l’Etat moyennant des prix garantis122.

Quoi qu’il en soit, la domination de la propriété foncière sur le mouvement professionnel agricole cède la place à une nouvelle classe dirigeante de gros exploitants, qui vont être les principaux ’médiateurs’ de la mutation du mouvement social paysan. Ainsi dans les années 1920-1930, si le paysan moyen s’émancipe de la tutelle de la grande propriété foncière, « ‘il fait encore confiance aux autorités sociales traditionnelles qu’il juge efficaces et compétentes pour défendre ses intérêts, mais il en suit l’action et les interventions d’un oeil désormais plus critique. La grande masse change alors de chefs, mais elle continue à confier à une élite le soin de déterminer son intérêt et de guider son destin’ » [Duby et al., 1976b, 434].

Ce début d’expression des diverses ’couches sociales’ agricoles prendra des formes relativement variées selon les régions123. Cependant, ainsi que le propose Coulomb et Nallet (1980) dans leur analyse, nous pouvons faire l’hypothèse que la confusion apparente qui résulte de cette diversité d’expression a participé à l’avènement d’une agriculture plus moderne et unifiée. La diversité d’expression des intérêts des couches sociales des agriculteurs, accentuée par une grande variation de positions en fonction des régions, contribuera en effet à clarifier progressivement les revendications de chacun et à élaborer précisément un ensemble de thématiques communes (motorisation des exploitations agricoles, formation technique en agriculture, organisation de la filière, politiques agricoles) qui donneront son contenu à l’idée même de modernisation de l’agriculture. « ‘On peut dire que les progrès de ce syncrétisme dans l’idéologie syndicale accompagnent le mouvement qui modifie les structures sociales de la paysannerie française de 1920 à 1960 et qui se caractérise par la dissolution progressive de son organisation en couches sociales nettement différenciées. Ce mouvement d’unification du discours, auquel contribuent de manière décisive la JAC puis le CNJA, s’achève par l’éclosion du syndicalisme agricole moderne, manifestant ainsi clairement que l’agriculture est désormais composée d’exploitations où le travail est presque exclusivement d’origine familiale ’» [Coulomb, Nallet, 1980, 20-21]. Ainsi et contrairement à ce qui est assez fréquemment admis, l’élaboration de l’idée de modernisation renvoie à des débats qui se sont développés de la fin du 19e siècle jusqu’au milieu du 20e siècle, et elle a un caractère très progressif. C’est un petit groupe social très particulier qui s’en saisira dans les années cinquante pour opérer ce qu’il présentera alors comme une rupture radicale avec ’l’ordre éternel des champs’.

Notes
116.

Elles avaient alors essentiellement pour mission d’éclairer le gouvernement sur l’état économique de l’agriculture. Elles seront supprimées en 1871 pour réapparaître seulement en 1919 [Muller, 1984].

117.

Gambetta sera à l’origine de la fondation de la Société Nationale d’Encouragement à l’Agriculture.

118.

Cette accélération est due à la crise économique et crise des structures agricoles de l’entre deux guerres, elle touchera principalement les ouvriers agricoles et les petits exploitants qui travaillent également dans de grosses exploitations en tant que journaliers.

119.

Il s’agit des cultivateurs du nord qui sont à l’initiative de l’Association Générale des Producteurs de Blé et de la Confédération Générale de la Betterave appelés également cultivateurs-cultivants, puisqu’ils sont leur propre chef d’exploitation dégagé de la tutelle des propriétaires fonciers, [Cf. Duby et al., 1976b, pp.419 et sq.].

120.

Ce dernier courant est généralement inspiré par la SFIO et le parti communiste. Les intérêts divergents des différentes couches paysannes prennent des apparences très variées selon les régions, et laissent l’impression d’une confusion générale au niveau des organisations agricoles, [Cf. Coulomb., Nallet, 1980, 18-19 ; Duby et al. 1976b, 404 et sq.].

121.

Nous mettons ici à part les paysans salariés qui organiseront leurs propre structure dans un autre cadre ainsi que ceux qui se rapprocheront d’un syndicalisme ouvrier.

122.

Le thème de la corporation sera finalement développé par les notables et inspirera le régime de Vichy qui créa en 1940 la Corporation paysanne et dissout l’ensemble des organisations agricoles existantes.

123.

Voir Coulomb., Nallet (1980) et l’importance qu’ils donnent aux études régionales pour mieux appréhender l’histoire des organisations agricoles qui seront constitutives du syndicalisme agricole moderne.