a) L’émergence d’une conscience collective moderniste

Si l’idée de modernisation voit le jour c’est parce qu’elle répond à de nouvelles exigences. Le contexte économique et social de l’après-guerre joue d’abord un rôle important dans cette nouvelle orientation de l’agriculture. Avec la forte croissance démographique qui résulte du baby-boom, la recherche de productivité aussi bien agricole qu’industrielle est devenue indispensable pour satisfaire la demande. D’un autre côté, l’accélération de l’exode rural renforce encore cette exigence pour ceux qui restent dans l’agriculture. Mais, plus globalement, la transformation qui s’opère alors présente des aspects qui sont aussi bien sociaux et culturels qu’économiques : « ‘(si) l’Etat et les entreprises para-agricoles (...) ont tout intérêt a ce que (l’) agriculture traditionnelle semi-autarcique se transforme en un secteur de production dynamique, à la fois producteur et consommateur (...) la paysannerie elle-même connaît une crise d’identité face au puissant développement urbano-industriel et aux nouvelles valeurs qui en résultent et pénètrent progressivement jusque dans les campagnes les plus reculées’ » [Lamarche, 1992, 86].

Ce qui est en question c’est donc un changement de ’rôle’ de l’agriculteur que marque bien la substitution à l’idée de ’maintien’ des agriculteurs de celle ’d’adaptation’ : « ‘on parle alors de l’exode rural comme naturel (et le retour à la terre serait jugé insensé). On prône la satisfaction alimentaire du consommateur qui est affirmée comme le but essentiel de l’agriculture. Désormais le rôle de l’agriculture ne doit donc plus être de préserver les ’valeurs fondamentales de la civilisation’ face à la décadence de la société urbaine, mais de nourrir au moindre coût et avec la meilleur qualité possible la population » [Muller, 1984, 22]125. L’essentiel de cette transformation réside dans la capacité des agriculteurs à relever le défi d’un accroissement sensible de la productivité. Cela passe bien entendu par l’idée d’une nécessaire formation de l’agriculteur ce qui modifie substantiellement la conception de l’agriculture puisque l’on parle alors de métier d’agriculteur au même titre que l’ensemble des métiers. « Le métier d’agriculteur peut et doit s’apprendre comme tous les métiers et pas seulement face au ’grand livre de la nature’ par la médiation poétique du petit-fils faisant l’école buissonnière en compagnie de l’ancêtre sentencieux, dépositaire de la sagesse éternelle’ » [Gervais et al., 1965, 49].

La modernisation s’effectue donc à l’aide de la mécanisation (la valorisation du métier par le tracteur comme outil de travail), de l’utilisation de nouvelles techniques culturales, de la sélection au niveau de la production animale, etc., tout ce qui contribue à la transformation du paysan et à son intégration totale à l’économie de marché [Gervais et al., 1976b, 451 et sq.]. La place nouvelle faite au conseil agricole rend bien compte de cette modernisation. C’est lui qui sert de relais entre la science et la pratique. « ‘Le souci de productivité s’apparente pour les agriculteurs à cette époque à un souci de prouesse technique. (...) Mais le mot d’ordre principal, c’était la mécanisation. C’était l’époque ou le tracteur devient le symbole de ’l’exploitant agricole’ par opposition au ’paysan’. D’abord adopté par une minorité ’éclairée’, il rallie peu à peu même les plus sceptiques ’» [Muller, 1984, 20].

Il s’agit donc plus précisément de changer l’image de l’agriculture française, du point de vue des agriculteurs eux-mêmes à partir de la recherche d’une amélioration de leurs conditions de vie, mais aussi dans l’espoir qu’elle soit davantage reconnue socialement : « ‘l’adhésion à ce nouveau système de représentation se fera d’autant plus aisément que l’image de la paysannerie est dévalorisée ; le paysan est un plouc, un cul-terreux, un ventre à choux, un bouseux, etc., nous sommes bien loin de l’ordre éternel des champs. Tout cela va entraîner une réelle transformation des rapports au travail, une autre façon de concevoir ’le métier’. Ces travailleurs de la terre, autrefois nommés paysans, sont devenus pour la plupart, ou cherchent encore à devenir de véritables petits entrepreneurs familiaux’ » [Lamarche, 1987, 449]. Nombre d’analyses soulignent alors l’importance pour les agriculteurs de ce changement d’image et de ce passage du paysan au technicien, au petit chef d’entreprise ’réhabilité’ dans la société ’industrielle’.

Notes
125.

Ce nouveau rôle, présenté ici au niveau national, est également perceptible dans le cadre plus général de la PAC telle qu’elle est instituée par le traité de Rome de 1957 et vise à répondre aux cinq objectifs suivants : accroître la productivité de l’agriculture, assurer un niveau de vie équitable aux agriculteurs, stabiliser les marchés, garantir la sécurité d’approvisionnement et assurer des prix raisonnables aux consommateurs.