c) La définition de ’l’agriculture professionnelle’ à partir des lois d’orientation agricole des années 60-62 face à une agriculture retardataire jugée inadaptée

Nous venons de voir comment l’idéologie jaciste a été relativement bien perçue par l’ensemble des agriculteurs. Elle incarne, en effet, une volonté de ’démocratisation’ de l’agriculture, fondée sur un appel à la prise en main par les agriculteurs eux-mêmes de leur avenir. C’est donc avec enthousiasme qu’est affiché le nouveau modèle agricole vers lequel il faut tendre pour réaliser la modernisation agricole nécessaire à l’amélioration des conditions de vie des agriculteurs et à la revalorisation de leur position sociale. Pour autant, les lois d’orientations agricoles de 1960-62 qui vont officialiser ce modèle expriment essentiellement une définition du rôle de l’agriculture que n’est en mesure de soutenir qu’une fraction seulement des agriculteurs. Ainsi, au regard des trois agricultures que distingue la JAC, celle condamnée que représentent les agriculteurs qui sont sur des systèmes jugés retardataires, celle rejetée des agriculteurs ’capitalistes’ qui contrôlent des associations de productions spécialisés (betteraviers, céréaliculteurs, viticulteurs) et celle que se veut promouvoir le syndicalisme ’moderniste’, c’est à la caractérisation de cette troisième voie que les nouveaux dirigeants vont s’attacher. Que recouvre-t’elle ? C’est ce que nous allons préciser en examinant comment la loi d’orientation de 1960 et la loi complémentaire de 1962 vont donner corps à l’idéologie jaciste et avec quelles conséquences sur l’ensemble des agriculteurs.

Au départ, c’est suivant l’état d’esprit ’collectif’ incarné par la nouvelle FNSEA et le CNJA que l’agriculture s’engage dans la voie de l’industrialisation129. Il est attendu de l’agriculteur qu’il change afin d’entrer dans l’ère de la rentabilité en intégrant un rôle de ’vrai’ producteur au même titre que tout autre entrepreneur. Il convient de ’professionnaliser’ l’agriculture, pour quelle soit en phase avec la fonction ’nourricière’ que l’ensemble de la société souhaite qu’elle joue, même si cela doit se faire au prix d’une réorganisation radicale de la production et de quelques sacrifices.

Bien sûr, il est reconnu que tous les secteurs d’activité ne peuvent être rationalisés au même rythme, certains (l’élevage notamment) appelant un investissement technico-scientifique particulier pour pouvoir s’engager dans des pratiques plus intensives. Les handicaps de certaines productions et de certaines régions doivent donc être pris en compte mais ils sont jugés temporaires. L’idée dominante est néanmoins qu’un rattrapage est possible même pour les secteurs de production plus difficilement ’adaptables’ pourvu qu’ils s’engagent résolument dans la voie d’une inéluctable ’industrialisation’. Et c’est bien une telle orientation que, depuis les années cinquante, la politique agricole a entrepris de soutenir. D’après le rapport du commissariat à la productivité pour 1955-1956, « ‘l’augmentation du revenu doit passer par l’amélioration des rendements et de la productivité : sans qu’il soit question d’aucune manière de pénaliser les exploitations évoluées, ces mesures doivent tendre à relever le niveau de productivité des exploitations retardataires. Nous retiendrons cette perspective comme un des éléments fondamentaux qui doivent guider le gouvernement dans le choix de sa politique agricole’ » [Muller, 1984, 23]130. Dès lors, l’exode rural n’est plus perçu comme un drame, mais comme une opportunité à saisir pour permettre à ceux qui restent de se moderniser au nom de la rentabilité économique. Cette ’industrialisation’ nécessite en effet de passer par un agrandissement substantiel des exploitations, permettant la mise en place de véritables ’entreprises agricoles’. Si chacun semble donc prêt à accepter ces sacrifices afin d’accéder aux conditions de vie de la ’nouvelle société’, la plupart des analyses socio-économiques portant sur cette période de l’histoire agricole montrent bien comment la définition de cette ’seule’ voie possible du nouveau métier d’agriculteur a été ordonnancée par une frange seulement de la population agricole, mettant à l’écart tous ceux qui ne rentraient pas dans ce ’modèle professionnel’.

Coulomb et Nallet (1980), par exemple, insistent sur le fait que les nouveaux dirigeants agricoles ont contribué à appuyer leur modèle professionnel sur certaines formes de production privilégiées. Ils indiquent ainsi que « ‘leur exemple et leur théorie se sont propagés principalement et logiquement dans des secteurs de production ou les gains de productivité et l’intensification du travail étaient réalisables par l’accroissement rapide des consommations intermédiaires. C’est-à-dire qu’ils ont contribué à modeler à leur image une partie des productions animales dont ils étaient socialement issus : la production moderne de lait et les productions hors sol avicole, porcine et bovine’ » [Coulomb, Nallet, 1980, 62]. Et ils montrent bien comment, dans certaines ’régions jacistes’ qui n’étaient pas a priori spécialisées dans des productions ’intensifiables’ telle que la production laitière, ce modèle a été appliqué à la lettre, aboutissant à une reconversion massive dans ce type de production alors que d’autres, parce qu’elles ne changèrent pas de système de production, furent accusées d’immobilisme131.

De cette ’révolution agricole’ nous pouvons donc globalement retenir que si elle est à la base d’une redéfinition de l’identité des agriculteurs, elle ne tient pas compte de l’ensemble de la population agricole, « ‘des pans entiers de la production agricole française restant finalement étrangers à la conscience planificatrice du CNJA, au modèle d’exploitation et aux tentatives d’organisation de la production qu’elle développe’ » [Coulomb, Nallet, 980, 62]. La modernisation telle qu’elle a été engagée à travers les lois d’orientation aboutit à un contrôle de la profession effectué par la nouvelle classe dirigeante de l’agriculture, excluant alors un nombre important d’agriculteurs (double-actifs, petits exploitants) qui ne sont pas considérés comme de ’vrais agriculteurs’. Maresca (1985) parlera à ce propos de ’professionnalisation sans métier’, faisant ressortir l’idée que la professionnalisation du métier d’agriculteur n’a pas été structurée sur la base d’une reconnaissance de savoirs-faire au même titre que le métier d’artisan (caractérisé, par exemple, par la pratique du compagnonnage). La profession agricole a ainsi exclue, dès le départ, toute une frange de ’paysans’ qui ne renvoyaient pas directement à l’idée d’une activité spécialisé et qui ont été considérés comme venant perpétuer l’image d’un état paysan caractérisé par un système semi-autarcique.

Malgré les diverses crises que l’ensemble des agriculteurs traverseront dans cette entreprise de modernisation132, tous les espoirs resteront ainsi longtemps placés dans les bienfaits du progrès et plus spécifiquement du progrès technique. C’est en effet la diffusion des connaissances scientifiques qui devait à terme permettre de résoudre les problèmes, même pour les retardataires133. Mais, ce progrès va surtout aboutir à une concentration des moyens de production qui va s’accentuer tout au long des années soixante-dix. Cette concentration des moyens de production est en effet considérée comme « ‘la seule façon de maintenir le revenu des agriculteurs (et éviter l’accentuation de la crise), par les organisations professionnelles agricoles qui prônent l’installation d’agriculteurs dynamiques, compétitifs, à la tête d’exploitations rentables, enfin par les agriculteurs qui cherchent toujours plus à devenir des chefs d’entreprise et à revaloriser ainsi leur image de marque dans la société française. Ce consensus [entre les agriculteurs et la société] aboutira d’une part à la création d’une élite de producteurs et, d’autre part, à la marginalisation des autres exploitants, de tous ceux qui sont à la tête de structures de production archaïques et inadaptées aux nouvelles exigences de production’ » [Lamarche, 1987, 450].

Progressivement alors, le discours sur l’agriculture ’retardataire’ va évoluer vers la remise en cause d’une agriculture ’inadaptée’, jugée incapable d’évoluer vers le modèle de développement productiviste. L’exploitation familiale agricole moderne définie à partir des lois d’orientation de 60-62 [Rémy, 1987] engendre effectivement une sélection qui condamne un certain nombre d’agriculteurs jugés non rentables. Progressivement, ces exploitations ne sont plus considérées comme appartenant à de ’vrais’ agriculteurs et la profession va s’en désintéresser. « ‘Des espaces entiers (seront ainsi) abandonnés par suite de leur excentricité géographique ou de leur spécificité agronomique’ » [Lamarche, 1992, 89]. Mais à partir de ces ’exclus du bénéfice des aides’, de ces exploitants à la marge, et de l’ensemble des ’résistances paysannes’134 qu’ils incarnent, toute une réflexion va aussi émerger qui viendra peu à peu remettre en cause l’hégémonie du modèle agricole moderne, son caractère sélectif et sa vision ’unitaire’, les sociologues prêtant alors attention à la ’multiplicité de mondes’ [Rémy, 1987, 437]135 que recouvre l’agriculture.

Notes
129.

Voir notamment Gervais, et al. (1965), pour avoir une idée de l’état d’esprit de cette époque qui traverse l’agriculture. Les auteurs reviendront d’ailleurs quelques années plus tard sur les limites de cette visée d’industrialisation de l’agriculture [Servolin et al. 1973].

130.

D’après le Commissariat Général à la productivité, Rapport 1955-1956, Objectifs et réalisations, Paris Sadep.

131.

Voir les cas opposés de l’Aveyron et du Calvados d’une part et celui de la Corrèze, d’autre part dans Coulomb Nallet (1980).

132.

Et notamment les crises de surproduction qui débuteront dès les années cinquante et donneront lieu à des manifestations violentes en 1953 et 1961. Ces crises se traduisent par une forte instabilité des prix du marché. Les principales mesures qui seront prises pour y remédier chercheront à favoriser une agriculture toujours plus compétitive en accentuant le processus de standardisation de la production et de la prise en main par les grosses firmes de certains secteurs de production dont les exploitants deviendront de plus en plus dépendants (notamment dans le secteur des productions de type hors sols, et plus largement des systèmes ’intégrés’ reposant sur des modes d’approvisionnement et d’écoulement de la production externes à l’exploitation).

133.

Concernant la vulgarisation agricole et la critique du modèle productiviste Bruno Lemery (1991), pp.71 et sq ; Jacques Rémy (1982) pp.267-269.

134.

Voir F. Pernet (1982) concernant la multitude d’initiatives à la marge. Voir également les articles de J. Rémy, H. Lamarche, et P. Muller dans le numéro spécial de sociologie du travail (1987 n°4) ’Les agriculteurs français face à une nouvelle crise’.

135.

En référence à la notion de H. S. Becker, (1983).