Le domaine de l’élevage bovin occupe une place importante dans les dénonciations du ’retard’ de l’agriculture française. On trouve en effet, chez les auteurs qui s’inscrivent dans une telle perspective, des allusions fréquentes au fait que les herbages sont des surfaces soustraites à la culture, laissées à l’abandon, les prairies ne permettent d’alimenter que des animaux de qualité très médiocre, à la fécondité faible et globalement dans un mauvais état sanitaire. Le caractère ’improductif’ de l’élevage apparaît bien dans les commentaires concernant la sélection des animaux telle que pratiquée par une élite jugée d’un autre siècle et décrit par Gervais et al. (1965, 32) : « ‘la sélection du bétail, pratiquée comme un sport par de petites aristocraties d’éleveurs, tendait à défendre une multitude de races locales. La forme des cornes ou la disposition des taches de la robe prenait autant d’importance que les aptitudes laitières’ ». Plus généralement, ce qui est souligné, c’est le fait que l’élevage est longtemps resté à l’écart de toute préoccupation d’augmentation de la productivité. Gervais et al., (1965) notent ainsi qu’au début du siècle encore, « ‘dans certaines vallées normandes, les paysans se consacraient exclusivement à un élevage laitier, plutôt extensif, sur des prairies permanentes dont ils se contentaient de ’regarder pousser l’herbe’. De même en charolais, le lait des vaches n’était recherché que pour nourrir les veaux. Les animaux tiraient leur alimentation de prairies naturelles à faible production et il n’était pas rare qu’ils perdent l’hiver le poids qu’ils avaient gagné l’été. Il leur fallait au moins trois ans pour atteindre leur poids de vente. Ainsi, paradoxalement s’étendait dans des zones parmi les plus fertiles d’Europe, un système d’élevage d’un rendement médiocre ’» [Gervais et al. 1965, 32].
L’élevage bovin ainsi, dès lors qu’il n’est pas associé à une production laitière techniquement contrôlée est vu comme dépassé136. Et ce jugement est d’autant plus marqué que l’élevage apparaît resté soumis aux conceptions de l’agriculture portées par l’aristocratie rurale qui s’y est investie sous des formes parfois assimilées à un simple ’hobby’. Ce que l’on critique alors c’est un système de production qui n’a pas su évoluer.
Un écart sensible s’effectue entre le système de production allaitant et d’autres secteurs comme notamment le secteur avicole, porcin et jeunes bovins allaitant, et l’élevage laitier engagés dans une ’rationalisation’ de la production et poussé par la volonté d’intensifier le secteur de production agricole. Cependant, si ’l’industrialisation’ de l’agriculture apparaît plus lente pour certains secteurs, elle est vue pour beaucoup d’agents du développement agricole dans les années cinquante comme inéluctable. Les recommandations que propose, en 1957, un document présentant ’200 ans d’évolution en élevage’, quant au développement de l’élevage sont de ce point de vue éloquents : « ‘l’éleveur, comme l’agriculteur en général, n’a plus le droit d’être un simple ’cueilleur de fruits’. Il doit présider à l’élaboration des grandes productions de son exploitation. Pour cela, il doit avoir de solides connaissances. Si dans le passé encore récent, les traditions, quelques fois même la routine, pouvaient suffire à l’exploitation courante du sol et des animaux, il n’en est plus de même aujourd’hui. Il semble qu’on puisse en attendre des conséquences plus profondes encore que les changements survenus vers 1850 (...). La plupart de nos animaux devaient être améliorés et devenir capables de rivaliser avec les meilleurs produits étrangers. Il reste encore cependant à relever le niveau moyen, ce qui est parfaitement réalisable. La fin de la deuxième guerre mondiale a amené de profondes transformations dans les techniques d’exploitation des sols avec le développement du machinisme, et il en est résulté un choc psychologique qui permet tous les espoirs. L’éducation des ruraux est de plus en plus nécessaire pour les préparer à leur mission et pour combler le fossé qui les sépare des citadins’ » [Létard et Theret, 1957, 42-43]137. Si l’on retrouve ici la trace de la conception de l’agriculture moderne telle qu’elle est défendue par l’idéologie jaciste, on peut s’interroger sur la manière dont les éleveurs charolais ont pu répondre à ce discours sur la modernisation des élevages.
Des méthodes de développement sont employées pour moderniser l’élevage allaitant. Du côté des structures mises en place en matière de sélection, on note des efforts pour s’orienter vers des ’critères plus objectifs’ d’appréciation de la croissance et de la valeur bouchère. Ces apports se concrétisent par la création, en 1952, du Syndicat de Contrôle de Performances des animaux de boucherie. L’insémination artificielle se développe et fait apparaître la nécessité de choisir les taureaux d’après les performances de leurs descendants, avec la création en 1964 du Centre Technique Charolais et en 1966 de contrôles de testage de la race charolaise pour assurer un lien entre le herd-book charolais, l’insémination artificielle, les coopératives d’élevage et d’insémination artificielle en race pure, et les syndicats de contrôle de performances [Bougler, et al., 1973]. Des expérimentations sont également conduites en zone charolaise pour démontrer l’intérêt économique d’un engagement dans la voie de l’intensification de la production. Ces expérimentations prônées par la recherche (économique notamment) et soutenus par les structures du développement sont portées aussi par certains ’éleveurs de pointe’. Certains d’entre eux développent la culture du maïs ensilage dans les années 65-70, afin de raccourcir le cycle de production des animaux gras, avec la volonté de passer d’une production traditionnelle de boeufs de trois ans, à celle de taurillons de 18 mois138. La conception technique est alors basée sur le fait que l’éleveur doit devenir également un cultivateur, augmenter sa surface en herbe, développer la culture de maïs, améliorer la productivité de son cheptel et développer l’insémination artificielle afin d’accroître sensiblement la production d’animaux gras [Girardon, 1974]. Les ’bonnes’ recommandations ne manquent donc pas. Elles préconisent, par exemple, de passer de l’élevage allaitant à l’élevage laitier, tout au moins pour ceux qui ne peuvent pas se hisser au rang de sélectionneur [Maitre, 1968], ou encore de construire des ateliers d’engraissement collectifs de taurillons [Christophe, 1967]. De plus, des plans de développement sont constitués pour favoriser l’évolution du système charolais, considéré insatisfaisant pour répondre au modèle d’agriculture ’moderne’. Il est alors suggéré d’intensifier la production fourragère, de développer une activité complémentaire (porcs, volailles, etc.) ou d’ateliers d’engraissement de taurillons139. Spindler (1991) précise ainsi que les modalités d’engraissement des animaux ont évolué. Les boeufs sont mis à l’engrais plus jeunes, ils sont souvent finis à l’herbe avec de l’ensilage et des céréales, ils sont vendus vers l’âge de trente mois au lieu de trois ans et sont progressivement remplacés par la production de taurillons. Des modifications sont entreprises d’une part par certains emboucheurs qui développent l’élevage et d’autre part par des éleveurs qui tendent à engraisser quelques bêtes au lieu de les vendre maigres, engendrant un changement dans les activités traditionnelles d’élevage du charolais [Sivignon, 1960].
Cependant, malgré ces efforts techniques d’intensification, un peu tardifs au regard du mouvement général de modernisation engagé dans les années soixante, l’élevage charolais reste encore ’décalé’. Les essais d’intensification de la production seront, dans les faits, mineurs. Les nouvelles techniques de fertilisation des prairies n’ont par exemple pas été accompagnées de modification du système de conduite des productions animales [Desbrosses, 1974]. Le mouvement d’intensification est lent et la productivité économique faible. Les bâtiments restent traditionnels marquant la lenteur du progrès technique. On assiste, en fait, à la constitution d’une distance de plus en plus nette entre quelques ’adeptes de la performance technique’ et la ’masse’ des éleveurs [Clavel et al., 1983]. Si quelques groupes ’d’exploitants dynamiques’ connaissent des progrès techniques importants, ce sont des ’avant-gardistes’ isolés. La plus grande partie des exploitations charolaises restent ’traditionnelles’ et les progrès techniques et économiques d’une élite n’apparaissent pas suffire à convaincre ces éleveurs qui ’refusent d’adopter l’innovation’ [Le Stum H, 1972 cité par Cavailhès et al., 1989]. Il est ainsi constaté que la mécanisation et le progrès technique n’ont pas réussi à remettre en cause le fonctionnement du système de production charolais.
Un essai d’analyse de ce qui peut apparaître pour les défenseurs du modèle de modernisation comme un échec, a été proposé dans les années soixante-dix et rend bien compte de la manière dont la structuration sociale de l’élevage charolais se trouve être la cible des principales critiques qui sont faites à ce secteur de production. Des reproches sont adressés aux principaux groupes d’éleveurs qui ont bénéficié d’avantages tout au long du 19e siècle et restent marqués par ’ce système de production traditionnel’ [Barnaud, 1974]. Selon cet auteur, le système charolais est jugé en déséquilibre du fait de la « ‘non innovation et la non pénétration dans les groupes sociaux les plus importants ’idéologiquement’, notamment les emboucheurs et les sélectionneurs. (...) Depuis longtemps ces mentalités sont ancrées et de ce fait, le système de production n’a pas évolué’ » [cité par Cavailhès et al., 1991, 93-94]. Ainsi, en comparaison à l’ensemble des secteurs d’activités agricoles, le charolais où prédomine un système d’élevage semi-extensif est resté largement à l’écart du mouvement de développement qui s’est opéré en agriculture dans la plupart des régions françaises depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Le phénomène d’extensification et de désertification des zones traditionnelles de l’élevage charolais est considéré comme la conséquence de facteurs internes au système charolais - et en particulier de l’action des négociants, des emboucheurs, et des sélectionneurs qui ont tout intérêt à la pérennisation de cette situation, s’ils veulent disposer d’un vaste marché d’animaux maigres. Barnaud (1974) et Girardon (1974) décrivent, par exemple, les sélectionneurs comme pratiquant peu l’insémination artificielle et constituant « une catégorie assez fermée jouissant d’une situation dominante dans la hiérarchie sociale ». C’est dans l’objectif de sortir de la démarcation opérée entre quelques élites agricoles et le reste des producteurs que ces auteurs, persuadés que les potentialités agricoles de cette région représentent un atout essentiel que les agriculteurs du charolais devraient saisir, préconisent de mettre en place des systèmes plus intensifs et de prendre en charge eux-mêmes, par exemple, la commercialisation des animaux dans le cadre de structures collectives [Girardon, 1974; Chauvot., Vadey, 1974].
Si l’élevage charolais est ainsi, bien loin de répondre aux exigences de modernisation telle qu’elles sont développées à travers l’expression du syndicalisme moderne, il s’orientera vers d’autres voies, proposant d’autres explications au peu d’engagement des éleveurs dans la voie de l’intensification et d’autres pistes de développement dans le début de remise en cause du modèle productiviste.
Les descriptions faites sur la production de veaux de lait en Corrèze sont sensiblement les mêmes que celles décrites à propos de l’élevage charolais. Patrick Pharo (1980) analyse les ’résistances’ des paysans corréziens à ’l’idéologie moderniste’ et montre comment l’analyse de changements technico-économique ne peut pas être séparée de celle de ’l’éthos paysan’ inscrit dans les pratiques autant symboliques que matérielles des éleveurs.
Document présenté en 1957 lors de l’exposition organisée par l’APCA.
Le taurillon est une nouvelle catégorie d’animaux gras développée afin de réduire le délai de production par rapport au boeuf de 30 mois. Il s’agit d’un mâle non castré, mis sur le marché à 18-20 mois avec un poids de carcasse de 350 à 400 kilos. Il est produit à l’auge au lieu d’être nourri au pré. Des taurillons d’herbes sont également engraissés à l’âge de 20-24 mois après avoir passé deux étés à l’herbe.
Voir par exemple H. Le Stum, 1972 ; J. Girardon, 1974.