b) L’affirmation de la modernité propre au monde charolais

Dès lors, il semble que l’élevage charolais ouvre de nouvelles perspectives quant à la façon d’envisager le développement de l’agriculture. Loin d’être dépassé, ce monde de production peut être considéré comme porteur de réponses possibles à la crise du productivisme. Ce sont ces réponses que nous allons maintenant examiner. Nous pouvons, à ce propos, compléter cette présentation en faisant l’inventaire des principaux types d’essais de démarcation engagés depuis les années soixante-dix par les éleveurs charolais pour ce qui concerne la région Bourgogne.

Les travaux de Anne Bourdon (1998) portant sur des ’expériences novatrices’ menées en Saône-et-Loire permettent de repérer les différentes directions suivant lesquelles les éleveurs charolais ont entrepris d’explorer d’autres formes de modernisation que celles développées à travers le productivisme, en mettant l’accent sur des démarches diverses se voulant en phase avec les nouvelles demandes adressées aujourd’hui à l’agriculture et à la montée des préoccupations relatives à la qualité et à la typicité des produits notamment.

Le souci des éleveurs charolais de se démarquer du modèle productiviste peut être ainsi appréhendé à travers les initiatives ayant menées à la création d’un label charolais144. Cette création témoigne de la volonté de légitimer l’élevage traditionnel de boeuf à l’herbe, en opposition à la production de taurillons et, dans les années quatre-vingts, à l’encontre de l’utilisation des hormones de croissance. Le label charolais renvoie d’après Bourdon (1998) aux pratiques développées par la plupart des éleveurs attachés à un mode d’élevage extensif et valorisant l’herbe145. Si le premier label charolais est né il y a environ 25 ans (charolais du Bourbonnais), il existait, en 1995, six labels charolais distincts, quatre d’entre eux ayant depuis fusionné dans une même association (label rouge charolais)146. Le label rouge charolais n’est pas directement attaché au berceau charolais mais à la race de l’animal. Deux autres labels régionaux marqués par un rattachement au berceau de la race sont donc à ajouter (label Charolais du Bourbonnais, et le label Charolais Terroir pour la Saône-et-Loire). Un même signe officiel de qualité recouvre ainsi des démarches assez différentes, les uns mobilisant une thématique du savoir faire ancestral et du terroir pour une commercialisation haut de gamme, les autres s’inscrivant davantage dans une logique de simple ’référencement’ de la qualité. Le grand nombre de label et la difficulté de fédérer les divers Labels Rouge Charolais (avec la création d’une première tentative de fédération en 1993, puis l’association en 1996 de quatre label et enfin le retrait du label Charolais du centre de cette démarche en 1997) rend bien compte d’une diversité de positions prises par les éleveurs quant à leur inscription dans ce genre d’initiative.

Un deuxième type d’expérience correspond au projet d’AOC Boeuf de Charolles147, projet impulsé, dans les années quatre-vingt-dix, par quelques éleveurs soutenus par la Chambre d’Agriculture. D’après la description qui en est donnée par Bourdon (1998) ce projet est porté par de ’jeunes agriculteurs modernistes’, tous naisseurs-engraisseurs, qui ont pour la plupart des responsabilités professionnelles et sont tous issus du syndicat majoritaire (CDJA/ FDSEA) [Bourdon, 1998, 74]. Contrairement au label rouge, les défenseurs de l’A.O.C. boeuf de Charolles cherchent à prendre en compte le berceau de la race comme ligne de démarcation, considérant l’ensemble des animaux de la Saône-et-Loire et des savoir-faire des éleveurs de cette région et non quelques animaux labelisables permettant de créer un produit de qualité sur un territoire délimité géographiquement par les régions naturelles d’élevage de ce département148.

En 1997, un deuxième projet du même type voit le jour dans l’Auxois, au nord-est du Morvan porté par un groupe d’éleveurs sélectionneurs. La création d’une appellation ’Boeuf de Terre Plaine’ est revendiquée au nom de l’affirmation d’une spécificité des prairies d’embouche de cette région [Maitre, 1968]. La naissance de ce projet est toutefois différente de l’A.O.C Boeuf de Charolles puisque qu’il est fortement marqué par une dimension politique et incarné par une élite locale149.

De nombreux points séparent les deux projets. Ils concernent des zones qui présentent des caractéristiques très différentes et ils ne s’inscrivent pas exactement dans la même logique, le premier étant porté par de jeunes éleveurs ’modernistes’ issus du syndicalisme et soutenus par la ’profession agricole’, le second par un groupe d’éleveurs sélectionneurs encouragés par des politiques. Cependant, ces deux projets s’inscrivent dans une même recherche de rupture avec le productivisme. Comme le note ainsi Anne Bourdon (1998) à propos de l’AOC Boeuf de Charolles, « ‘le cahier des charges dans un souci de normaliser des pratiques traditionnelles, illustre aussi le rejet d’un mode de production moderne, intensif, industriel au profit de l’artisanal et du semi-extensif. Les pratiques d’élevage et d’engraissement traditionnelles sont surtout caractérisées par l’exploitation de l’herbe qui devient ainsi le moyen de se démarquer de l’élevage dit industriel’  » [Boudon, 1998, 78].

Une troisième expérience de recherche de démarcation se manifeste dans la mise en place de la filière BioBourgogne150. Initiée en 1988, elle correspond à la volonté d’affirmer l’existence du courant ’bio’ dans le monde de l’élevage bovin en facilitant l’organisation collective des producteurs qui s’en réclament en Bourgogne. L’agriculture biologique ne disposant pas à cette époque d’un cahier des charges agréé pour la filière viande bovine, les éleveurs de BioBourgogne ont créé, en relation avec des éleveurs auvergnats, leur propre cahier des charges. Cette initiative s’inscrit dans une tradition assez ancienne en Bourgogne. Le premier groupement reconnu en France pour le développement de techniques agrobiologiques ayant été créé, en 1974, dans cette région par des agrobiologistes de l’Yonne et de l’Aube dès 1974151. Aussi, du fait du caractère extensif des pratiques d’élevage du charolais, la reconversion des éleveurs à l’agriculture ’bio’ n’a engendré que peu de transformation finalement de leur pratiques culturales même si cette conversion est plus complexe qu’il n’y paraît au niveau des animaux152. Mais cette conversion affecte de manière plus marquée la conception même que les éleveurs ont de leur métier. Une étude menée en bourgogne sur l’agriculture biologique souligne à ce propos comment la reconversion effectuée par des éleveurs précédemment engagés dans l’intensification a toutefois induit un bouleversement important de ce point de vue. La décision de conversion est, selon cette étude, marquée par une double rupture : « ‘dans l’évolution de la conduite de l’exploitation et dans les relations professionnelles de travail et de dialogue’ » [Bonnaud et al., 2000, 21]. Précédemment engagés dans une forme de modernisation de leur exploitation calquée sur le modèle dominant, ils se sentent exclus de leur entourage professionnel. Anne Bourdon (1998) souligne à ce propos les railleries des voisins lors de l’apparition des premiers signes de changements de pratiques (coquelicots, mauvaises herbes...,), la crainte d’être mis à l’écart et tenu responsable par exemple du développement de certains parasites et en même temps les interrogations que soulèvent l’implication dans un nouveau réseau de relations.

Toutes les initiatives que nous venons de passer en revue s’inscrivent dans un mouvement de revendication de la légitimité de développement de systèmes de production extensifs ou semi-extensifs. Elles se veulent affirmer le caractère ’artisanal’ de l’élevage charolais en opposition à l’élevage ’industriel’, même si elles suscitent des discussions sur leur complémentarité possibles et sur ce qui les différencient les unes des autres. En opposition aux recherches menées dans les années 60-70 principalement sur l’ajustement de ce secteur d’activité à la ’norme’ dominante, un renversement de perspective est effectué à la faveur de cette agriculture ’résistante ou innovante’ à partir des années 70-80 et vient mettre en cause l’idée d’un modèle unique ’d’agriculture moderne’. Ce changement de perspective est d’ailleurs caractérisé par le passage d’éleveurs autrefois engagés dans un processus d’intensification (ceux-ci étant d’ailleurs parfois fortement engagés dans les instances professionnelles), à leur implication récente dans ces nouvelles formes de ’modernisation’. Tel que le décrit Bourdon (1998) à propos des porteurs des projets de démarches expérimentées en Saône-et-Loire depuis les années 70-80, nous avons bien à faire à une redéfinition du métier d’éleveur charolais fortement lié à la question de la mise en cause du modèle productiviste. Cependant, l’examen succinct de ces initiatives fait également ressortir certaines tensions internes au secteur allaitant entre plusieurs voies de développement. La défense d’un label régional ou d’un label national, l’appartenance à un groupe de défense de tel ou tel projet d’A.O.C, ou encore la reconversion à l’élevage biologique suscitent des prises de postions distinctes quant à la définition du métier d’éleveur. De plus, la dispersion de ces initiatives, les difficultés qu’elles ont eu et peuvent avoir encore aujourd’hui à se concrétiser rendent compte des contradictions que le secteur allaitant, dans son rapport ambivalent à la modernisation de l’agriculture, traverse. Sans entrer dans le détail de l’ensemble de ces contradictions, il semble alors intéressant de prendre en compte les débats qu’ils suscitent quant aux perspectives de la filière bovine charolaise.

Notes
144.

Sans faire ici l’historique des signes officiels de qualité [Combenègre, 1995], nous indiquerons que le label agricole est un dispositif de certification de qualité institué dès de la loi d’orientation de 1960. Adaptés aux normes européennes en 1994 les labels agricoles (label rouge et labels régionaux) attestent qu’un produit possède un ensemble de qualités et de caractéristiques spécifiques (notamment en termes gustatifs), qualités et caractéristiques préalablement fixées dans un cahier des charges, qui le distinguent d’un produit commun [Combenègre, 1995, 47]. Ils impliquent un partenariat au sein d’une filière pour élaborer et faire respecter des cahiers des charges relatifs aux conditions de production, de transformation et de distribution du produit concerné.

145.

Différents types d’animaux peuvent prétendre à la labelisation. Il s’agit notamment des génisses de 28 à 48 mois, des vaches de moins de sept ans et des boeufs de plus de 30 mois. Certains aliments sont interdits ainsi que certains antibiotiques et l’ensemble des anabolisants. Certaines pratiques liées au bien-être animal et à l’usage des pâturages sont obligatoires.

146.

Réunissant ’Tendre Charolais’, ’Charolais Morvan Bourgogne’, ’Charolais du Centre’ et ’Charolais de Bretagne’. Le label rouge charolais fortement soutenu par les groupements de producteurs se traduit par un cahier des charges unique destinés à faciliter les relations avec la grande et moyenne distribution et la boucherie traditionnelle. En 1997, le Charolais du Centre se retirera du label rouge [Carrasco, 2000].

147.

’l’Appellation d’Origine Contrôlé’ renvoie à ’la dénomination d’un pays, d’une région ou localité servant à désigner un produit qui en est originaire et dont les qualités ou les caractères sont dus au milieu géographique comprenant des facteurs naturels et des facteurs humains [Combenègre, 1995, 97].

148.

Les régions naturelles d’élevage de ce département sont le Brionnais, le Charolais, l’Autunois avec une extension sur le Morvan, la Sologne Bourbonnaise, la région Clunyoise et de la plaine Roannaise de la Loire.

149.

C’est en 1997 lors de la remise de l’insigne du mérite agricole à cinq éleveurs sélectionneurs de l’Yonne par Henri Nallet (député de l’Yonne et ancien ministre de l’agriculture) qu’il a émergé. En février 1998, des éleveurs sélectionneurs montent un syndicat de défense du ’boeuf de Terre Plaine’ en vue de former une A.O.C. C’est en 1999 que le syndicat déposera un dossier de demande d’A.O.C auprès de l’INAO avec là encore la constitution d’un cahier des charges spécifique prenant en considération la délimitation envisagée, l’alimentation, les conditions d’abattage et de commercialisation du boeuf de Terre Plaine qui doivent être remplis ainsi que la présentation de la typicité de la production ainsi que du lien aux méthodes traditionnelles d’élevage de cette zone de sélection et d’engraissement que représente l’Auxois [Landret, 1999].

150.

L’agriculture biologique, née en Allemagne dans les années 30 et définie au niveau du règlement européen de 1991, acquiert en France une existence officielle par la loi d’orientation de 1980. Est produit biologique un produit agricole obtenu sans apports de produits chimiques de synthèse et avec un usage de certaines substances naturelles limité. Quant à la production d’animaux, certaines dérogations sont possibles pour limiter des risques sanitaires. Certains traitements conventionnels sont ainsi possibles mais ils ont pour conséquence l’exclusion des animaux traités du bénéfice de la mention ’issus de l’agriculture biologique’. Les contrôles sont effectués chaque année par des organismes certificateurs (Ecocert, Qualité France, etc). La reconversion à l’agriculture biologique est, depuis la réforme de la PAC de 1992, encouragée par des aides spécifiques accordées pour la période transitoire nécessaire au passage de l’agriculture conventionnelle à l’agriculture biologique (ces aides s’inscrivent dans le cadre de la mise en place de pratiques ’respectueuses de l’environnement’).

151.

L’implication dans le développement de l’agriculture biologique de certains éleveurs de la région a permis en 1978 d’obtenir la création d’un poste de technicien spécialisé dans ce domaine à la Chambre d’Agriculture de l’Yonne [Delagneau, 1995].

152.

L’étude de cas menée en Bourgogne sur la conversion à l’élevage biologique montre comment les difficultés de changement de pratiques pour les éleveurs allaitants varient en fonction de la conception que l’éleveur avait de ses pratiques lorsqu’il était en conventionnel.