c) Les enjeux actuels de la filière viande bovine en Bourgogne

Pour appréhender les enjeux de la filière bovine nous nous sommes limitée à l’exploitation de quelques rapports établies dans les années quatre-vingt-dix sur la filière viande bovine en Bourgogne, région sur laquelle nous nous sommes fixée pour effectuer ce travail153. Après avoir effectué, à partir de ces documents, une description statistique de l’évolution de l’élevage charolais en Bourgogne et de l’organisation de la filière bovine allaitante présentée en annexe I-2, nous avons cherché à rendre compte des principaux débats relatifs aux perspectives d’évolution de l’élevage allaitant en Bourgogne. A l’examen de ces rapports, l’élevage charolais semble aujourd’hui confronté à toute une série de difficultés tant structurelles que conjoncturelles. Sans entrer ici dans un inventaire détaillé de ces difficultés, nous présenterons quelles sont les principales préoccupations de cette filière qui résultent de ces rapports.

Deux difficultés structurelles marquent l’élevage charolais. La première concerne un défaut d’engraissement des animaux. Alors que l’on se trouve dans une des plus grandes régions herbagères de France, la Bourgogne produit paradoxalement peu de viande. Progressivement la production de boeufs gras mais également l’ensemble des animaux ’finis’ (vaches de réformes, génisses non destinées au renouvellement du troupeau, taurillons de 18 mois) a tendance à régresser au profit de la vente d’animaux maigres. Ainsi, si l’activité bovin viande concerne plus de 30% des exploitations, sa part dans la production agricole finale régionale n’est que de 21% soit 13,1 milliards de francs en 1995, devant la céréaliculture (qui en représente environ 15%), mais assez loin derrière la viticulture (qui en représente environ 30%). Des efforts ont alors été entrepris, dès les années quatre-vingt, pour remédier à cette situation. Des plans de relance de l’activité d’engraissement ont ainsi été mis en place. Ils se sont succédés en ayant pour objet de multiples réajustements, mais ils ne sont pas parvenus à inverser la tendance. Un certain nombre de raisons, plus ou moins interdépendantes, peuvent expliquer ce phénomène : l’interdiction de l’utilisation des anabolisants dans les années quatre-vingt, le coût supplémentaire engendré pour l’éleveur par l’engraissement, la demande de main d’oeuvre que l’activité d’engraissement nécessite, la demande des marchés peu favorable aux animaux gras, le peu d’encouragement par les primes à l’engraissement154, etc.

La deuxième difficulté structurelle concerne la structuration de la filière. Les rapports du CESR font état de l’insuffisance de maîtrise de la production « à toutes les étapes de la filière : production, transformation, commercialisation » [CESR, 1997, 18]. D’après ces rapports, l’élevage charolais apparaît confronté à des problèmes de régularité de production liés à un système marqué par de forts effets de ’saisonnalité’ de la production de certaines catégories d’animaux et à une irrégularité dans ’l’homogénéisation’ de la production. L’augmentation de la part des GMS dans la commercialisation (celles-ci assuraient, en 1995, plus de 70% des ventes de viandes bovines) rend plus problématique encore ce ’défaut’ d’organisation compte tenu de la rigueur de ses attentes en la matière. Enfin, si la crise de l’ESB a permis de revaloriser l’élevage allaitant, un déplacement s’opérant par les consommateurs vers des viandes bovines bénéficiant de signes de qualité155, elle vient conforter les analyses selon lesquelles, en prévision d’une augmentation de la demande d’animaux finis aux lendemains de la crise de la vache folle, la filière charolaise ne pourra répondre à terme aux exigences de la demande en termes de volume de production et en termes de régularité de l’approvisionnement.

S’ajoutant à ces difficultés, un certain nombre d’éléments plus conjoncturels sont également à prendre en considération. Ainsi, l’ouverture du marché aux pays de l’est à partir de 1989 (Pologne, etc.) a entraîné une chute des prix des animaux maigres qui a encore été accentuée par la dévaluation de la lire italienne en 1995. Cette situation met en évidence la fragilité et la dépendance d’une production de maigre massivement orientée vers l’exportation. Pour le CESR, cette orientation, vue comme une ’solution de facilité’ pour les éleveurs, apparaît problématique à long terme.

Ces nouvelles inquiétudes ont donné lieu à une réflexion, menée par la Chambre Régionale d’Agriculture de Bourgogne, concernant la possibilité de ’reconquête des consommateurs’ et ont abouti, selon le CESR, en 1997, à la définition de trois objectifs prioritaires. Le premier consiste à « ‘garantir l’origine des animaux et leur condition d’élevage et valoriser sur le plan commercial la démarche d’identification’ ». Il est animé par l’idée de mettre en place une qualification des élevages bourguignons, qui répondraient à certaines conditions fixées par un cahier des charges, qualification qui serait attestée par une « Signature Charolais de Bourgogne ». Les deuxième et troisième objectifs visent à « l’amélioration de la traçabilité, de l’animal vivant à la carcasse au cours de son traitement à l’abattoir » et à l’organisation de « l’étalement de la production sur l’année » afin de réduire la saisonnalité de la production. Cependant, derrière la volonté d’unir l’ensemble des acteurs et partenaires de la filière bovine charolaise en Bourgogne, certaines divergences persistent et montrent des difficultés à s’accorder qui tiennent à la diversité des intérêts de l’ensemble des acteurs de cette filière.

A partir de la présentation des ’formes particulières d’innovations’ du métier d’éleveur charolais, nous pouvons dégager l’idée que le mode d’élevage traditionnel charolais est aujourd’hui réexaminé à partir des réponses qu’il peut apporter face aux nouvelles exigences de la société. Cependant, les principaux responsables de la filière sont préoccupés par la capacité de la filière à répondre à ces nouvelles demandes. Les éléments de débat sur le développement de la production soulèvent certains paradoxes tels qu’ils apparaissent par exemple à travers la question du défaut d’engraissement et de la forte orientation vers le maigre, et rendent compte plus directement de la manière dont les systèmes de production ont fortement évolué depuis une quinzaine d’années156 et sont à prendre en considération en tant qu’ils renvoient au réaménagement par les éleveurs de pratiques à la fois matérielles et symboliques [Pharo, 1980].

De ce fait, il semble nécessaire d’approfondir comment parallèlement aux discussions sur les orientations politiques à suivre en matière de ’restructuration de la filière’ et de ’reconquête de la distribution’, etc., la question de la transformation du métier d’éleveur est appréhendée par un certain nombre d’informateurs privilégiés du développement de l’élevage charolais, donnant une idée plus précise du fond de préoccupations qui imprègne le monde professionnel de l’élevage.

L’élevage charolais, longtemps considéré comme un monde de production contrôlé par quelques éleveurs privilégiés, (les sélectionneurs, les emboucheurs, les négociants en bestiaux), jugé comme ’traditionnel’ ou ’routinier’, dont la légitimité était contestée au nom de la ’modernisation’ de l’agriculture semble aujourd’hui retrouver, suite à la crise du modèle productiviste, un certain attrait du fait des alternatives qu’il peut offrir en termes de nouveaux modèles de ’professionnalité’ agricole. La revalorisation de son caractère ’extensif’ et les initiatives de développement qui y sont observables, aussi marginales soient-elles, manifestent en tout cas l’existence d’évolutions en cours assez profondes et témoignent de ce qu’une rupture avec le ’modèle dominant’ est actuellement entamée.

Cependant, et même si les éleveurs charolais n’ont, par exemple, pas attendu la ’crise de la vache folle’ pour chercher à se démarquer d’une production agricole standardisée, cela ne permet pas au monde de l’élevage allaitant de définir tel quel une nouvelle forme d’identité professionnelle agricole qui se trouverait désormais spontanément en phase avec les nouvelles exigences qui se dessinent à partir des années quatre-vingt. Cela ne signifie pas non plus que l’élevage charolais puisse être strictement opposé à la conception de l’agriculture telle qu’elle était jusqu’alors représentée par le ’modèle productiviste’ et sans que cela donne lieu à des contradictions internes au monde de l’élevage. Les enjeux présentés concernant la filière bovine charolaise montrent bien comment ni l’orientation vers une production d’animaux maigres, ni le développement de ’niches’ de commercialisation, ni les tentatives de plans de relance de l’engraissement,.... ne suffisent à rendre compte de ce que doit être désormais le métier d’éleveur charolais.

Les préoccupations soulevées sur le devenir du secteur d’activité de l’élevage charolais, nous invitent bien à nous interroger plus en avant, du fait de notre problématique, sur ce que peut signifier pour les éleveurs de s’engager dans un processus de changement de rôle. Pour éclairer cette question, c’est alors plus directement à partir d’une enquête exploratoire menée auprès d’informateurs privilégiés sur le fond de débat existant à ce propos, que nous avons cherché à appréhender un peu plus précisément les idées qui circulent quant à la manière dont les éleveurs peuvent être amenés à opérer cette transformation et que nous allons présenter maintenant.

Notes
153.

Nous nous sommes notamment référée d’une part aux rapports établies en 1995 et 1997 par le Conseil Economique et Social de la Bourgogne sur la filière viande bovine allaitante d’après une étude réalisée en partenariat avec la Chambre Régionale d’Agriculture et la Direction Régionale de l’Agriculture et de la Forêt. Nous utiliserons le sigle CESR (Conseil économique et Social Régional) pour désigner ces rapports. D’autre part, nous nous sommes appuyée sur le rapport réalisé en 1999 sur l’étude prospective régionale de l’agriculture en Bourgogne établi à partir d’une collaboration entre les organismes de recherche et d’enseignement supérieur agronomique de la Bourgogne (INRA et ENESAD), et les représentants de l’administration et de la profession de la Bourgogne (DDAF et DRAF, Conseil Régional de Bourgogne, Chambres d’agriculture et OPA) et coordonné par C. Soulard (1999).

154.

La politique agricole française tend à maintenir les troupeaux de vaches allaitantes par l’allocation de primes à la vache et au versement de primes aux bovins mâles de plus de dix mois, tout en respectant des taux de chargement (c’est à dire un nombre d’animaux par hectare limité afin de bénéficier de primes à l’extensification anciennement appelées ’primes à l’herbe’). Cette politique incite les éleveurs à optimiser les droits à produire en augmentant le nombre de vaches nourrices.

155.

Notamment vers les labels agricoles, l’agriculture biologique (AB), et le boeuf de tradition bouchère (BTB) commercialisé uniquement par les boucheries traditionnelles.

156.

Avec le rajeunissement des boeufs de 3 ans à 30 mois, le développement de la production de taurillons de 18 mois ou de broutard alourdis, etc.