6.1.2 La description ’des métiers’ d’éleveur bovin-allaitant

Pour les experts, au delà du fait que « le point commun le plus communément admis » pour caractériser l’élevage allaitant bourguignon, « c’est le fait qu’il y a des vaches charolaises », ce qui est à prendre en compte, en effet, c’est la grande diversité de productions qu’il recouvre : « ‘on peut sortir trente à quarante types d’animaux différents d’une exploitation allaitante, fini, semi-fini, des mâles comme ça, des femelles comme ça, des vaches de réformes, des génisses....’ ». Et chacune de ces productions est présentée comme requérant des compétences particulières et impliquant des choix de la part des éleveurs : « ‘/...l’éleveur va choisir, va s’imposer sa production en fonction de sa capacité de pâturage, de son chargement, de son emploi du temps, de s’il a une autre production ou une mono-production, et en fonction de sa trésorerie et de son logement’ ». Ce qui ressort donc ici c’est l’idée de l’existence d’une multiplicité de ’métiers’ d’éleveur, distingués suivant des critères multiples.

Certains de ces métiers sont définis de façon très précise, en fonction des activités développées sur l’exploitation. C’est le cas, par exemple, du naisseur, spécialisé dans la vente d’animaux maigres et dont la principale activité consiste à faire naître, de l’emboucheur qui achetait les animaux maigres en cours d’année pour les finir à l’herbe huit mois après, avec une activité commerciale plus importante, ou du sélectionneur tourné vers la production d’animaux reproducteurs. A chacun de ces métiers correspondent, dans notre corpus, un certain nombre d’attributs particuliers comme, par exemple, la grande capacité reconnue aux emboucheurs à évaluer les animaux qui conviennent pour l’engraissement.

Cette sorte de typologie des métiers n’apparaît cependant plus vraiment représentative de l’état actuel du monde de l’élevage. Si, en effet, certaines des activités qu’elle identifie se perpétuent : « ‘faire des reproducteurs c’est un métier qui a ses caractéristiques propres, des pratiques qui se sont développées et qui se maintiennent’ », d’autres disparaissent et/ou se renouvellent, comme c’est le cas par exemple pour les anciens emboucheurs : « ‘les choses ont évolué et ça a complètement basculé, parce que ce métier là [d’emboucheur] il ne nourrit plus son propriétaire. Si bien que les éleveurs ont continué d’évoluer puis ici comme ça ne nourrissait plus, le métier d’emboucheur disparaît, c’est devenu moitié des éleveurs, ils sont partis un peu sur l’élevage quoi. Le métier d’embouche, il y en a quelques uns qui résistent, ils ont moins de besoins financiers, ils n’ont pas investi, mais c’est fini. Donc la région a complètement changé’  »158.

Si la distinction de différents ’métiers’ correspondant très directement à la production de certains types d’animaux permet bien de rendre compte de la structuration de ce qu’était le monde de l’élevage allaitant, elle doit être dépassée, ou au moins complétée, pour rendre compte de sa situation actuelle, avec les flottements qui caractérisent la définition des activités qu’il implique159. A ce niveau, ce qui ressort de notre corpus, c’est une différenciation opérée, dans le prolongement de celle précédemment évoquée entre zone spécialisée et zone mixte, entre deux systèmes de production.

Le premier est celui des producteurs dont l’activité reste exclusivement centrée sur l’élevage. Il correspond à ceux « ‘qui sont spécialisés naisseurs même s’il y en a quelques uns qui font un peu d’ensilage maïs et engraissent une partie de leurs animaux’ » et dont la compétence est structurée autour de la connaissance de l’animal. Le deuxième renvoie à des éleveurs qui ont une activité annexe importante, « ‘qui ont plus le feeling au niveau des cultures, avec des rendements corrects, où l’importance du troupeau est plus faible, mais (qui) ont les céréales pour les faire vivre’ ». En suivant cette opposition, c’est à deux logiques professionnelles, à deux modèles d’agriculture que l’on a à faire.

Suivant que l’activité d’élevage est exclusive ou complémentaire, en effet, on est renvoyé, d’abord, à des conceptions de l’organisation du travail qui varient sensiblement : ‘« il y a une grosse avancée de la période de vêlage (pour les) gens qui sont éleveurs et céréaliers, ils veulent être disponibles pour aller dans les champs, ils se consacrent à l’élevage du 15 novembre au 15 février et après ils vont dans les champs l’esprit tranquille alors que l’éleveur après tout il est pas a un mois près, il n’a que ça à faire’  ». Dans l’un ou l’autre cas, ensuite, les principes de jugement des tâches qui comptent dans l’exercice du métier n’apparaissent pas être les mêmes. Pour les éleveurs ’purs’, « ‘la surveillance des élèves [ou jeunes bovins] est encore une activité très importante en charolais, les gens passent du temps à soigner les veaux, c’est la vocation de l’éleveur, chercher à faire baisser le taux de mortalité’ », alors que ceux qui exercent en même temps une autre activité « ‘ont des réactions plus tranchées, un taux de réforme plus fort, ils n’hésitent pas, ne cherchent pas à garder un animal qui ne donne pas, surveillent moins leurs animaux, ont tendance à avoir des taux de mortalité plus élevés’  ».

Suivant les experts, ainsi, c’est en fonction d’un certain rapport variable à la modernité que s’ordonne finalement aujourd’hui le monde de l’élevage, l’exercice de cette activité tendant à se différencier entre naisseurs-engraisseurs et éleveurs plus ’traditionnels’ : « ‘les naisseurs-engraisseurs, c’est peut-être aussi ceux qui sont les plus rationnels, c’est-à-dire (ceux pour lesquels) le champ de compétences qui est nécessaire pour faire ce qu’ils font est le plus proche des normes de la société moderne et des normes techniques et des connaissances ; les autres métiers, se sont des métiers où les savoir-faire, la tradition, l’oeil, le subjectif jouent très fort, en particulier, le pire c’est probablement les sélectionneurs et les emboucheurs ...».’

Ce genre de caractérisation du monde de l’élevage, reposant donc sur un jugement qui mobilise des notions comme celles de ’rationalité’, ’d’objectivité’, de ’rigueur’, etc., appelle alors une analyse des types d’arguments, relativement complexes, sur lesquels ils se fondent. C’est à cette analyse que l’on a procédé en examinant, dans notre corpus expert, les commentaires d’ordre évaluatif associés aux deux modèles que l’on vient de pointer.

Notes
158.

On se trouve déjà confronté ici à une situation d’adaptation des anciens emboucheurs à un nouveau métier avec l’hypothèse qu’ils s’appuient pour ça sur leurs connaissances antérieures.

159.

La vision de ces métiers spécifiques et a priori bien séparés dans le passé renvoie sans doute en partie à une reconstruction a posteriori du monde de l’élevage : les choses étaient probablement moins structurées ’au départ’...