6.1.3 Une image ambiguë du métier d’éleveur

S’agissant du modèle de l’éleveur ’traditionnel’ – celui qui correspond à la situation passée de l’élevage, mais qui caractérise aussi, suivant les experts, toute une partie des éleveurs d’aujourd’hui -, ce qui ressort de nos entretiens, c’est dans l’ensemble, un certain nombre de qualifications plutôt négatives : « ‘dans le passé l’éleveur faisait de mauvaises céréales, il donnait la priorité au troupeau, il ne désherbait pas au bon moment, il n’avait pas le temps, il avait l’habitude de caler ses pratiques sur celles de l’élevage, c’est-à-dire pas de rigueur’ ». Les ’reproches’ adressés de la sorte à l’éleveur portent à la fois sur ses actes de production et sur la façon d’envisager la commercialisation des animaux qui les accompagne. L’élevage ’à l’ancienne’ est fréquemment assimilé à une activité de cueillette : « ‘vous êtes éleveur allaitant, à la limite bon vous êtes naisseur, je dirais que c’est un peu le côté traditionnel de la cueillette’ ». Et ce terme de cueillette, même s’il peut être aussi utilisé pour mettre l’accent sur le côté resté ’naturel’ de l’élevage traditionnel, est surtout employé pour désigner ce qui est assimilé à une mauvaise maîtrise par les éleveurs de leur production et, au delà, de la valorisation de cette production. Le temps consacré à la vente de quelques animaux d’exception au détriment du reste de la production, est, en effet, également présenté comme une limite des façons de faire de ’dans le temps’, limite qui ne tient pas aux seules pratiques des éleveurs, il est vrai, dans la mesure où ce sont également celles des négociants qui se trouvent en cause : nombre de nos interlocuteurs insistent ici sur l’influence des négociants de bestiaux qui, confortant « ‘les gens dans leurs pratiques ancestrales [... ont] un impact déterminant sur les mentalités et les capacités, [et sont] des anti-progrès pour les éleveurs’ ».

Pour autant, la référence à la tradition est aussi mobilisée dans le discours des experts suivant un autre registre, non plus de l’ordre de la dénonciation d’un passé révolu, mais de celle d’un faux procès, cette fois, fait à l’élevage à partir d’une vision caricaturale de ce qu’il est : « ‘il y a des images classiques qui collent à la peau des éleveurs et qui à mon avis sont fausses, (ce sont) des gens qui ne sont pas du tout organisés, des demeurés, des hyper-traditionnels, tout ça c’est faux’ ». Ce qui se trouve alors mis en avant, ce sont là, notamment, les vertus d’une conception ayant su rester ’artisanale’ de l’élevage, opposée à l’agriculture ’industrielle’ (et à ses impasses) : ‘« c’est du jardinage. Ça me fait penser à la forêt on dit ’jardinée’ et puis sinon les grands peuplements quoi, on plante les sapins et il y a la ’ forêt jardinée’ où on fait en sorte que chaque espèce ait suffisamment de lumière pour se développer, ça a vraiment cette expression là, ça s’adapte bien au charolais,...’ », d’où les difficultés particulières qui sont celles de ce secteur au niveau de l’organisation de la production et de la commercialisation : « ‘ça explique aussi pourquoi derrière, la filière et les groupements de producteurs ont du mal à avancer et font beaucoup de collecte, enfin font beaucoup de cueillette, ils font une cueillette, presque animal par animal’ ».

Le deuxième modèle auquel se réfèrent les experts – celui des activités de naissage associées à l’engraissement et/ou aux cultures -, correspond, lui, à une image davantage valorisée parce que jugée plus ’pointue’, plus technique : « ‘quand il y a association de productions, ça demande plus de technicité, de temps de présence, d’organisation et de réflexion (...) c’est des raisonnements différents que quand on est spécialisé parce qu’il y a une interaction forte entre les ateliers culture et élevage, ils ont deux choses à gérer. Les travaux de la culture priment, on les fait à telle période, et donc on ajuste les travaux des vêlages, le mode de fécondation, on va faire bouger énormément de choses, donc c’est une avancée importante dans les pratiques d’élevage, parce qu’on trouve des gens très organisés, assez pointus et qui sont en plus intéressés par la simplification des travaux ’».

La mise en exergue de ce modèle par la plupart de nos interlocuteurs n’est évidemment pas indifférente au fait que le genre de conduite plus ’professionnelle’ des activités d’élevage qui lui est attribué correspond précisément à celui dont les experts que nous avons rencontrés sont eux-mêmes, professionnellement, les promoteurs, celui d’une organisation du travail ’planifiée’, dont l’efficacité doit pouvoir être ’mesurée’. Les éleveurs qui sont jugés lui correspondre, en tant qu’ils sont caractérisés comme ayant : «  ‘une mentalité par rapport aux organismes économiques différentes [des éleveurs traditionnels], une tendance à avoir plus de facilité à s’engager dans un groupement à vendre des animaux en confiance, à déléguer la mission de commercialisation à la structure’ » et cherchant à aller « plus loin » dans la production par la finition des animaux, sont ainsi d’autant plus valorisés qu’ils apparaissent les plus proches de la définition de la modernité qui prédomine dans la culture de l’appareil du développement agricole.

On relève toutefois, là encore, certaines ambivalences. Un système ’mixte’ de production, d’abord, ne saurait être considéré comme la garantie, à lui seul, d’une conduite plus ’technique’ de la production : « ‘la même personne, autant elle est pointue sur la culture, au courant des nouveautés, c’est sophistiqué, ça bouge vite, ça cartonne immédiatement, autant c’est la pampa dans l’élevage, c’est pauvre, il n’y a pas d’objectif, ça bouge pas vite du fait du cycle biologique’ ». La distinction, ensuite, entre un profil plutôt ’artisanal’ et un profil plutôt ’industriel’, se retrouve au sein même du modèle correspondant à une conduite ’technique’ des activités d’élevage : ‘« parce que le type de production génère un type d’organisation, ... et un type de compétences, des habitudes qui ne sont pas de même nature entre des gens qui sont de très gros producteurs, qui vont avoir entre cent cinquante et deux cent vaches et pour qui le problème c’est de sortir le maximum de bovins finis le plus vite possible et le plus homogène possible, et l’éleveur qui essaye de valoriser les potentialités de ses bestiaux. C’est deux métiers complètement différents, c’est l’industriel et l’artisan, c’est l’artiste et l’industriel’ ». Et ce profil industriel présente, enfin, lui-même des limites, comme en témoignent les comparaisons que l’on trouve, dans notre corpus, entre le monde de l’élevage allaitant et ceux de la production laitière ou des grandes cultures.

Sur ce plan, en effet, il est à souligner que l’élevage allaitant est, assez fréquemment, présenté comme ayant su globalement conserver des traits qui le distinguent d’une agriculture devenue ’trop’ industrielle. Vis-à-vis de l’élevage laitier, pour lequel la viande n’est qu’un ’sous-produit’, ce qui est avant tout mis en avant, c’est ainsi le fait que l’élevage allaitant a su garder son caractère traditionnel : « relativement naturel, de qualité, avec des viandes qui ne sont pas trop mauvaises, des produits identifiés de gamme moyenne et supérieure » , les producteurs étant restés de vrais ’animaliers’. Et vis-à-vis des céréaliers, taxés d’un excès d’investissement dans des techniques sur lesquelles il est ensuite difficile de revenir (avec toutes les conséquences négatives qui en résultent en matière d’environnement, notamment), ce qui est affiché, c’est le caractère ’raisonnable’ de cet élevage (dont témoigne, par exemple le maintien des haies ou la prudence manifestée à l’égard des recherches menées en matière de génétique) : « ‘globalement quand même sans opposer les mondes, l’allaitant a été moins polluant techniquement qu’un céréalier, dans son comportement, les haies n’ont pas disparus..., alors que de l’autre côté, on a allègrement fait sauter tout ça. Par ce fait, on a créé des déserts et on n’a jamais bien maîtrisé, maintenant on en parle, les nitrates et compagnie. Les engrais, bon, c’était quand même le rendement, il fallait que ça coule, alors que dans les pâtures, ça a été beaucoup plus modéré parce que, en fin de compte, peut-être à part (la) pollution due au fumier, on en revient toujours à cette notion d’animalier’ ».

Au total, donc, si le monde de l’élevage apparaît aujourd’hui structuré autour d’une opposition entre deux pôles correspondant, d’un côté, à un travail plutôt artisanal, dépassé, et, de l’autre, à un profil davantage industriel et ’réellement moderne’, c’est bien cette double référence que met en jeu la recherche d’une définition actuelle du métier d’éleveur. Si toute une part des activités correspondant à la conception artisanale se voit dénoncée au nom d’une dévalorisation de la ’cueillette’ et du ’bricolage’, cette conception est aussi associée à l’idée que le maintien d’une certaine tradition représente un atout pour le développement de ce secteur de production. Et, de façon symétrique, la valorisation des formes d’exercice de l’élevage jugées les plus techniques s’accompagne de fortes interrogations sur les limites de ’l’industrialisation’ de l’agriculture. C’est ainsi en référence à un ensemble de débats très ouverts sur ce qu’elles ’valent’ que doivent être appréhendées les transformations en cours dans le monde de l’élevage telles qu’elles ressortent des propos de nos interlocuteurs suivant des modalités que nous allons maintenant tenter de préciser.