a) Un métier de plus en plus ’administré’ : de nouveaux critères d’appréciation des modalités légitimes d’exercice des activités d’élevage et de nouvelles formes de différenciations professionnelles

Le premier objet de perturbation que les experts mettent en avant tient à des aspects réglementaires et, plus précisément, à un renforcement du caractère ’administré’ du métier d’éleveur. Certes, ce renforcement s’inscrit dans une tendance qui n’est pas nouvelle, et les producteurs ont appris, au fil du temps, à ’faire avec’. Les experts soulignent ainsi la capacité d’anticipation des éleveurs lors de la réforme de la P.A.C de 1992 : « ‘il ne faut pas sous estimer la capacité d’anticipation des producteurs, même s’ils ne l’expriment pas ; je pense qu’ils ont une capacité d’anticipation assez importante, d’anticipation et d’adaptation, parce qu’on l’a bien vu avec la P.A.C ils se sont adaptés très rapidement ; parce qu’il y avait des gens qui pensaient que les agriculteurs seraient perdus avec les papiers, ça c’est complètement faux, c’est une méconnaissance du monde agricole, parce que les gens sont pas plus fous qu’ailleurs, donc ils ont très bien compris, et je peux même citer un cas, la mise en place des quotas laitiers a fortement imprégné les consciences des gens et je pense qu’il y a certains producteurs de viande qui, même s’ils ne le disent pas, enfin il y en a un qui me l’a dit, qui avaient anticipé l’arrivée des références des vaches allaitantes et l’objectif était d’augmenter le troupeau de vaches allaitantes parce qu’ils savaient bien qu’un jour il y aurait un « top » et qu’il faudrait être bien placé et ça alors il y en a qui le font, il y en a qui le font pas, mais il y a des choses qui se sont passées, y compris en 92 parce que au moment de la mise en place de la P.A.C ils ont calé la référence sur la campagne 92 et il l’ont annoncé un peu avant que ça serait 92, donc il y a eu des mouvements d’animaux importants, des ventes, des restructurations de cheptels pour être bien positionné au niveau vaches, ça c’est clair ; comme aujourd’hui dans les reprises d’exploitations il y a des choses qui se passent aujourd’hui... ’ ». Mais cet encadrement réglementaire de plus en plus poussé de la production a aussi des effets fortement déstabilisateurs sur la gestion de l’exploitation. Au delà de l’augmentation des contrôles et de la lourdeur administrative qui l’accompagne, avec toute la ’paperasserie’ qui en résulte, il se traduit pour les éleveurs par une incertitude accrue, une difficulté à se projeter dans l’avenir et une perte d’autonomie.

L’exemple des primes avec lesquelles les éleveurs doivent aujourd’hui davantage compter est de ce point de vue éloquent. Si celles-ci sont relativement bien intégrées dans la gestion des exploitations, les éleveurs sont de plus en plus influencés dans leurs décisions par un tel système d’incitations : « ‘on a l’impression que le système de prime a changé les façons de produire, c’est-à-dire que les éleveurs pour les bovins mâles, lorsqu’ils veulent avoir la prime à 10 mois, ils vendent en broutard, et puis il y a cette fameuse course aux primes à la vache allaitante qui fait que les gens, chaque fois qu’ils peuvent récupérer une prime, ils aiment mieux faire vêler une vache que d’engraisser un mâle ou d’engraisser une génisse’ ». Au delà de cet effet ’d’orientation’, certaines productions (le maigre en l’occurrence) se voyant de ce fait privilégiées, le poids des primes aboutit à modifier assez profondément les normes d’exercice du métier, et plus particulièrement les critères du ’travail bien fait’. D’un côté, on assiste à un effacement des différences entre les éleveurs, puisque quelle que soit la qualité du travail fourni, on peut toucher les primes : « ‘ils se sont dit mais c’est ça qui est important, c’est d’avoir des vaches, parce que avec des vaches on touche mille francs de prime par vache, la prime il faut savoir que c’est indépendant des cours, de la saison, de la pluie, du beau temps, tout le machin, ça tombe ; on est fonctionnaire, on n’a même pas besoin de se déplacer de chez soi pour aller bosser ailleurs quoi, donc ça tombe chez soi quoi ’». Et, de l’autre, on voit se mettre en place de nouvelles formes de différenciation entre les éleveurs, les experts opposant ici deux logiques, celle d’une ’optimisation des primes’ qui passe par un calcul fin, avec des seuils à ne pas dépasser (maximisation du nombre de vaches primées ou des chargements des pâtures) d’une part, et celle d’une gestion de ces primes qui reste commandée par le souci de préserver la cohérence d’un projet d’exploitation propre, d’autre part, certaines pouvant être, par exemple, délibérément refusées pour ne pas mettre en péril la gestion équilibrée des activités sur l’exploitation.

Au delà des contraintes pratiques qu’elle entraîne, la réglementation de plus en plus poussée des activités d’élevage aboutit donc à des transformations qui mettent en jeu les conceptions de métier des éleveurs et la possibilité même pour eux d’exercer ce métier comme il convient : « ‘l’instauration de la P.A.C, elle a sans doute accéléré la disparition, enfin le départ à la retraite, d’un certains nombre de producteurs ; d’abord parce qu’il y a eu des mesures d’accompagnement, et puis parce que certains n’ont pas voulu se mettre au parfum de la nouvelle P.A.C, de la réglementation, de tout ce qui est papier, puisque effectivement il y a beaucoup plus de papiers, il y a un suivi de papiers beaucoup plus administratif qu’avant pour certains producteurs parce qu’il y a des déclarations annuelles, il y a des contraintes de chargement, donc il y a des gens qui calculent ça de manière très fine de façon à être dans les clous vis-à-vis de la réglementation ’». Elle se traduit aussi par le renforcement de clivages internes à la profession et notamment entre ceux qui ont su très rapidement ’s’adapter’ et ceux qui sont ’perdus’ par toutes ces nouvelles normes réglementaires : « ‘ça fait vingt ans que je suis conseiller agricole (et) je constate qu’il y a de plus en plus de dossiers à monter par les agriculteurs ; certains les montent tout seuls, mais avant de les envoyer à la D.D.A ils aiment bien avoir un oeil, j’allais dire un petit peu plus expert, pour voir, donc ils viennent pour savoir s’ils ont bien rempli, pour avoir un petit contrôle quoi, et puis d’autres qui sont incapables de remplir leur dossier eux-mêmes, donc ils viennent ici pour qu’on leur remplisse’ ».