c) Les conséquences de ces perturbations sur la définition du métier d’éleveur

Les propos des experts sur les perturbations qui affectent aujourd’hui le monde de l’élevage s’accompagnent d’un certain nombre de considérations sur ce que devrait être, dans ces conditions le métier d’éleveur. On peut ainsi tirer de notre corpus d’entretiens une certaine représentation de ce qu’il conviendrait de faire face à la crise de ce monde, même si cette représentation n’est pas sans recouvrir quelques ambiguïtés.

Pour les experts, l’idée principale est que l’élevage allaitant doit se démarquer d’autres types de production : « ‘les producteurs de viande à partir de troupeaux allaitants, ou bien ils ont la possibilité, parce que c’est des systèmes relativement doux sur le plan écologique, parce que c’est des systèmes qui produisent des viandes qui, en majorité, ne sont pas trop mauvaises, ils arrivent à partir de là à se placer, à conquérir une place sur les marchés plutôt sur le haut, et à mon avis c’est plutôt bon pour l’avenir et ils peuvent assurer une pérennité, ou bien alors ils se font banaliser et englober par les grands industriels de la viande qui sont totalement issus du système laitier et, là, c’est foutu, dans une très longue période c’est foutu’  ». Dans cette perspective, ce qui est mis en avant, en termes d’actions à entreprendre, c’est la nécessité de faire en sorte que la production de cet élevage soit bien identifiée, sur la base de signes de reconnaissance reconnus et lisibles.

L’inscription des éleveurs dans une telle démarche de certification n’est pas considérée présenter de difficultés ’de fond’. Dans la mesure où « ‘le monde de l’élevage, surtout le monde de l’élevage allaitant, avant la crise de l’E.S.B, c’était finalement une façon de travailler assez traditionnelle et assez biologique’ », il est, en effet, jugé assez proche de ce qu’il s’agirait d’afficher, c’est-à-dire la spécificité d’une façon de produire ayant su rester ’authentique’. Une telle visée de développement implique, cependant, de ne pas s’enfermer dans des créneaux de production trop étroits ou trop en décalage avec les normes établies de la profession. Si les experts notent ainsi la proximité de l’élevage allaitant bourguignon avec l’agriculture biologique (« ‘l’éleveur traditionnel allaitant à mes yeux il fait pratiquement du bio, il suffirait qu’il signe le papier et qu’il fasse un peu plus de suivi d’enregistrement, il est pratiquement bio’ »), ce n’est pourtant pas une voie de développement vraiment acceptée et elle ne saurait être reconnue qu’à condition que ceux qui s’y engagent «  ‘fassent leurs preuves, qu’ils soient de plus en plus sérieux’  ».

Ce qui est souligné surtout, c’est l’importance, pour une meilleur identification de l’élevage allaitant, de changements d’ordre organisationnel, les experts dénonçant fortement à ce niveau ‘’ cette démarche individuelle que l’on retrouve toujours dans certaines périodes qui est de dire, j’essaie de me sauver tout seul parce que j’ai plus personne autour de moi, et puis je commercialise mal et je suis grand, et je veux tout faire’  » et lui opposant la nécessité d’une plus forte implication collective des producteurs dans la filière. On note, toutefois, l’existence de certaines hésitations et de jugements contradictoires quant à la question de savoir jusqu’où aller dans ce sens.

D’un côté, on estime que l’éleveur doit modifier sa relation à l’aval en s’impliquant davantage dans la commercialisation. Mais on s’interroge alors sur les conséquences négatives qui risquent d’en résulter quant à l’attention portée à la production proprement dite. Une telle implication, qui peut aller jusqu’à la vente directe, correspond, en effet, à un métier à part entière : « ‘le problème c’est que l’éleveur doit passer à un autre métier qui est la commercialisation de son produit ; c’est quelque chose de nouveau, donc il doit faire le V.R.P. pour vendre sa viande, ça fait une concurrence par rapport aux bouchers locaux, mais bon, c’est un développement, les éleveurs ont essayé de mieux valoriser leur produit en vendant quelque chose de garanti aux consommateurs’  ». De l’autre, on insiste sur le fait qu’une véritable professionalité des éleveurs passe par un accroissement de leur technicité impliquant, dans la mesure où ils ne peuvent tout faire, de déléguer la vente au risque de les voir se désintéresser de ce qu’il advient de leur production quand il s’agit pourtant de passer d’une logique de l’offre à une logique de la demande.

Le monde de l’élevage apparaît donc bien ici perturbé par certaines injonctions avec lesquelles les éleveurs doivent désormais composer, que ce soit du fait du caractère de plus en plus administré de la profession ou du fait de sa mise en cause par ’l’aval’ de la filière. Les effets de ces perturbations apparaissent cependant diversement interprétés par les experts. Leurs interrogations et leurs hésitations sur les modalités, les conséquences et l’issue des transformations que connaît actuellement l’élevage allaitant nous renseignent en fait surtout sur la multiplicité des dimensions du métier d’éleveur qui sont à prendre en compte pour étudier de manière plus fine ces transformations. Il reste donc à préciser comment nous avons procédé pour passer des propos ainsi recueillis auprès des interlocuteurs rencontrés au cours de cette enquête exploratoire à la réalisation d’une enquête devant nous permettre d’engager cette étude approfondie, directement auprès des éleveurs cette fois.