Chapitre 7. La mise en scène de la transformation du métier par les éleveurs : trois récits-types.

‘ ‘« Raconter une histoire, c’est se mêler de quelque chose qui nous importe, et c’est en même temps poser que ce quel-que chose ne va pas de soi, que sa signification n’est pas immédiatement accessible, qu’il faut donc tenter de la dégager, et cela, non pas à partir d’un point de vue d’emblée surplombant, extérieur, mais en suivant les tours et les détours d’une intrigue, à laquelle il faut se laisser prendre, et de laquelle il faut également se déprendre, dans un mouvement toujours à recommencer. Fournir une interprétation possible de ce qui est en train de se passer, interprétation qui ne vaut, comme toute histoire, que si ceux à qui elle s’adresse (à des titres divers) s’en ressaisissent et y mêlent leur voix, tel est le sens de notre travail ».
Bruno Lemery, ’ Lectures sociologiques des activités de conseil techniques en agriculture. Essai sur les processus de ’rationalisation’, ‘1991, ’page 67.’

L’analyse que l’on va proposer ici concerne directement la manière dont les éleveurs se positionnent vis-à-vis des transformations en cours de leur métier. Elle a été menée pour permettre d’accéder, à partir de la construction d’une typologie, à une représentation de la diversité des rapports au changement exprimés par les éleveurs. Pour élaborer cette représentation, nous avons procédé à partir de l’extraction, pour chaque entretien, des différents éléments présentés par les éleveurs comme participant à la transformation de leur métier. Le matériau ainsi sélectionné a ensuite été organisé et traité suivant quatre thématiques privilégiées.

La première thématique est relative à l’évolution du métier. Elle caractérise l’ensemble des points de changement évoqués dans le discours, entre un ’avant’ et un ’après’ et qui ne sont pas directement référés à une injonction mais sont plus de l’ordre descriptif ou explicatif de ’l’ordre des choses’ tel qu’il ’était / est’ ou ’n’était pas / n’est plus’. Ce premier thème nous a permis de qualifier la position que chacun des enquêtés prenait par rapport à cette ’évolution du métier d’éleveur’ selon qu’il la voit, par exemple, comme une fatalité, avec un côté nostalgique, faisant ressortir la perte de ’vraies valeurs’ du métier et le fait que l’on en soit arrivé à faire ’n’importe quoi’..., ou selon qu’il la considère, au contraire, comme une issue favorable pour la profession avec de nouvelles possibilités de ’développement’, un mieux, des ’progrès’, des possibilités ’d’évoluer’, des choses sur lesquelles on peut agir. Autrement dit, il s’agissait de relever comment les enquêtés s’y prenaient lors de l’entretien pour structurer leur rapport au cours des choses et à son évolution.

La deuxième thématique correspond à l’ensemble des points considérés par les éleveurs comme leur étant imposés ainsi que les lieux d’origine de ces prescriptions. Elle renvoie à la manière dont dans leur rapport à l’évolution émergent des éléments concernant les injonctions dont ils sont l’objet. L’inventaire des éléments relevant de cette thématique nous a permis d’examiner comment et en quoi ces injonctions amènent les éleveurs à prendre position par rapport à de nouvelles ’normes’ professionnelles concernant différents domaines de leur activité166. Il nous a également permis de caractériser l’importance de ces injonctions dans la représentation qu’ont les éleveurs de ce qu’on leur demande de faire (celles-ci pouvant être vécues sur un mode dramatique, sur celui de l’indifférence, sur celui de l’adhésion,...) et la manière dont elles donnaient lieu à certains jeux de positionnement entre éleveurs.

Le troisième thème retenu renvoie à la définition générale du métier. L’information traitée ici concerne les propositions faites par les éleveurs sur ce qu’il convient, conviendrait selon eux de faire par rapport aux mots d’ordre qui leurs sont adressés et au ’fond de discours’ qui caractérise actuellement le champ professionnel de l’élevage. Les thèmes abordés ici peuvent, par exemple, renvoyer à la position qu’ils prennent quant au système de production à développer, quant à leur type d’engagement dans la profession, quant au type d’adaptation et d’ajustement des pratiques agricoles et quant au type de position à tenir dans le champ professionnel de l’élevage.

Enfin, le dernier type d’énoncés recherché dans les entretiens concerne les questions émises par les éleveurs sur leur métier. Il recouvre les propos que les éleveurs nous ont tenus sur les interrogations qu’ils avaient par rapport à ce qu’on leur propose ou qu’on ne leur propose pas de faire. Il s’agit des interrogations posées par l’enquêté du fait de la situation actuelle de son métier, et des difficultés qu’il a (a eu) pour savoir comment les résoudre, les décisions à prendre par rapport à certains changements, et plus généralement des incertitudes qu’il évoque par rapport à ce qu’il faudrait faire ou ce qu’il aurait fallu faire, sans qu’une solution soit réellement avancée, ou sans qu’il soit sûr de détenir la ’bonne’ solution ou qu’il y en ait une. Nous devons retrouver ici un éventail d’arguments, pouvant aller de l’abandon d’une redéfinition possible (« il n’y a plus rien à faire ») à sa réalisation (« nous allons enfin vers quelque chose d’acceptable ») nous donnant une idée de la diversité de conceptions des éleveurs quant à l’évolution possible de leur métier et de leur rôle dans cette redéfinition.

A partir de ces quatre thématiques, nous avons cherché à dégager les ’modèles de mise en scène’ par les éleveurs de la transformation de leur métier. Chacun de ces modèles correspond à une certaine lecture de l’évolution de leur activité 1) spécifiée par une certaine façon d’interpréter les injonctions dont fait l’objet le monde de l’élevage, 2) assortie d’une certaine définition qu’ont les éleveurs de ce que doit être leur métier et 3) s’accompagnant d’un certain nombre d’interrogations sur ce métier. Si la constitution de ’modèles de mise en scène’ de la transformation du métier par les éleveurs a été définie à partir des quatre thématiques de la grille d’analyse, c’est donc la question présentée en termes ’d’évolution’ qui a servi de point d’ancrage dans la première mise à plat de notre matériau d’enquête. Les trois dimensions présentées en termes d’injonction/ de définition/ d’interrogation permettent de spécifier plus précisément cette évolution. A partir de cette entrée, trois modèles distincts, que nous avons présentés sous la forme de récits, ont pu être formalisés et permettent de décrire, les principaux cas de figures représentatifs du rapport à la transformation du métier d’éleveur. Ces modèles, tels qu’ils ressortent de nos enquêtes, se traduisent par certains ’récits-types’ des transformations de l’élevage du point de vue des éleveurs et ce sont ces récits-types que nous allons donc présenter.

Une des principales limites que nous avons rencontrées lors de l’analyse de la diversité de conception des éleveurs par rapport à la question de la transformation de leur métier résulte de la difficulté de mobiliser de façon similaire les différents entretiens qui constituent l’ensemble du corpus d’enquête utilisé pour ce travail. Mais rappelons ici que par ce ’découpage par thèmes’ nous souhaitions avant tout rendre opératoire ce qui reste une ’classification’ afin de répondre aux exigences de notre problématique, même si d’autres méthodes de catégorisation sont possibles et pertinentes. Pour le dire autrement, nous avons cherché ici à élaborer une typologie au sens webérien du terme, en vue d’approcher la réalité même si celle-ci résiste à notre interprétation. Peu importe alors que nous rendions plus ou moins compte de l’ensemble des entretiens et que nous utilisions les éléments de ce matériau qui nous semblent les plus parlant pour produire cette analyse du rapport à la transformation des éleveurs dès l’instant où nous considérons bien qu’il s’agit de ’supports de représentation’ ou plus encore ’d’indices’ à partir desquels il nous faut dérouler l’analyse et proposer des hypothèses quant à l’évolution possible du métier d’éleveur charolais. En référence aux travaux sur l’analyse des entretiens [Demazière., Dubar, 1997a] nous nous inscrivons dans une démarche ’justificative’ dans le sens où elle s’appuie sur les ’modes d’argumentations’ produits par les éleveurs sur leur métier pour procéder au travail d’interprétation du sociologue, en opposition à une démarche ’restitutive’ utilisée dans une ethnographie et en opposition à une démarche ’illustrative’ qui interviendrait dans le cadre d’une recherche de type hypothético-déductive. En cohérence avec le genre de recherche que nous avons choisi de mettre en oeuvre dans ce travail, c’est alors en référence à la notion de ’récit’ telle qu’elle est présentée par Bruno Lemery comme formant pour le narrateur « une situation d’entre-deux, un régime particulier de distance-proximité par rapport à ce dont on parle » que nous souhaitons présenter cette analyse [Lemery, 1991, 67]. Pour en faciliter la lecture, nous avons, chaque fois que cela a été possible, étayer nos analyses par les extraits d’entretiens les plus significatifs sur lesquels nous nous sommes appuyée pour construire nos récits-types.

Notes
166.

On peut supposer en effet que ces injonctions touchent à différents domaines renvoyant de manière diversifiée à certains éléments du métier avec par exemple : le domaine de la réglementation (normes européennes, françaises, etc. avec : respect du chargement, respect sanitaire, obligations vis-à-vis des primes, contrôles, etc., ; le domaine des règles édictées par la profession (installation, conseils techniques, etc.) ; le domaine de la production (domaine réservé dans certaines productions, choix de production imposées par la filière, par le marché, dépendance groupement, etc.).