a) Un héritage de l’âge d’or du développement agricole adapté à l’élevage allaitant

Très marqués par les impératifs de production constitutifs de la période de modernisation de l’agriculture, les éleveurs porteurs de notre premier récit apparaissent caractérisés par leur difficulté à se détacher de cette référence. La description des valeurs qu’ils associent à cette période est donc fondamentale pour rendre compte de la manière dont ils ont pu se forger une certaine définition du métier d’éleveur. Et une telle description est d’autant plus importante que le sens qu’ils doivent à la modernisation de l’agriculture des années soixante/soixante-dix varie assez fortement. Si certains, en effet, insistent sur l’ouverture au ’progrès technique’ qu’elle a représentée pour leur secteur, d’autres mettent plutôt en avant les traits spécifiques qu’elle a pris dans ce secteur, l’élevage allaitant étant aussi resté à l’écart d’une logique trop ’industrielle’167. Quoi qu’il en soit, c’est bien en référence à cette période que les éleveurs de ce groupe évoquent ’l’évolution du métier’, que ce soit pour justifier le mouvement d’intensification dans lequel l’élevage s’est alors engagé ou, à l’inverse, le caractère raisonnable que la modernisation de l’élevage a su conserver.

Concernant les efforts techniques menés en vue d’une intensification de la production, certains éleveurs soulignent ainsi les progrès enregistrés par leurs pères qui furent les participants actifs de cette période de modernisation. L’exemple ci-dessous montre comment celle-ci reste le moment fort du développement agricole, moment riche en débats entre éleveurs et conseillers agricoles qui constitue un héritage professionnel à préserver.

  • Encadré 1 : un héritage technique difficilement contestable (E02)168.
    Enquêté (en parlant de son père) : « Il a commencé à travailler avec les boeufs. Après il a travaillé avec les chevaux, en fait, il a peut-être connu plus de mutations durant sa carrière de 1960 quand il s’est installé jusqu’à sa retraite que moi j’en connaîtrai, c’est possible, parce que les gens de sa génération ils ont quand même travaillé à la main, ils ont fauché à la faux,(...), ils vivaient en autarcie, ils ont quand même connu les chevaux. Ils faisaient de la culture dans la région et ils sont passés à l’élevage, parce qu’avant de la culture ils en faisaient de partout, l’élevage servait juste à faire les boeufs pour la traction, c’était ça ! L’élevage, ce n’était pas pour la nourriture. Il a connu la mécanisation, donc lui, il a évolué toute sa carrière (...) Donc déjà à l’époque, il écoutait ce qu’on disait, il écoutait les informations, il faisait partie des jeunes agriculteurs [qui] avaient monté les centres de développement où les techniciens sont arrivés d’ailleurs, donc dans la région il avait participé à ça, il était déjà partie prenante du développement de l’agriculture, et puis il s’y est toujours tenu, donc c’était difficile d’avoir des idées tellement différentes, bon et puis j’ai continué sur la lancée, c’est vrai qu’après j’ai apporté des modifications, mais pas de bouleversements, il n’y avait pas de grands changements à apporter quoi.

A partir de ce premier exemple, nous pouvons remarquer comment la poursuite de la modernisation par les successeurs des éleveurs installés dans les années soixante / soixante-dix semble être beaucoup plus douce, puisque peu de modifications sont, dans ce premier exemple, à effectuer sur l’exploitation familiale lors de l’entrée dans le métier de cet enquêté, l’âge d’or de la modernisation ayant déjà eu lieu. En termes d’avancées techniques et de développement de l’agriculture, le modèle de référence à suivre est attribué à la génération précédente. Hormis le fait que cet exemple permet de montrer comment cet éleveur s’inscrit dans le registre de la continuité par rapport à ce qui se faisait au temps de son père, il a le mérite de reprendre une partie importante de l’histoire de l’agriculture française et de l’élevage allaitant, prolongée dans la suite de l’entretien par une reprise du progrès généré par certains jeunes agriculteurs de l’époque, qui cherchaient à rompre avec le système semi-autarcique dans lequel ils vivaient, à accéder aux marchés et à pérenniser leurs exploitations.

Dans ce cadre, une différenciation est parfois faite entre l’élevage et la culture quant aux possibilités de modernisation des exploitations. S’il est question de l’introduction par exemple du maïs-ensilage dans les années soixante-dix, puis de l’enrubannage plus récemment, les éleveurs de ce premier récit présentent parfois la difficulté d’aller plus loin dans la modernisation concernant la partie ’élevage’.

  • Encadré 2 : une évolution avant tout liée à la mécanisation et au travail des cultures (E12)
    Il y a des choses qui évoluent, mais bon, (...) sur les soins des animaux, par exemple, ça n’a pas trop évolué, mais sur l’entretien des parcelles bien sûr on dépend de la mécanisation, ça a beaucoup évolué ».

Ces éleveurs insistent bien sur la modernisation technique de leurs exploitations, donnant des exemples sur les essais visant à la simplification de travail, mais ils mettent également l’accent sur la spécificité de l’accès au développement de leur secteur d’activité. Il est alors plus généralement mis en avant comment cet accès au développement se traduit pour ces éleveurs par une manière qui leur est propre.

Une première manière d’accéder au développement et à une certaine forme de ’modernisation’ consiste à se spécialiser en fonction de sa région naturelle de production, en référence à la tradition (’naisseur’, ’engraisseur’, ’polyculteur éleveur’, etc., ) en insistant sur cette spécialisation de la production et sur la division du travail à laquelle elle renvoie afin d’assurer de meilleures conditions de travail tout en restant consciencieux. C’est alors à partir de cette répartition que peut être plus précisément organisé le travail sur les exploitations en fonction de leur spécialisation.

Une deuxième manière d’accéder à cette ’modernisation’ spécifique à l’élevage charolais renvoie à la conduite extensive du cheptel et des parcelles de l’exploitation, combinant par exemple l’utilisation de grands espaces, parfois éloignés du siège de l’exploitation avec la production de boeuf à l’herbe.

  • Encadré 3 : faciliter l’organisation du travail par une conduite extensive du cheptel (E03)
    « C’est-à-dire que le boeuf, c’est un travail plus facile, c’est un animal tranquille, vous le mettez au pré, vous êtes tranquille pendant un an, tandis que le taurillon, il y a toujours des problèmes, c’est des bêtes qui se cassent les pattes et ainsi de suite.(...) Donc, déjà ce n’est pas le même comportement de toute façon, il y en a un c’est un mâle, l’autre il ne l’est plus, (...) moi je vois j’ai des prairies qui sont éloignées, quand je mets des boeufs dedans, je suis tranquille. (...) Des bêtes comme ça, on peut bien rester trois quatre jours sans les voir, il n’y a pas de problème particulier, tout au moins s’il y a quelque chose, ça ne va pas leur tomber d’un seul coup dessus, elles peuvent attendre un petit peu avant d’intervenir. Et puis je vois un lot de boeufs, on peut bien les laisser au champ six mois, sans avoir rien à faire dessus, sans avoir à intervenir pour une maladie ou quoi que ce soit »

La production de boeufs renvoie bien ici à la possibilité de gérer un grand domaine en restreignant le temps consacré au soin des animaux tout en produisant des animaux de qualité supérieure, ce qui montre que la référence faite par ces éleveurs au progrès technique n’est pas indépendante de la spécificité du secteur de production. On voit ainsi, à partir de ces deux exemples, que la référence faite au développement agricole est fortement marquée par la spécificité de l’élevage allaitant.

Notes
167.

Cf. chapitre 5.2, les références à J. Risse (1994) sur la rationalisation des élevages, et à Gervais, Servolin, Weil (1965), sur l’industrialisation inégale selon les secteurs d’activité de l’agriculture, l’élevage allaitant restant, en arrière de ce développement, sur un fonctionnement plus ’artisanal’.

168.

Pour faciliter la compréhension des citations ainsi mobilisées, nous avons parfois noté entre parenthèses certains éléments de contexte. Dans les cas où nous avons repris hors encadré quelques mots ou phrases seulement de ces entretiens – hors encadré - nous avons à chaque fois utilisé guillemets et italiques pour marquer qu’il s’agit bien de citations. Même si nous nous sommes appuyée sur les entretiens qui nous semblaient les plus significatifs d’un récit-type, nous avons cherché à diversifier les exemples afin de tenir compte de l’ensemble des enquêtés dont les propos sont constitutifs au final de ces récits-types. Les lecteurs pourront trouver en annexe III les principaux éléments d’information concernant les enquêtés (ici E02) en termes de statut professionnel, sexe, âge, etc.